Des moutons au salon
Ces jours-ci, les moutons s’accumulent dans le salon. On dirait une bergerie pour la poussière planétaire venue s’épivarder chez moi. Le ménage m’énerve. Faire la vaisselle m’énerve. Trier les couleurs pour le lavage m’énerve. Faire mon lit m’énerve. Depuis qu’on a changé d’heure, tout m’énerve!
Au moment de cette confession, je lis sur le bandeau de l’écran de ma télé muette, qu’un homme est accusé d’avoir voulu tuer ses enfants, qu’un ancien premier ministre est exposé en chapelle ardente, que des étudiantes sont suspendues pour islamophobie, qu’il va faire frette, qu’un jour on va tous mourir… La télé m’énerve!
Dimanche, au Canada et ailleurs dans le monde, sur d’anciens champs de bataille aux pelouses toilettées, ou dans des cimetières alignant des milliers d’épitaphes impeccablement dressées, on multipliait les visites officielles et les saluts militaires. Et dans le halètement lugubre des trompettes, on tenait des cérémonies de commémoration autour de macabres cénotaphes gravés des noms de nos héros, en y déposant de sinistres couronnes de coquelicots en plastique. Les coquelicots en plastique m’énervent!
C’est le plastique qui m’énerve, pas le coquelicot, si belle fleur, friable et résiliente, symbole de bravoure, cette bravoure que la mort paraphe avec tant de violence quand l’humanité abandonne son âme sur les champs de bataille.
Onze heures, 11 novembre 1918. C’est l’armistice. La guerre est terminée. Ce soirlà, Georges Clémenceau, grand héros français de cette guerre, aurait dit: «Maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être encore plus difficile».
Armistice. Après vingt millions de morts. Mille millions de vies blessées, de coeurs brisés, d’idéaux cassés, d’amours déchirées. Mille millions de petites fins du monde anonymes.
Plus jamais, plus jamais ça, clamait-on alors, tout en préparant déjà, dans les chancelleries, la vengeance à venir, quelque vingt ans plus tard, qui fera trois fois plus de morts. Plus jamais la guerre, plus jamais, clamera-ton ensuite.
Et aujourd’hui, 11 novembre 2018, jour du Souvenir, j’entends les dirigeants du monde jurer, encore et encore, «plus jamais la guerre», tandis qu’ils négocient en catimini des ventes d’armes en prévision de guerres à venir.
Avec ces armes, des pays voyous iront inonder de bombes des pays ennemis, laissant crever leurs propres populations, et ensuite cette bande de sans-coeur, de sans-dessein, de sans-génie implorera le monde de sauver d’une crise humanitaire les populations qu’elle aura elle-même soumises à cette infamie.
Oui, Messieurs-Dames qui tenez le sort du monde dans vos paumes rouge coquelicot, grimez-vous de sourires piteux à exhiber devant les caméras, le jour du Souvenir, afin que ceux qui, demain, mourront de vos guerres puissent, aujourd’hui, vous applaudir.
N’entendez-vous pas la colère qui jaillit dans nos yeux quand vous vous alignez sagement pour les photos officielles où prennent place, à vos côtés, des bandits et autres bouffons planétaires qui, entre deux poses innocentes, planifient leurs futures prévarications diaboliques?
N’entendez-vous pas, dans le cliquetis des flashes qui captent chacun de vos gestes pompeux, le cri d’une humanité qui a soif d’avenir, soif de bonheur, soif de liberté, soif d’égalité, soif de fraternité?
Ah! c’est vrai, j’oubliais: vous ferez de ces desiderata de percutants slogans politiques pour amadouer la vox populi lorsqu’elle sera appelée à se faufiler dans la fente des urnes électorales.
Votre hypocrisie m’énerve!
Est-ce moi qui capote? Il me semble qu’aux bulletins de nouvelles on voit de plus en plus de tyrans en devenir, engoncés dans des costards haute couture, parader devant les caméras, tels des «fashion victims de l’autocratie» en quête de crédibilité.
Incultes pique-assiette des événements prestigieux de la classe dominante, ils minent la crédibilité des grandes institutions mondiales, de plus en plus critiquées pour leur indolence.
Ce sont ces critiques qui ont incité Angela Merkel, au Forum sur la Paix, tenu à Paris dans le cadre du centenaire de l’armistice, à prendre la défense de ces grandes institutions en soulignant qu’il était beaucoup plus facile de les détruire que de les reconstruire. Elle a raison.
Non pas que l’ONU, ou l’OTAN, ou le FMI, ou le G7, ou l’OMS, ou l’OIF, ou encore l’UE, et tant d’autres institutions devenues des sigles phares de l’organigramme planétaire, mériteraient qu’on les oblitère, mais on peut quand même se poser la question de leur efficacité.
À hauteur de rossignol sur la plus haute branche, j’ai vu que l’OTAN est restée équivoque devant les exactions russes envers l’Ukraine. Le FMI s’est mis à dos les pays en déshérence qu’il est censé épauler financièrement. Le G7 s’est empêtré dans des falbalas économico-diplomatiques, faute de tonus politique. L’OMS, entre deux prophéties catastrophistes sur la santé publique, semble frayer en coulisses avec le lobby pharmaceutique. L’OIF batifole entre la boursouflure de ses ambitions francophiles et ses réalisations lilliputiennes en la matière. Quant à l’Union européenne, tiraillée entre multilatéralisme libéral, bouillonnement nationaliste intra-muros et capharnaüm migratoire, elle se lézarde, de Londres à Lampedusa. Les grandes institutions m’énervent!
Pendant qu’on détricote ainsi, sous nos yeux mi-clos, le «tissu mondial», l’ONU ronronne son petit bonhomme de chemin, multipliant manigances, remontrances et divergences. L’ONU m’énerve!
Angela a raison. Mais aujourd’hui Angela m’énerve!
À bien y penser, au moins, ici, au Canada, tout va à merveille!
Notre gouvernante générale a arpenté le cosmos, notre premier ministre est aussi rapide qu’Arturo Brachetti pour changer de costume, nous sommes trente-six millions de citoyens comblés jusqu’aux ouïes, éparpillés sur 9,985 millions km2 divisés en dix provinces vides et trois territoires encore plus vides, sous un climat paradisiaque, dans un fabuleux environnement bio sans gluten et sans pesticide, bénéficiant d’une économie qui pète des scores, dans une atmosphère de béatitude absolue que nul quiproquo, malentendu, insulte ou juron de quelque nature que ce soit ne vient jamais perturber.
Bref: nous vivons un orgasme national perpétuel.
Et cette vie féerique, c’était avant la légalisation du pot. Imaginez maintenant l’avenir hallucinant qui nous tend les bras!
Coudon, je ne sais pas pourquoi je m’énerve! Tiens, je vais aller prendre une poffe avec mes moutons dans le salon.