La grâce de la langue
Rosella Melanson Fredericton
So, qu’est-ce qu’on fait pour faire mentir la prédiction de notre disparition – pour que l’Ode à l’Acadie ne soit pas éventuellement l’hymne funéraire de l’Acadie ?
Il paraît que ce qu’on fait déjà, c’est pas assez.
Un éditorial de l’Acadie Nouvelle, en réaction aux nouveaux chiffres du recensement, l’a bien dit. «La tendance est lourde et ne se renversera pas de sitôt. (...) Est-il même possible de complètement renverser la vapeur ? (...) Le Nouveau-Brunswick ne deviendra pas unilingue anglais demain matin. (...) Mais le déclin de notre langue a des conséquences.»
Vous voyez le ton, comme un médecin qui vous dit «tu as encore des chances de t’en sortir.»
Donc, qu’est-ce qu’on fait? Et premièrement, pourquoi faire quelque chose? Pour perpétuer ce qui a été? Pour honorer nos ancêtres et leur acharnement à demeurer qui ils étaient? Pour que la majorité ne gagne pas? Pour faire enrager les Leonard Jones? Pour que la dernière brique de notre colonisation ne soit pas posée? Pour résister à la mondialisation, au rouleau compresseur de l’anglais?
Un brin de tout ça. Et parce que l’Acadie qu’on a bâtie au Nouveau-Brunswick n’est pas rien.
Mais, pour moi, il y a surtout ceci: le bonheur que je ressens d’avoir le français en héritage, le bonheur de profiter de cette langue. C’est là le fond de ma motivation.
Ce n’est pas dire que le français est spécial ou supérieur, bien que sa littérature et sa richesse ont peu d’égales, et bien que le français est plus précis que mon autre langue. C’est plutôt dire que je veux pour moi, pour les Acadiens à venir, pour le Nouveau-Brunswick, l’accès au monde en français, à la richesse du monde francophone, ses arts, la musique et la littérature, ses vues sur le politique et le monde. Ce n’est pas par devoir que je veux qu’on se batte, mais par goût du plaisir. C’est pour faire continuer le plaisir que je lutterais. Perdre sa langue, c’est gaspiller, c’est perdre un atout.
Toute langue crée son monde, donne une autre perspective. Perdre une langue, c’est réduire sa perspective. Et je suis d’avis que le monde a besoin d’autant de façons de voir et de concevoir que possible. Pour moi, être moderne, c’est faire face à une situation, avoir conscience que les faits ont des causes, les actes ont des conséquences. C’est ne pas se conter des histoires.
J’ai vu les statistiques. On est au front, qu’on soit militant ou «irrésistant». On peut trouver ce qu’il faut faire – obliger le gouvernement de gouverner, insister pour que nos institutions se réveillent, nous outiller avec les idées gagnantes. D’autres ont des idées quant aux actions prioritaires – politique familiale, immigration francophone, enrichissement de l’éducation – et je veux les entendre. Mais je pense qu’il est tout aussi important de savoir pourquoi on veut se battre, que savoir quoi faire pour réussir. C’est cette clarté de motivation qui fait qu’on y met l’effort. Lorsqu’on prise le but, la voie facile est de lutter. Lorsqu’on ne le prise pas, on suit la sirène de l’assimilation.
Peut-être que demain ça ira mieux. Je nous souhaite la grâce de la langue.
Sauvez les églises si vous voulez. Moi, c’est la langue qui me mobilise. Défendez ou célébrez le chiac si vous voulez. Ça me semble une distraction, utile pour soulever les passions et se penser moderne. Ce qui m’intéresse plutôt serait un débat et une mobilisation autour des conditions nécessaires pour notre survie comme francophones.