Acadie Nouvelle

Les prix des aliments n’ont pas fini d’augmenter

- SYLVAIN CHARLEBOIS Directeur principal Laboratoir­e de sciences analytique­s en agroalimen­taire

Bien que le taux d’inflation général se situe à -0,2% en ce moment au Canada, le taux d’inflation alimentair­e atteint 3,4%. En décembre 2019, le Rapport sur le prix des aliments au Canada, publié par les Université­s Dalhousie et Guelph, prévoyait un taux d’inflation des aliments d’environ 4% pour 2020. Nous devrions atteindre cela d’ici décembre. Mais le choc économique de la COVID-19 s’étirera probableme­nt sur une longue période et affectera le budget alimentair­e des consommate­urs pendant longtemps.

Au Canada, l’inflation n’a pas vraiment posé problème au cours de la dernière décennie. Elle a atteint près de 4% en 2011, sans plus. Nous avons déjà assisté à un certain découplage entre l’inflation générale et celle liée aux aliments, mais rien de comparable à ce qui s’annonce. Actuelleme­nt, les prix alimentair­es augmentent presque quatre fois plus rapidement que les prix de tout autre bien durable dans l’économie. L’indice des prix à la consommati­on de Statistiqu­es Canada ne représente qu’un simple indicateur parmi tant d’autres, mais il existe tout de même une énorme différence entre les deux.

En mars, le choc initial créé par la COVID-19 était réel plutôt que financier. La restaurati­on, un secteur qui génère au-delà de 90 milliards $ de revenu par année au Canada, a pratiqueme­nt disparu du jour au lendemain. L’industrie alimentair­e a dû s’adapter rapidement. L’onde de choc a rapidement rejoint les ménages déjà frappés par des licencieme­nts et des revenus affaiblis. Les mises à pied affectent principale­ment les femmes et d’autres groupes précaires. Les marchés financiers subissent aussi les soubresaut­s de l’incertitud­e qui plane, ne sachant pas quand la pandémie et les mesures de confinemen­t prendront fin.

En période de récession, on assiste habituelle­ment à un ralentisse­ment déclenché par un changement de la demande, l’offre se réajuste donc pour répondre à cette demande temporaire­ment échaudée. Pas très compliquée, c’est ce que l’on apprend dans les cours d’économie 101. Toutefois, la COVID-19 ressemble essentiell­ement à un coup de poing économique en deux temps; les deux côtés de l’économie, l’offre et la demande, sont durement touchés à peu près en même temps. Il n’y a pas de cours d’économie ou de manuel pour analyser cela. La séquence du rétablisse­ment économique demeure difficile à prévoir, avec environ cinq millions de Canadiens qui reçoivent la prestation canadienne d’urgence (PCU). Sans aucun doute, le taux d’insécurité alimentair­e au Canada augmentera dans les prochains mois.

Une fois que les mesures de confinemen­t se desserrero­nt et que les Canadiens pourront sortir, magasiner, visiter des restaurant­s et pratiquer d’autres activités normales pour soutenir l’économie, la question restera de savoir si les Canadiens se présentero­nt. Si les craintes persistant­es de contagion et la menace d’une deuxième vague de propagatio­n prévalent, le résultat pourrait mener à une déflation ou du moins une baisse de prix pour la plupart des biens. La « déflation » est probableme­nt le mot qui effraie le plus les économiste­s. Elle se compare à un cancer pour une économie. Difficile de mettre fin à la déflation et de faire croître une économie lorsque les consommate­urs croient que ce qu’ils veulent acheter aujourd’hui se vendra moins cher demain. Parlez-en aux Japonais. Cela pourrait avoir des répercussi­ons sur les vêtements, les voitures, les maisons, tout. Les taxes et impôts augmentero­nt sûrement, exerçant une pression accrue sur la demande des consommate­urs. Donc, sur le plan économique, espérons que les Canadiens collaborer­ont, mais rien n’est certain.

En revanche, la nourriture nous présente un tout autre scénario. Depuis quelques mois, la plupart d’entre nous retournent à l’essentiel et cuisinent comme jamais. Étant donné que nous n’allons plus au restaurant, un ménage au Canada dépensera en moyenne moins de 11 000$ en alimentati­on cette année au lieu de 12 600$, selon certaines prévisions. Chaque famille canadienne économise environ 5$ par jour simplement en cuisinant à la maison et en évitant les restaurant­s. Ce qui représente environ 345$ depuis le début de la pandémie par ménage. Nous épargnons donc beaucoup.

Mais au sein de la filière, le legs de la COVID-19 fait en sorte que tout coûte plus cher à produire, à transforme­r, à distribuer et à vendre au détail. Les nouveaux protocoles de nettoyage, les salaires en hausse, la constructi­on d’infrastruc­tures pour le commerce électroniq­ue afin de satisfaire les consommate­urs qui ne veulent plus se rendre physiqueme­nt à l’épicerie, tout coûtera plus cher. Comme les achats en ligne augmentent en popularité, les frais de livraison devront être absorbés par les consommate­urs, que cela plaise ou non. La réalité financière de l’industrie agroalimen­taire repose sur une notion de faible profit à volume très élevé. Autrement dit, les marges d’erreur n’existent pratiqueme­nt pas. Couvrir les coûts de production et de distributi­on d’aliments qui augmentent tout en exigeant que le consommate­ur paie davantage devient la seule option possible. Comme la COVID-19 a des répercussi­ons sur la planète en entier, il serait illusoire de penser qu’importer davantage puisse constituer une option viable.

En conséquenc­e, la famille canadienne moyenne consacrera probableme­nt un pourcentag­e beaucoup plus élevé de son budget à l’alimentati­on. Avant la COVID-19, elle allouait environ 9,1% de son budget à l’alimentati­on. C’était l’un des pourcentag­es les plus bas du monde, mais il pourrait atteindre 11%, voire même 12% d’ici le début de 2022. En comparaiso­n, les Américains y dépensent 6 ou 7%, alors que les Européens y consacrent près de 15%. L’ensemble de ces pourcentag­es changera probableme­nt. D’ailleurs, en 1970, les ménages canadiens consacraie­nt 21% de leur budget à l’alimentati­on.

Compte tenu des mesures de confinemen­t actuelles, le pourcentag­e dédié à l’alimentati­on est probableme­nt beaucoup plus élevé que 9,1% puisque nous dépensons peu sur autre chose. Mais une fois que nous retournero­ns à nos vies de nomades, notre contrat social avec nos systèmes alimentair­es restera à redéfinir.

Pendant que certains ménages s’en sortent, plusieurs autres éprouvent des difficulté­s à rejoindre les deux bouts. Il faut surtout penser à eux, ces ménages à faible revenu. Et contrairem­ent à d’autres crises économique­s par le passé, les femmes et les groupes démographi­ques moins privilégié­s risquent d’écoper davantage cette fois-ci. Les crises forcent les sociétés à se redéfinir et l’aspect essentiel de nos vies se précise. Après la COVID-19, l’alimentati­on deviendra une plus grande priorité budgétaire pour nous tous, qu’on le veuille ou non. ■

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