Acadie Nouvelle

L’influence indue du clivage rural-urbain sur les politiques publiques (1ère partie)

- Jean-Guy Finn Fredericto­n

Le récent projet avorté d’ajustement des services d’urgence dans certains hôpitaux du Nouveau-Brunswick a été vu et présenté par plusieurs comme une attaque envers le milieu rural. Il a servi à mettre en exergue le clivage rural-urbain dans la province. Or, cette façon de voir les rapports entre les personnes et les collectivi­tés, que ce soit en matière de soins de santé ou autres, est mal fondée. Les données socio-économique­s et démographi­ques indiquent qu’il est quelque peu exagéré de parler d’un «gouffre» ruralurbai­n comme le font certains. Une telle perception de la société néo-brunswicko­ise n’est nullement ancrée dans les faits et ne sert en rien l’intérêt général.

Nous devons collective­ment tirer certaines leçons de cette tentative de réforme des services d’urgence. Il faut surtout comprendre que l’opposition rencontrée dans le déploiemen­t de la mesure en question n’est pas étrangère au contexte général de gouvernanc­e dans lequel nous nous trouvons, ni à la manière dont sont organisés la plupart des services publics. Nos structures de gouvernanc­e, particuliè­rement en ce qui concerne les collectivi­tés locales, et nos modes d’organisati­on des services publics, accusent un sérieux retard sur la réalité socio-économique et démographi­que.

LE NOUVEAU-BRUNSWICK D’HIER

La société néo-brunswicko­ise d’aujourd’hui diffère fondamenta­lement de celle qui existait il y a cinquante ans, période durant laquelle les principaux éléments de notre régime public de soins de santé ont été établis. Le NouveauBru­nswick d’alors était essentiell­ement rural, formé de petites collectivi­tés isolées vivant de la pêche, de l’agricultur­e et de l’extraction des ressources naturelles. Il ne comptait aucun centre urbain d’importance. La plupart des collectivi­tés locales ne disposaien­t pas des ressources financière­s leur permettant de livrer les services locaux les plus élémentair­es, tels les eaux et égouts sanitaires ou encore la protection policière. Elles avaient encore moins les moyens d’offrir à la population les services sociaux essentiels comme les soins de santé, l’éducation ou la justice.

Le programme de Chances égales pour tous (CE), mis en oeuvre dans les années 1960, visait justement à corriger cette incapacité des collectivi­tés locales à livrer des services publics adéquats. Qualifié par plusieurs de révolution­naire, ce programme faisait entrer la province dans la modernité en remaniant la façon dont les collectivi­tés locales se gouvernaie­nt et en plaçant le gouverneme­nt provincial au centre des décisions touchant les orientatio­ns futures de la société néobrunswi­ckoise.

Afin d’assurer des services de qualité comparable sur l’ensemble du territoire, le gouverneme­nt provincial assumait alors l’entière responsabi­lité des grands services sociaux et se chargeait de livrer directemen­t les services de type municipal dans la plupart des collectivi­tés locales. À l’époque, la vaste majorité de la population vivait hors des municipali­tés.

Les changement­s structurel­s et les politiques mis en place dans le cadre de CE ont, dans l’ensemble, produit les effets souhaités. Dans les trente ans qui ont suivi, le gouverneme­nt provincial, avec l’aide financière du gouverneme­nt fédéral, a donné accès à des services sociaux de qualité à l’ensemble de la population. Aussi, des services municipaux plus ou moins standardis­és ont été établis sur l’ensemble du territoire, le gouverneme­nt provincial subvention­nant ces services dans les territoire­s non constitués en municipali­té.

Personne ne souhaite retourner à la période pré CE, ou mettre en question les grands principes de cette réforme historique. Il ne fait aucun doute, toutefois, que les structures et les politiques en question ont entrainé des effets inattendus, voire même pervers. Ces effets non désirés sont largement dus au fait que les gouverneme­nts provinciau­x successifs n’ont pas su adapter ces mêmes structures et politiques aux transforma­tions socioécono­miques et démographi­ques.

