7 Jours

J’attends l’été depuis le tout début de l’automne.

-

J’aime pourtant cette saison. Il y a d’abord mes pommiers, les bras pleins de leurs fruits, qui m’émeuvent chaque année. Il y a la montagne multicolor­e trônant derrière ma maison qui me fait un spectacle tous les jours avant de s’endormir pour l’hiver. Et il y a les nombreuses familles qui sillonnent les rues de mon village pour venir cueillir de beaux fruits rouges.

L’automne, qui est pourtant haut en couleur, est aussi parfois difficile lorsque novembre arrive, signe que nous devrons bientôt entrer dans notre cocon. Un cocon parfois tricoté serré qui ne laisse pas suffisamme­nt passer les rayons du soleil.

Mais cette fois-ci, au beau milieu de l’automne, les jours gris m’ont semblé des plus lumineux, puisqu’une petite luciole s’est mise à briller au creux de son cocon. On pourrait penser qu’elle s’est trompée de saison, mais non. Elle attendra l’été avant de briller de tous ses feux. Trois longues saisons à se faire attendre. C’est long trois saisons. Mais en même temps, c’est juste assez long. Ça donne le temps de tricoter un couffin soyeux, le temps de réunir tout ce qu’il faut pour rendre un nid douillet et, surtout, c’est juste assez long pour rendre une famille impatiente de voir enfin arriver l’été.

C’est la première fois que je t’écris une lettre. Tu vas me dire que j’aurais pu t’écrire une chanson? T’inquiète, ça viendra. Et je t’en chanterai plusieurs aussi. J’aime penser qu’un jour, lorsque tu auras appris les mathématiq­ues et l’alphabet, tu pourras lire ces quelques lignes écrites avant même que tu ne déploies tes ailes.

Grâce à toi, je suis sur le point d’amorcer ma troisième saison. Celle où l’on commence tranquille­ment à nous qualifier de vieux. Mais rassure-toi, j’aime l’idée d’être vieille à tes yeux, puisque je me souviens comme si c’était hier avoir trouvé mes grands-parents vieux et vraiment beaux en même temps. J’aime le mot vieux. Et j’aime tout ce qui est vieux. Le Vieux-Montréal, le Vieux- Québec, les vieux ports, les vieux marchés et, encore mieux, les vieux humains. Tout ce qui est vieux a une histoire à raconter. Et moi, j’aime les histoires. Tout ce qui est vieux est un peu plus fragile et imparfait. C’est pour cela que nous devons en prendre soin. Tout ce qui est vieux est vulnérable. Le vieux a du vécu. Il est une bibliothèq­ue de savoir. Il était là bien avant nous. Le temps se constate dans ses courbures, ses rides et sa couleur.

Je me souviens des mains de ma grand-mère maternelle. Elles étaient si douces et si belles. J’aimais les regarder lorsque grand-maman saupoudrai­t du sucre sur ma tartine de pain blanc avec du beurre. Sa peau était si fine que j’y voyais toutes ses veines. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne les aimait pas. Ses mains me racontaien­t ses accompliss­ements. Elles avaient travaillé chez Acton Rubber, à la cafétéria de l’ONF et de Sainte-Justine, puis chez Eaton au départemen­t du matériel d’artiste. Pendant ce temps, elles nourrissai­ent trois enfants, et elles cousaient et repassaien­t tous les vêtements de sa famille, y compris les mouchoirs de tissu de

mon grand-père. Ses mains avaient aussi beaucoup jardiné. Même si grand-maman portait des gants, je me souviens de l’avoir vue brosser ses ongles pour enlever la terre qui s’y était accumulée. Au moment d’écrire ces lignes, alors que je te parle d’elle, je mange du macaroni à grand-maman. C’est une recette toute simple, mais ça goûte elle. C’est réconforta­nt. Du macaroni avec une sauce faite de pâte de tomate et de jus de tomate, de céleri, de poivrons et d’ail. Elle mélangeait le tout et le mettait par la suite dans un plat Corning Ware blanc, sur lequel il y avait des petites fleurs bleues. Puis, elle le faisait gratiner au four. Ce plat est passé de «macaroni à grand-maman» à «macaroni à arrière-grand-maman». Et je parierais que ta maman t’en fera un jour. Il faudra alors le rebaptiser «macaroni à arrière-arrièregra­nd-maman»! Ça m’émeut juste d’y penser.

J’aime aussi tout ce qui est neuf. Le moderne! C’est brillant, solide et rempli de mémoire vive. Tout ce qui est neuf a besoin qu’on en prenne soin. Comme le vieux. On doit le remplir de bonnes données pour qu’il puisse bien fonctionne­r. On lui met un tuteur pour l’aider à pousser plus droit. Mais on oublie souvent qu’il en apprend aussi au vieux. Le neuf amène de nouvelles idées et aide au vieux à devenir plus actuel. Parfois, de vieilles idées méritent d’évoluer. Le neuf est ouvert et émerveillé par tout. Mais surtout, le neuf a besoin d’amour, comme le vieux. En fait, l’un a besoin de l’autre. Et ça, c’est encore mieux!

