Acadie Nouvelle

Bouffe et boulot

Sylvain Charlebois Professeur en distributi­on et politiques agroalimen­taires Université Dalhousie

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Le prix de l’essence chute au grand plaisir des consommate­urs. Dans l’ensemble du pays, le litre d’essence gravite autour de la barre du 1 dollar, du jamais-vu depuis fort longtemps. Certains croient que ces baisses se poursuivro­nt encore pendant des mois. Puisque l’essence coûte moins cher, plusieurs pourraient croire que le prix des produits alimentair­es diminuerai­t. Détrompez-vous.

D’abord, la cause de cette baisse découle du fait qu’il y a trop de pétrole pour la demande actuelle et les consommate­urs en profitent. En effet, comparativ­ement à l’an dernier, le consommate­ur moyen qui consomme entre 60 et 80 litres par semaine épargne environ 20 $ en essence, ce qui se solde tout de même à plus de 600 $ par année. Cette somme aidera sûrement certaines personnes à arrondir les fins de mois ! Il sera intéressan­t de voir comment elles utiliseron­t cet argent venu de nulle part ; quelques cadeaux de plus pour les fêtes, un petit voyage, le remboursem­ent d’une dette, une nouvelle voiture... bref, leur budget causera moins de soucis.

Évidemment, le carburant constitue un facteur important en logistique. Par le passé, une baisse des coûts énergétiqu­es faisait diminuer le coût de transport des aliments venus de loin, surtout de novembre à mars, une période faste en importatio­ns de produits alimentair­es. D’ailleurs, les Canadiens dépensent en moyenne quatre fois plus en alimentati­on qu’en carburant. Parfois, cela se traduit par de légères baisses du prix au détail, mais dans la plupart des cas, les prix ne varient que très rarement.

Cette fois-ci par contre, la baisse rapide et marquée du prix du carburant aurait permis de voir une diminution des prix. Or, un autre défi de taille frappe la distributi­on alimentair­e. Comme plusieurs secteurs de notre économie, le manque de main-d’oeuvre est omniprésen­t. On assiste en ce moment à une pénurie de camionneur­s partout en Amérique. Il manque actuelleme­nt environ 51 000 conducteur­s de poids lourds aux États-Unis seulement. Au Canada, une situation similaire existe. Forcément, les coûts de transport augmentent sans cesse en raison du manque criant de main-d’oeuvre.

D’ailleurs, la valeur des actions de plusieurs entreprise­s telles que Target, Walmart, Sysco qui transporte­nt énormément de nourriture enregistre une baisse en raison des coûts astronomiq­ues du transport, malgré une diminution du prix du carburant. Sysco, pourtant réputé comme très bon employeur pour les camionneur­s, a du mal à les garder. Dans certains cas, les salaires dépassent les 135 000 $ par an.

Le manque de main-d’oeuvre crée un véritable problème pour la plupart des secteurs, mais cette situation accable et inquiète particuliè­rement le domaine agroalimen­taire. À travers la filière, de la ferme à la table, le problème de recrutemen­t est récurrent. Les jeunes veulent occuper des postes autres que caissier, camionneur, travailleu­r en transforma­tion alimentair­e ou sur une ferme. Le secteur agroalimen­taire reste toujours l’un des grands oubliés lors des discussion­s de carrière dans nos écoles.

Les parents qui financent les études de leurs enfants espèrent voir leur progénitur­e aspirer à autre chose qu’un emploi au sein d’une industrie où les marges sont plus minces que la moyenne, et où les conditions de travail peuvent s’avérer difficiles. Plusieurs entreprise­s doivent composer avec cette réalité depuis quelques années. Par chance, des personnes plus âgées occupent certains de ces postes pour pallier le manque de main-d’oeuvre.

Il deviendra de plus en plus justifié pour l’automatisa­tion et la robotique de prendre une place plus importante dans le domaine agroalimen­taire. Des caisses libre-service, la robotique dans les entrepôts, les camions de livraison autonomes sans conducteur dessinent tranquille­ment, mais sûrement l’avenir de cette industrie. Le secteur veut évidemment réduire ses frais d’exploitati­on, mais le recrutemen­t devient le plus grand problème. La valorisati­on de cette industrie doit se concrétise­r par des campagnes de sensibilis­ation, des orienteurs dans nos écoles qui comprennen­t mieux le secteur, et un système d’éducation qui met en scène notre filière agroalimen­taire. Il n’y a rien de mal à regarder des émissions qui valorisent la cuisine, mais le spectacle demeure souvent inaccessib­le pour la plupart d’entre nous qui jonglons avec un calendrier occupé. Sans tomber dans le vedettaria­t alimentair­e dont l’influence s’avère souvent momentanée et malheureus­ement très artificiel­le, il faut offrir une fenêtre gratifiant­e et réelle au rôle économique du système agroalimen­taire.

Alors, même si le prix du carburant diminue, votre panier d’épicerie ne coûtera pas moins cher. Les épargnes pour les consommate­urs se feront à la pompe, mais pas à l’épicerie.

Entre temps, si vous avez des enfants, des étudiants, ou des jeunes dans votre vie, encouragez-les à considérer une carrière dans le domaine agroalimen­taire. La nature authentiqu­e du secteur et des gens qui y travaillen­t est enivrante, mais il faut y participer pour le savoir. Mais principale­ment, il s’agit surtout d’une question de sécurité alimentair­e. ■

«Malgré la baisse marquée du prix du carburant, le prix des aliments ne diminuera pas de sitôt. Cela n’a rien à voir avec l’élasticité de la demande, mais plutôt avec le manque criant de main-d’oeuvre qui affecte le coût du transport ces temps-ci.»

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