L’influence indue du clivage rural-urbain sur les politiques publiques (1ère partie)
Le récent projet avorté d’ajustement des services d’urgence dans certains hôpitaux du Nouveau-Brunswick a été vu et présenté par plusieurs comme une attaque envers le milieu rural. Il a servi à mettre en exergue le clivage rural-urbain dans la province. Or, cette façon de voir les rapports entre les personnes et les collectivités, que ce soit en matière de soins de santé ou autres, est mal fondée. Les données socio-économiques et démographiques indiquent qu’il est quelque peu exagéré de parler d’un «gouffre» ruralurbain comme le font certains. Une telle perception de la société néo-brunswickoise n’est nullement ancrée dans les faits et ne sert en rien l’intérêt général.
Nous devons collectivement tirer certaines leçons de cette tentative de réforme des services d’urgence. Il faut surtout comprendre que l’opposition rencontrée dans le déploiement de la mesure en question n’est pas étrangère au contexte général de gouvernance dans lequel nous nous trouvons, ni à la manière dont sont organisés la plupart des services publics. Nos structures de gouvernance, particulièrement en ce qui concerne les collectivités locales, et nos modes d’organisation des services publics, accusent un sérieux retard sur la réalité socio-économique et démographique.
LE NOUVEAU-BRUNSWICK D’HIER
La société néo-brunswickoise d’aujourd’hui diffère fondamentalement de celle qui existait il y a cinquante ans, période durant laquelle les principaux éléments de notre régime public de soins de santé ont été établis. Le NouveauBrunswick d’alors était essentiellement rural, formé de petites collectivités isolées vivant de la pêche, de l’agriculture et de l’extraction des ressources naturelles. Il ne comptait aucun centre urbain d’importance. La plupart des collectivités locales ne disposaient pas des ressources financières leur permettant de livrer les services locaux les plus élémentaires, tels les eaux et égouts sanitaires ou encore la protection policière. Elles avaient encore moins les moyens d’offrir à la population les services sociaux essentiels comme les soins de santé, l’éducation ou la justice.
Le programme de Chances égales pour tous (CE), mis en oeuvre dans les années 1960, visait justement à corriger cette incapacité des collectivités locales à livrer des services publics adéquats. Qualifié par plusieurs de révolutionnaire, ce programme faisait entrer la province dans la modernité en remaniant la façon dont les collectivités locales se gouvernaient et en plaçant le gouvernement provincial au centre des décisions touchant les orientations futures de la société néobrunswickoise.
Afin d’assurer des services de qualité comparable sur l’ensemble du territoire, le gouvernement provincial assumait alors l’entière responsabilité des grands services sociaux et se chargeait de livrer directement les services de type municipal dans la plupart des collectivités locales. À l’époque, la vaste majorité de la population vivait hors des municipalités.
Les changements structurels et les politiques mis en place dans le cadre de CE ont, dans l’ensemble, produit les effets souhaités. Dans les trente ans qui ont suivi, le gouvernement provincial, avec l’aide financière du gouvernement fédéral, a donné accès à des services sociaux de qualité à l’ensemble de la population. Aussi, des services municipaux plus ou moins standardisés ont été établis sur l’ensemble du territoire, le gouvernement provincial subventionnant ces services dans les territoires non constitués en municipalité.
Personne ne souhaite retourner à la période pré CE, ou mettre en question les grands principes de cette réforme historique. Il ne fait aucun doute, toutefois, que les structures et les politiques en question ont entrainé des effets inattendus, voire même pervers. Ces effets non désirés sont largement dus au fait que les gouvernements provinciaux successifs n’ont pas su adapter ces mêmes structures et politiques aux transformations socioéconomiques et démographiques.
LE NOUVEAU-BRUNSWICK D’AUJOURD’HUI
Depuis les années 1960, la province est passée d’une économie basée sur les ressources primaires à une économie manufacturière et de services. Aujourd’hui, environ 80% de tous les emplois sont associés au secteur des services. Les technologies ont révolutionné aussi bien les moyens de communication que les modes de transport, réduisant considérablement les distances physiques. Et, les mouvements démographiques ont été particulièrement marqués. Bien que la province soit toujours considérée comme majoritairement rurale selon une définition purement statistique, la population y est nettement plus concentrée. Plus de 85% des Néo-Brunswickois vivent aujourd’hui dans huit cités ou dans un rayon de 50 kilomètres de celles-ci. Une très faible proportion des personnes qui résident en périphérie des cités et des plus grandes villes dépendent de l’économie rurale. La
Comme la vaste majorité de la population ne réside plus dans de petites collectivités isolées les unes des autres, l’organisation d’une grande partie du territoire sur la base des DSL n’est plus justifiée. - Archives vaste majorité vit plutôt de l’économie urbaine, dominée par le secteur des services publics et privés. Aussi, ces populations périphériques dépendent, au quotidien, des services offerts dans ces mêmes cités et villes. Pour toutes ces raisons, il est erroné de qualifier de ruraux les territoires situés en périphérie de ces cités et villes. En fait, cités, villes et territoires limitrophes forment des entités fortement intégrées au plan socioéconomique. Ils fonctionnent comme un tout plutôt que séparément. Les frontières politiques et administratives qui les séparent sont largement artificielles.
Au cours des 50 dernières années, la population s’est graduellement déplacée des petites collectivités locales vers les plus grands centres, mais surtout vers les municipalités-dortoirs et vers les DSL
(districts de services locaux) entourant immédiatement les cités et les plus grandes villes. Cet éparpillement démographique (étalement urbain et développement linéaire) joue contre la densification du territoire. Il complique grandement l’organisation et la distribution des services publics. Il en gonfle les coûts, de même que ceux des infrastructures.
S’ADAPTER À LA NOUVELLE RÉALITÉ
Les caractéristiques démographiques en question ne sont toutefois pas le fruit du hasard. On peut les attribuer en bonne partie à trois éléments de politiques publiques particuliers: un régime de taxation foncière nettement plus favorable en territoires non incorporés (DSL), le subventionnement par le trésor provincial des services locaux dans ces mêmes territoires et l’absence de plan d’aménagement hors des municipalités.
Cette nouvelle réalité socioéconomique et démographique appelle à repenser de manière fondamentale l’organisation du territoire de même que la façon de planifier et de livrer les services publics. Ceci inclut les services de santé. Dans un premier temps, il faut s’attarder à revoir la manière dont les collectivités locales sont gouvernées afin d’y atténuer la fragmentation qui caractérise la prise de décision et l’organisation des services. Comme la vaste majorité de la population ne réside plus dans de petites collectivités isolées les unes des autres, l’organisation d’une grande partie du territoire sur la base des DSL n’est plus justifiée. La municipalisation de l’ensemble du territoire permettrait d’abolir le double régime de taxation foncière qui existe présentement et qui constitue une source importante de division entre ceux qui habitent dans les municipalités et ceux qui résident dans les territoires non incorporés. Elle favoriserait aussi la mise en place de plans d’aménagement du territoire dans toute la province. On pourrait ainsi mieux contenir l’étalement urbain et le développement linéaire. En d’autres mots, les décideurs publics doivent concevoir des politiques et structures plus intégratives, qui servent à la fois le milieu urbain et le milieu rural.
■ *M. Finn a occupé différents postes au gouvernement du Nouveau-Brunswick, dont Greffier du Conseil exécutif et Secrétaire du Cabinet, sous-ministre de la Santé et Services communautaires, sousministre de l’Enseignement supérieur, et Commissaire sur l’avenir de la gouvernance locale.