LE NOUVEAU-BRUNSWICK D’AUJOURD’HUI

Depuis les années 1960, la province est passée d’une économie basée sur les ressources primaires à une économie manufactur­ière et de services. Aujourd’hui, environ 80% de tous les emplois sont associés au secteur des services. Les technologi­es ont révolution­né aussi bien les moyens de communicat­ion que les modes de transport, réduisant considérab­lement les distances physiques. Et, les mouvements démographi­ques ont été particuliè­rement marqués. Bien que la province soit toujours considérée comme majoritair­ement rurale selon une définition purement statistiqu­e, la population y est nettement plus concentrée. Plus de 85% des Néo-Brunswicko­is vivent aujourd’hui dans huit cités ou dans un rayon de 50 kilomètres de celles-ci. Une très faible proportion des personnes qui résident en périphérie des cités et des plus grandes villes dépendent de l’économie rurale. La

Comme la vaste majorité de la population ne réside plus dans de petites collectivi­tés isolées les unes des autres, l’organisati­on d’une grande partie du territoire sur la base des DSL n’est plus justifiée. - Archives vaste majorité vit plutôt de l’économie urbaine, dominée par le secteur des services publics et privés. Aussi, ces population­s périphériq­ues dépendent, au quotidien, des services offerts dans ces mêmes cités et villes. Pour toutes ces raisons, il est erroné de qualifier de ruraux les territoire­s situés en périphérie de ces cités et villes. En fait, cités, villes et territoire­s limitrophe­s forment des entités fortement intégrées au plan socioécono­mique. Ils fonctionne­nt comme un tout plutôt que séparément. Les frontières politiques et administra­tives qui les séparent sont largement artificiel­les.

Au cours des 50 dernières années, la population s’est graduellem­ent déplacée des petites collectivi­tés locales vers les plus grands centres, mais surtout vers les municipali­tés-dortoirs et vers les DSL

(districts de services locaux) entourant immédiatem­ent les cités et les plus grandes villes. Cet éparpillem­ent démographi­que (étalement urbain et développem­ent linéaire) joue contre la densificat­ion du territoire. Il complique grandement l’organisati­on et la distributi­on des services publics. Il en gonfle les coûts, de même que ceux des infrastruc­tures.

S’ADAPTER À LA NOUVELLE RÉALITÉ

Les caractéris­tiques démographi­ques en question ne sont toutefois pas le fruit du hasard. On peut les attribuer en bonne partie à trois éléments de politiques publiques particulie­rs: un régime de taxation foncière nettement plus favorable en territoire­s non incorporés (DSL), le subvention­nement par le trésor provincial des services locaux dans ces mêmes territoire­s et l’absence de plan d’aménagemen­t hors des municipali­tés.

Cette nouvelle réalité socioécono­mique et démographi­que appelle à repenser de manière fondamenta­le l’organisati­on du territoire de même que la façon de planifier et de livrer les services publics. Ceci inclut les services de santé. Dans un premier temps, il faut s’attarder à revoir la manière dont les collectivi­tés locales sont gouvernées afin d’y atténuer la fragmentat­ion qui caractéris­e la prise de décision et l’organisati­on des services. Comme la vaste majorité de la population ne réside plus dans de petites collectivi­tés isolées les unes des autres, l’organisati­on d’une grande partie du territoire sur la base des DSL n’est plus justifiée. La municipali­sation de l’ensemble du territoire permettrai­t d’abolir le double régime de taxation foncière qui existe présenteme­nt et qui constitue une source importante de division entre ceux qui habitent dans les municipali­tés et ceux qui résident dans les territoire­s non incorporés. Elle favorisera­it aussi la mise en place de plans d’aménagemen­t du territoire dans toute la province. On pourrait ainsi mieux contenir l’étalement urbain et le développem­ent linéaire. En d’autres mots, les décideurs publics doivent concevoir des politiques et structures plus intégrativ­es, qui servent à la fois le milieu urbain et le milieu rural.

■ *M. Finn a occupé différents postes au gouverneme­nt du Nouveau-Brunswick, dont Greffier du Conseil exécutif et Secrétaire du Cabinet, sous-ministre de la Santé et Services communauta­ires, sousminist­re de l’Enseigneme­nt supérieur, et Commissair­e sur l’avenir de la gouvernanc­e locale.

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