GWYNNE DYER: L’ONU COMMENCE À MANQUER DE PATIENCE P. 13
Il n’y a qu’un seul village à Chypre où les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs vivent côte à côte. Il s’appelle Pyla et se trouve dans la zone tampon des Nations Unies qui sépare la République de Chypre de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). La présence de l’ONU est la seule raison pour laquelle ces deux groupes ethniques continuent de vivre ensemble - on aurait des ennuis si jamais les Casques bleus décidaient de quitter les lieux.
Et c’est une possibilité. La Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) existe depuis 53 ans et l’ONU commence à manquer de patience. L’ancien secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, a prévenu en 2011 qu’«on ne peut pas tenir pour acquise la présence continue de l’UNFICYP sur l’île».
Quant au secrétaire général actuel, Antonio Guterres, il a clairement indiqué que la présence ne peut pas durer indéfiniment.
Difficile à dire si on doit s’inquiéter de la menace de Guterres. Il a fait cette annonce juste avant l’ouverture de la énième conférence pour réunifier l’île, qui a eu lieu le 28 juin à la station touristique Crans-Montana en Suisse. Tout le monde avait de grands espoirs, mais maintenant que la tentative a échoué, on verra s’il faut prendre au sérieux la menace de Guterres.
La conférence aurait dû être fructueuse. Nicos Anastasiades et Mustafa Akinci, présidents de la République de Chypre et de la RTCN respectivement, s’apprêtaient à signer un accord que les deux communautés de l’île semblaient approuver (chaque côté aurait eu à tenir un référendum pour le ratifier). Mais les pourparlers ont échoué à la dernière étape.
Quand Chypre a acquis son indépendance de l’Empire britannique en 1960, on a chargé trois pays d’assurer le respect de la constitution, qui définissait comment le pouvoir serait partagé entre les Chypriotes grecs et les Chypiotres turcs: le RoyaumeUni et les deux «pays mères», soit la Grèce et la Turquie. Ces garants avaient le droit et le devoir d’intervenir si jamais les conditions de l’entente étaient violées.
La constitution est tombée à l’eau en 1963, principalement parce qu’un grand nombre de Chypriotes grecs ont voulu s’unir à la Grèce. La minorité chypriote turque s’est enfuie dans des dizaines d’enclaves et, en 1964, les Nations Unies ont envoyé l’UNFICYP pour la protéger. Toutefois, aucun des garants n’y est intervenu.
Dix ans plus tard, en 1974, les colonels au pouvoir à Athènes ont organisé un coup d’État sanglant à Chypre pour renverser le gouvernement élu et installer un régime voué à unir l’île à la Grèce. Quand la GrandeBretagne (l’autre garant) a refusé d’agir contre le coup (ce pays avait installé des bases militaires sur l’île), la Turquie y a envoyé des troupes de son propre gré.
Il n’aura fallu que quelques jours pour voir la résistance chypriote grecque s’effondrer. La Turquie occupait désormais plus du tiers de l’île. Tous les Chypriotes grecs dans la zone occupée par les Turcs se sont enfuis vers le sud et tous les Chypriotes turcs des autres régions de l’île ont abandonné leurs collectivités assiégées pour fuir vers le nord. Voilà la réalité de cette région depuis 43 ans, l’UNFICYP patrouillant toujours dans la zone tampon entre la République de Chypre et la RTCN.
Il y a quatre ans, les gouvernements de l’île ont finalement tous les deux été en faveur de la réunification d’un pays conjoint. Ils se sont mis d’accord sur la création d’une république fédérale où les deux communautés jouiraient d’une large autonomie. On avait donc de grands espoirs pour la conférence en Suisse.
Mais, il y a un peu plus d’une semaine, la Turquie a ruiné toute chance d’un accord en Suisse. Par le passé, ce pays n’a jamais fait obstacle à une entente - les tentatives n’ont jamais porté ses fruits pour d’autres raisons. Mais la Turquie d’aujourd’hui est bien différente: elle est dirigée par un mini-Poutine, le président Recep Tayyip Erdogan.
Erdogan détient un pouvoir absolu en raison d’un référendum tenu en avril qu’il a remporté par seulement 1% - et ce, en monopolisant les reportages dans les médias et en falsifiant les résultats.
Le 49% des Turcs qui ont voté «non» pour étendre le pouvoir d’Erdogan considère celui-ci, à juste raison, comme la fin de la démocratie en Turquie. Le président doit alors à la fois les déstabiliser et mobiliser ses partisans en attisant l’opinion publique par moyen de différentes doléances nationalistes. Cette fois-ci, la situation à Chypre fait l’affaire.
La Turquie a refusé de renoncer à son droit d’intervenir à Chypre en vertu de l’accord de 1960 et a également refusé de retirer ses 35 000 soldats basés dans la RTCN. C’est pour cette raison que l’entente est, encore une fois, tombée à l’eau. Et il n’y aura pas de nouvelle tentative bientôt - peut-être même jamais.
Étant donné les circonstances, c’est improbable que les Nations Unies retirent leurs Casques bleus.