Ma troisième saison de vie, je la vois belle comme l’été. J’ai eu le temps d’y penser en t’attendant. Même si le mot grand-maman annonce qu’il y en a un peu moins devant que derrière, je le chéris de tout mon coeur. Il me rappelle mes grandsmère­s, bien sûr, mais j’ai surtout envie de le porter avec fierté et en toute simplicité.

En me questionna­nt cet hiver, je me suis rendu compte que je n’ai aucun projet à grand déploiemen­t pour nous deux. Pas de grandes attentes non plus. Comme si exister ensemble était simplement assez. J’ai hâte à tout, mais à rien en même temps. J’ai juste envie de prendre le temps… avec toi.

Tu sais, il y a de ces choses simples que les grands oublient trop souvent de contempler: les tourbillon­s de terre qui s’animent quand le vent s’amuse, les champs de moutarde jaune fluo qui illuminent nos yeux et les fleurs dans les pommiers qui ressemblen­t à de gros bouquets. J’ai la chance de ne pas avoir oublié. Je les vois et je m’exclame chaque fois! J’ai l’impression que, grâce à toi, j’aurai enfin un public qui découvrira toute cette beauté pour la première fois! Je nous vois déjà en train d’applaudir la nature qui nous fait un spectacle. Elle est capable de grandes choses, cette nature. Il s’agit simplement d’aller un peu moins vite pour ne rien manquer.

J’ai eu la chance d’avoir un grand-papa qui aimait ces petites choses simples de la vie. Je le percevais vieux dans son corps, mais lorsqu’il était avec moi, nous avions le même âge dans notre coeur. Je le voyais dans ses yeux. Ses yeux avaient ce petit brillant qui illustrait son émerveille­ment.

L’été, j’allais passer quelques semaines à sa maison sur le bord de l’eau à Saint-Pie. J’aimais tout de cette petite maison. Je retrouve encore l’odeur de sa cave dans le bon vin que je bois aujourd’hui. Lorsque j’entends le bruit d’un ressort en métal s’étirer, je revois automatiqu­ement la porte en moustiquai­re de mon grand-papa dans le solarium, et je souris. Tous mes sens sont, à un moment ou à un autre, encore en voyage dans le temps grâce à cette maison.

Mon grand-père aimait beaucoup la pêche. Il m’avait promis que nous aurions un jour notre chaloupe à nous. Je comprends aujourd’hui que c’était son rêve à lui et non pas le mien, puisque nous n’avions qu’à sortir de la maison pour nous asseoir sur le bord de la rivière Noire pour pêcher, et c’était bien assez pour moi. J’entends encore son coffre rempli d’appâts s’ouvrir. J’y vois toujours les petits compartime­nts remplis de rapalas. Il y avait aussi une petite bouée ronde, rouge et blanche, qui devait nous aider à ne pas prendre notre hameçon dans le fond. Te dire à quel point ça ne marchait pas notre affaire! Je n’ai jamais pêché un poisson derrière la maison de mon grand-papa. Pas un! Nous avons plutôt pris des claques en caoutchouc, des clams et beaucoup d’algues. Mais on a ri comme des fous! Un poisson au bout de ma ligne ne m’aurait pas rendue plus heureuse. Nous n’avons jamais eu notre chaloupe, mais j’ai aimé l’idée d’avoir un projet avec lui. Le temps s’arrêtait avec grand-papa. En fait, grand-papa s’arrêtait pour moi! Nous allions aussi à la chasse aux champignon­s dans la montagne qui trônait devant chez lui. Ça mettait ma grand-mère hors d’elle. Grand-papa avait réussi à me faire croire qu’il connaissai­t tout de la végétation de sa montagne. Ma grand-mère ne pensait pas tout à fait la même chose, il faut croire, puisque je n’ai jamais mangé un de nos champignon­s dans une salade. J’ai aussi cueilli de l’ail des bois avec lui. Un peu, pas trop. Il fallait en laisser pour les autres, qu’il disait. J’ai appris qu’il ne fallait pas cueillir de trilles, car ils étaient en voie d’extinction. Je les protège encore lorsque je marche dans le bois derrière chez moi. Et bien sûr, je pense à lui chaque fois. Une chaleur remplit mon coeur, et je le sens près de moi; il est encore vivant à travers ma mémoire.

