La poutine râpée : mets acadien ou allemand?
Vers la fin des années 1960, j’avais invité une spécialiste en lecture, originaire de France, à présenter des ateliers aux institutrices de l’élémentaire de la région de Moncton. À l’heure du midi, je m’enquis de ce qu’elle désirait manger. « Quelque chose de très local », m’a-t-elle répondu. Je l’ai donc amenée, avec un brin d’hésitation, au restaurant « Bore View » de Moncton pour des poutines râpées. À ma grande surprise, elle en a raffolé quoiqu’elle n’en avait jamais entendu parler en France. Je me suis référé à ce mets comme étant une spécialité acadienne. Elle a répliqué que quiconque aimait les pommes de terre ne pouvait pas ne pas aimer ce plat. Elle en a redemandé.
L’élément déclencheur
Lors d’un voyage en Italie, en revenant par train de Rome à Florence, j’occupais un compartiment avec trois jeunes Allemands qui conversaient aussi en anglais. Quand la discussion se dirigea vers l’art culinaire, je leur ai parlé de poutines râpées. Après leur avoir décrit la recette, ils s’écrièrent, enchantés, qu’il s’agissait là d’un mets très populaire dans le sud de l’Allemagne, plus particulièrement en Bavière. Cela venait ajouter à la thèse du père Clément Cormier qui se posait la question à savoir si la poutine était véritablement un mets acadien. Il en faisait l’étude et avait partagé les premiers résultats avec les membres de la toute nouvelle Société historique acadienne qui venait d’être fondée en 1960.
La réalité
Selon le père Cormier, si la poutine râpée avait été un mets typiquement de chez nous, on l’aurait trouvée chez un plus grand nombre des nôtres vivant un peu partout en Acadie. Or, la réalité est toute autre. Sauf pour la région de Neguac, on ne la trouve que dans la région du Sud-Est, allant de Memramcook à Baie-Sainte-Anne. On mange ailleurs des crêpes râpées, de la râpure, mais, la poutine, on ne la connaît pas et on ne la prise pas particulièrement.
En 1956, alors qu’il voyageait en Allemagne avec un ami, le père Clément Cormier renseigna le restaurateur sur le mets acadien. À sa grande surprise, on lui présenta des knôdels, mets qui ressemblait étrangement à la poutine râpée.
Un mets étrangement près du nôtre
Le père Léandre Brault, qui poursuivait des études musicales en Allemagne, habitait dans une famille privée. Il connaissait la poutine râpée et savait l’intérêt que lui portait le père Cormier. Un jour, sa famille d’adoption lui servit un mets qui ressemblait étrangement au nôtre. Il se fit donner la recette et l’envoya à son confrère de Moncton. On y trouvait de la pomme de terre râpée, de la pomme de terre cuite, un peu de lait chaud et du sel. Les pommes de terre râpées devaient être essorées. On pilait ensuite les pommes de terre cuites, puis on mélangeait le tout avec le lait. On donnait au mélange la forme de boules que l’on faisait bouillir pour un certain temps. Dans certains coins de l’Allemagne, on y ajoutait dans le centre de petits dés de lard et de viande de porc.
Questionnement
La poutine râpée était-elle acadienne ou faisait-elle partie de la cuisine des habitants d’une colonie de Moncton dont l’ascendance était allemande tels les Lutz, les Smith, les Trites, les Wortman ou encore les Colpitts… des gens assez bien nantis pour se permettre l’embauche de jeunes filles acadiennes de la région comme domestiques? Se peut-il qu’elles aient appris à en manger et aient amené la recette dans leurs familles lors des congés?
Dans sa recherche, le père Cormier trouva peu de familles d’origine allemande qui mangeaient des poutines ou knôdels. En Pennsylvanie, la patrie d’origine des membres de la colonie de Moncton, il n’en trouva pas non plus.
Aucune réponse n’est sûre
La recherche du père Cormier était-elle révélatrice au point de déterminer si la poutine avait été amenée de la mère patrie? Qu’elle n’était peut-être pas reliée aux Acadiens? Que les familles allemandes auraient peut-être partagé la recette avec les Acadiens qui, éventuellement, en auraient fait un plat recherché? Aucune réponse n’est sûre. Un sujet de thèse, peut-être, pour de jeunes universitaires étudiant dans le domaine de la nutrition.
S’il n’avait pas été accaparé par la création et la planification de l’université acadienne durant les années 1960, le père Cormier aurait-il pu continuer sa recherche? On ne le sait pas.