Acadie Nouvelle

Quand le jupon de la traduction dépasse

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Alain Otis Dieppe

Il y a longtemps, dans les années 1950, Pierre Daviault, le plus célèbre traducteur au Canada à son époque, se demandait si nous étions asservis par la traduction. Presque tout ce qui nous atteint, disait-il, est le fait de la traduction, que ce soit la publicité, les textes dans les journaux, les revues, les nouvelles à la radio, à la télévision, la littératur­e, etc. Il avait raison. Et, ajoutait-il, si cette langue traduite est de piètre qualité, c’est notre français qui en souffre, avant de tirer cette conclusion: notre français sera ce que sera la traduction.

Si Pierre Daviault revenait parmi nous, son discours serait-il le même?

J’ai bien peur que oui. Tout ce qu’il constatait à son époque se voit encore en bonne partie aujourd’hui. Et notre langue porte plus que jamais l’empreinte de la traduction. C’est ainsi qu’on voit de plus en plus de mots et d’expression­s s’infiltrer dans notre français par le canal d’une traduction boiteuse, défectueus­e, faite sans recherche: on partage une nouvelle dans les médias sociaux, on déplore des brèches de sécurité, pour ne donner que ces deux exemples.

La traduction malmène notre langue, c’est évident. Plus encore, elle peut aussi nous desservir sur le plan culturel. Le recours massif à la traduction fait en sorte que souvent, notre culture s’en trouve perdante, sans que l’on s’en rende compte.

Voici un exemple. L’autre jour, dans une émission à la radio française, un segment est consacré à la lecture. Il est question d’un programme pour aider à soutenir les résolution­s de celles et ceux qui se proposent de se mettre ou de se remettre à la lecture.

Le programme est simple et bien pensé: il consiste à se fixer un objectif de lecture différent chaque mois, par exemple, en janvier, relire un livre qu’on a lu à l’école secondaire, en février, lire un livre qu’on a «oublié» de lire à l’école secondaire, en juillet, lire un livre d’un genre différent de ce qu’on lit habituelle­ment, etc. Vous voyez le genre. À un certain mois, lire un livre à qui un prix Pulitzer a été attribué.

Quoi? Là, je me dis, c’est de la traduction, et de la traduction bien mal pensée. Si les mots avaient été bien rendus, l’idée, elle, avait été perdue. Vouloir inciter à la lecture de livres couronnés d’un prix américain, ça ne va plus.

On avait oublié qu’on s’adressait à un public canadien, canadien de langue française. On se trouvait à promouvoir les livres anglais, à inciter le public à lire en anglais. Était-ce bien l’idée qu’on avait en présentant ce segment? J’aime mieux croire que non.

Il aurait fallu dire… un livre à qui un prix du Gouverneur général, ou même, pourquoi pas, un prix France-Acadie a été attribué.

Le jupon de la traduction dépassait. Il dépasse souvent, surtout quand on a recours massivemen­t à la traduction pour faire vivre le bilinguism­e, comme c’est le cas chez nous.

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