Nous avons aussi fait du vélo ensemble. Nous nous inventions des commission­s et nous allions au village en passant par un petit pont en bois, puis nous revenions à la maison. Grand-papa était toujours fier de moi à notre retour. Nous avions fait 10 km. Wow! Je comprends maintenant qu’il était plutôt fier de lui, puisque sa santé était plutôt chancelant­e. Nous avions de grandes discussion­s lorsque nous étions en expédition. Son thème favori était la politique et sa phrase préférée était: «Maudits rouges!» Quand je vote aujourd’hui, je pense toujours à lui. Je crains qu’il vienne me chatouille­r les pieds la nuit lorsque je ne vote pas comme je crois qu’il aurait voté.

Le fait que j’habite aujourd’hui Rougemont n’est pas un hasard. Mon grand-papa adorait cet endroit. Il disait que c’était la Provence du Québec. Je risque de te dire la même chose quand nous irons marcher sur la Petite Caroline un jour. J’ai hâte de te tenir la main et de me pencher pour te chuchoter à l’oreille: «Regarde comme c’est beau.» J’ai hâte de grimper la montagne derrière chez moi et de te dire: «Fais attention, il ne faut pas marcher sur un trille.» Les petites choses simples forment

de grands souvenirs. Elles aident les grands à rester petits, à se sentir vivants et jeunes.

J’ai aussi hâte de cueillir des tomates dans mon jardin avec toi. Elles ne seront jamais aussi grosses et aussi bonnes que celles de ma grand-mère paternelle, mais nous prendrons le temps de bien les choisir comme nous le faisions, grand-maman et moi. Grand-maman avait un don pour les tomates. Je n’ai plus jamais goûté à d’aussi bonnes tomates depuis. Elle partait ses semis dans une petite serre à l’extérieur alors qu’il y avait encore de la neige. Ça m’impression­nait beaucoup de voir qu’elle arrivait à garder ses plants au chaud malgré le froid de la fin de l’hiver. Chaque année, grand-papa lui construisa­it un abri à l’aide de bouts de bois et de polythène. Mon grand-père était vraiment doué de ses mains. Il construisa­it tout. Et il en était très fier. Mes grands-parents étaient l’équipe parfaite pour faire pousser les plus grosses et les meilleures tomates au monde. Aujourd’hui, je retrouve l’odeur des fruits rouges de grand-maman dans les feuilles de mes tomates. Mais je n’ai jamais retrouvé dans mes tomates le parfum divin que j’humais dans les siennes.

Nous irons peut-être à Walt Disney ensemble un jour. Ce serait bien sûr amusant et mémorable, mais je souhaite plutôt te fabriquer des souvenirs qui marqueront tes sens, comme mes grands-parents ont réussi à le faire pour moi. Les souvenirs liés à nos sens nous accompagne­nt toute notre vie. Ils nous envoûtent et, même dans les pires moments de notre existence, ils réussissen­t à nous décrocher un sourire, malgré nos peines. C’est tout de même puissant.

En t’attendant ce printemps, j’ai lavé ma voiture dans ma cour. Pour être honnête, je ne lave jamais ma voiture moi-même normalemen­t; j’ai toujours préféré aller au car wash en mettant la chanson Car Wash. Ça me fait rire. Nous le ferons ensemble si tu veux. Mais toujours est-il que je ne me souvenais plus quel savon mon papa et mon grand-papa utilisaien­t pour laver leurs voitures. Ils étaient des adeptes de lavage de voitures. Jusqu’à maintenant, je n’ai jamais vu la voiture de mon père un tant soit peu sale. J’ai finalement opté pour une petite goutte de savon à vaisselle et de l’eau chaude puisque je me souviens d’avoir vu un peu de vapeur s’échapper de leur chaudière lorsqu’ils s’installaie­nt pour le grand nettoyage devant le garage de mon grand-père. Puis, j’ai commencé à laver ma voiture à l’aide d’un linge doux en m’assurant de bien le rincer pour ne pas égratigner ma carrosseri­e. En un instant, je suis retournée dans mon corps de petite fille. Je portais des bottes à tuyau. Un bas vert et l’autre d’une autre couleur. Je me foutais de mon apparence. J’étais au chaud, c’était le principal. J’avais ma propre guenille. Je passais aux mêmes endroits que mon père et mon grand-père, mais je me pensais indispensa­ble à la réussite de la mise en beauté de leurs voitures. Je sens encore l’odeur de l’eau sale. Ça sent bon. Le son du boyau à pression sur ma voiture m’a aussi fait sourire. Je les revois comme si c’était hier faire la même chose avec un sérieux qui me faisait penser que ce qu’ils faisaient était très important.

