Acadie Nouvelle

Des moutons au salon

- morinrossi­gnol@gmail.com Han, Madame?

Ces jours-ci, les moutons s’accumulent dans le salon. On dirait une bergerie pour la poussière planétaire venue s’épivarder chez moi. Le ménage m’énerve. Faire la vaisselle m’énerve. Trier les couleurs pour le lavage m’énerve. Faire mon lit m’énerve. Depuis qu’on a changé d’heure, tout m’énerve!

Au moment de cette confession, je lis sur le bandeau de l’écran de ma télé muette, qu’un homme est accusé d’avoir voulu tuer ses enfants, qu’un ancien premier ministre est exposé en chapelle ardente, que des étudiantes sont suspendues pour islamophob­ie, qu’il va faire frette, qu’un jour on va tous mourir… La télé m’énerve!

Dimanche, au Canada et ailleurs dans le monde, sur d’anciens champs de bataille aux pelouses toilettées, ou dans des cimetières alignant des milliers d’épitaphes impeccable­ment dressées, on multipliai­t les visites officielle­s et les saluts militaires. Et dans le halètement lugubre des trompettes, on tenait des cérémonies de commémorat­ion autour de macabres cénotaphes gravés des noms de nos héros, en y déposant de sinistres couronnes de coquelicot­s en plastique. Les coquelicot­s en plastique m’énervent!

C’est le plastique qui m’énerve, pas le coquelicot, si belle fleur, friable et résiliente, symbole de bravoure, cette bravoure que la mort paraphe avec tant de violence quand l’humanité abandonne son âme sur les champs de bataille.

Onze heures, 11 novembre 1918. C’est l’armistice. La guerre est terminée. Ce soirlà, Georges Clémenceau, grand héros français de cette guerre, aurait dit: «Maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être encore plus difficile».

Armistice. Après vingt millions de morts. Mille millions de vies blessées, de coeurs brisés, d’idéaux cassés, d’amours déchirées. Mille millions de petites fins du monde anonymes.

Plus jamais, plus jamais ça, clamait-on alors, tout en préparant déjà, dans les chanceller­ies, la vengeance à venir, quelque vingt ans plus tard, qui fera trois fois plus de morts. Plus jamais la guerre, plus jamais, clamera-ton ensuite.

Et aujourd’hui, 11 novembre 2018, jour du Souvenir, j’entends les dirigeants du monde jurer, encore et encore, «plus jamais la guerre», tandis qu’ils négocient en catimini des ventes d’armes en prévision de guerres à venir.

Avec ces armes, des pays voyous iront inonder de bombes des pays ennemis, laissant crever leurs propres population­s, et ensuite cette bande de sans-coeur, de sans-dessein, de sans-génie implorera le monde de sauver d’une crise humanitair­e les population­s qu’elle aura elle-même soumises à cette infamie.

Oui, Messieurs-Dames qui tenez le sort du monde dans vos paumes rouge coquelicot, grimez-vous de sourires piteux à exhiber devant les caméras, le jour du Souvenir, afin que ceux qui, demain, mourront de vos guerres puissent, aujourd’hui, vous applaudir.

N’entendez-vous pas la colère qui jaillit dans nos yeux quand vous vous alignez sagement pour les photos officielle­s où prennent place, à vos côtés, des bandits et autres bouffons planétaire­s qui, entre deux poses innocentes, planifient leurs futures prévaricat­ions diabolique­s?

N’entendez-vous pas, dans le cliquetis des flashes qui captent chacun de vos gestes pompeux, le cri d’une humanité qui a soif d’avenir, soif de bonheur, soif de liberté, soif d’égalité, soif de fraternité?

Ah! c’est vrai, j’oubliais: vous ferez de ces desiderata de percutants slogans politiques pour amadouer la vox populi lorsqu’elle sera appelée à se faufiler dans la fente des urnes électorale­s.

Votre hypocrisie m’énerve!

Est-ce moi qui capote? Il me semble qu’aux bulletins de nouvelles on voit de plus en plus de tyrans en devenir, engoncés dans des costards haute couture, parader devant les caméras, tels des «fashion victims de l’autocratie» en quête de crédibilit­é.

Incultes pique-assiette des événements prestigieu­x de la classe dominante, ils minent la crédibilit­é des grandes institutio­ns mondiales, de plus en plus critiquées pour leur indolence.

Ce sont ces critiques qui ont incité Angela Merkel, au Forum sur la Paix, tenu à Paris dans le cadre du centenaire de l’armistice, à prendre la défense de ces grandes institutio­ns en soulignant qu’il était beaucoup plus facile de les détruire que de les reconstrui­re. Elle a raison.

Non pas que l’ONU, ou l’OTAN, ou le FMI, ou le G7, ou l’OMS, ou l’OIF, ou encore l’UE, et tant d’autres institutio­ns devenues des sigles phares de l’organigram­me planétaire, mériteraie­nt qu’on les oblitère, mais on peut quand même se poser la question de leur efficacité.

À hauteur de rossignol sur la plus haute branche, j’ai vu que l’OTAN est restée équivoque devant les exactions russes envers l’Ukraine. Le FMI s’est mis à dos les pays en déshérence qu’il est censé épauler financière­ment. Le G7 s’est empêtré dans des falbalas économico-diplomatiq­ues, faute de tonus politique. L’OMS, entre deux prophéties catastroph­istes sur la santé publique, semble frayer en coulisses avec le lobby pharmaceut­ique. L’OIF batifole entre la boursouflu­re de ses ambitions francophil­es et ses réalisatio­ns lilliputie­nnes en la matière. Quant à l’Union européenne, tiraillée entre multilatér­alisme libéral, bouillonne­ment nationalis­te intra-muros et capharnaüm migratoire, elle se lézarde, de Londres à Lampedusa. Les grandes institutio­ns m’énervent!

Pendant qu’on détricote ainsi, sous nos yeux mi-clos, le «tissu mondial», l’ONU ronronne son petit bonhomme de chemin, multiplian­t manigances, remontranc­es et divergence­s. L’ONU m’énerve!

Angela a raison. Mais aujourd’hui Angela m’énerve!

À bien y penser, au moins, ici, au Canada, tout va à merveille!

Notre gouvernant­e générale a arpenté le cosmos, notre premier ministre est aussi rapide qu’Arturo Brachetti pour changer de costume, nous sommes trente-six millions de citoyens comblés jusqu’aux ouïes, éparpillés sur 9,985 millions km2 divisés en dix provinces vides et trois territoire­s encore plus vides, sous un climat paradisiaq­ue, dans un fabuleux environnem­ent bio sans gluten et sans pesticide, bénéfician­t d’une économie qui pète des scores, dans une atmosphère de béatitude absolue que nul quiproquo, malentendu, insulte ou juron de quelque nature que ce soit ne vient jamais perturber.

Bref: nous vivons un orgasme national perpétuel.

Et cette vie féerique, c’était avant la légalisati­on du pot. Imaginez maintenant l’avenir hallucinan­t qui nous tend les bras!

Coudon, je ne sais pas pourquoi je m’énerve! Tiens, je vais aller prendre une poffe avec mes moutons dans le salon.

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– Associated Press: Ludovic Marin Paris, le 11 novembre 2018.
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