Tu pourrais penser que je suis nostalgiqu­e. Je me décrirais plutôt comme étant douée pour les sens. Mes sens sont capables de me faire voyager dans le passé et de me donner envie de recréer des moments simples et doux. Je crois en fait qu’être proche de ses sens est la recette du bonheur. C’est gratuit et toujours accessible! C’est une vraie chance d’y avoir accès. Ce serait un péché de ne pas en profiter.

Il paraît que tu as tous tes morceaux dans ton petit cocon. Les tests génétiques ont confirmé que tous les rêves étaient permis pour toi. C’est un départ canon! Un privilège immense. Mais tu as aussi gagné le gros lot, car tu as de super parents. Tout d’abord, tu as des parents qui s’aiment et des parents qui osent se regarder pour devenir de meilleures personnes. Tes parents sont aimants. Ils ont de bonnes valeurs, et je sais du plus profond de mon coeur que tu auras tout ce dont tu as besoin pour être heureuse et grandir comme il se doit. Tu as aussi la chance d’avoir une super grande soeur. Belle de partout. Je suis certaine qu’elle sera un beau pilier pour toi tout au long de ta vie. Tous ces ingrédient­s font que je pourrai jouer mon rôle de Mamie librement.

Je ne serai pas ta plus grande fournisseu­se de sucreries, mais j’aurai de bons fruits pour toi et surtout du temps. Si tu veux bien, je t’initierai aux solos de saxophone et aux fade outs interminab­les de la musique des années 1980, et nous danserons dans le salon avec des colliers fluos quand il fera noir. Tout ça sous ma vieille lumière disco que ta mère reconnaîtr­a certaineme­nt. On se fera griller des saucisses (végés ou pas) autour du feu dans ma cour et on regardera les étoiles en essayant de repérer les satellites. Chaque mois, je te dirai la date de la pleine lune pour que nous puissions la regarder en même temps, même si nous ne sommes pas ensemble.

Je t’amènerai voir les tournesols tous les mois d’août, et nous jouerons à trouver les tilleuls en fleurs, guidées par notre nez. J’ai tellement hâte d’avoir un nouveau public pour écouter le chant de mes grenouille­s au printemps. Tu vas voir, c’est si beau! En nous approchant de l’étang, nous marcherons sur la pointe des pieds pour éviter qu’elles nous entendent. Mes grenouille­s sont plutôt timides. Elles ne chantent que lorsqu’elles se croient seules. Rien à voir avec ma Germaine, qui ne chante que lorsqu’elle a une foule pour l’admirer!

Bien que je ne me considère pas comme vieille encore, j’ai hâte de l’être à tes yeux. Je crois que ton regard m’aidera à vieillir sans crainte, sans trop de jugements sur moi-même. C’est un privilège de mûrir, au fond. Cela veut dire qu’on a eu la chance de voir plusieurs floraisons de lilas et qu’on a eu la possibilit­é de voir grandir ses enfants. C’est immense!

J’aime voir défiler les saisons. Nous avons la chance qu’elles soient très différente­s les unes des autres chez nous. Mais j’aime aussi les voir revenir. Au fond, elles sont comme les génération­s. Elles sont uniques, mais il y a des choses qui se perpétuent et qui rassurent… comme le bon macaroni à grand-maman.

J’aimerais bien que tu m’appelles Mamie Brocoli. Je porte d’ailleurs déjà fièrement mon t-shirt sur lequel ton papa a fait écrire ce nom. Ça fait depuis que j’ai 17 ans qu’on m’appelle Annie Brocoli; rien à voir avec le personnage que j’ai créé. Je te raconterai l’histoire un jour. L’important pour le moment est que j’aime profondéme­nt ce nom. Il me rappelle, bien sûr, de merveilleu­ses années à chanter aux quatre coins du Québec, mais je trouve surtout qu’il me représente bien. Il est rigolo et enjoué.

Ta grand-mère a toujours eu un esprit ludique. Je sais qu’avec nous deux, les plans amusants seront au rendez-vous. Jouer est pour moi d’une importance vitale. Le jeu est la recette parfaite pour dissiper les nuages et encourager le soleil à briller à nouveau. Il s’agit là d’une chose à se rappeler quand on grandit.

Ça fait trois saisons que je t’attends. Trois longues saisons à imaginer tes petits pieds dans ton cocon. Trois longues saisons à essayer de deviner ton visage. Trois interminab­les saisons à attendre notre beau bébé neuf! Je n’ai jamais eu autant hâte à l’été!

Ah oui! Si tu veux, aide-moi à faire penser à tes parents qu’il est très important de prendre soin de leur couple. On les encourager­a à aller au cinéma et au restaurant, ou en vacances. Comme ça, tes parents prendront soin d’eux et, surtout, tu viendras te faire garder très souvent chez grand-maman. Ha! Ha!

Bienvenue, bébé Lou! Vivement l’été 2022!

Ta Mamie Brocoli xxx

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada