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ATTENTION À LA MARCHE

- PHOTOS BY / D’ÉRIVER H IJANO

La plus vieille route de Londres ouvre la voie à la nouveauté (kébabs concepts en prime).

Neuf kilomètres, neuf quartiers et d’innombrabl­es bars à cocktails : la plus vieille route de Londres est sur la bonne voie.

IL Y A 2000 ANS, LES NAVIGATEUR­S ROMAINS ONT SUIVI un grand fleuve jusqu’à un chapelet d’îles où les berges étaient assez proches pour ériger un pont de bois. À 100 m de là, un barista du London Grind vient de me refuser du lait d’amande dans mon latte. À la place, il fait glisser un latte au lait d’avoine, bien plus en vogue, sur le comptoir de marbre. À Londres, faut faire comme les Londoniens.

Le café me stimule pour une balade de 9 km sur la première voie de la ville, pavée par les Romains au ier siècle. Nommée A10 sur les cartes, celle-ci va du pont de Londres jusqu’à Seven Sisters Road, au nord, traversant la place financière de la City, Shoreditch, Dalston et Stoke Newington en changeant de nom à plusieurs reprises. Séparant est et ouest et reliant les communauté­s vietnamien­ne, antillaise, turque et juive, c’est une véritable tranche de ville.

J’ai suffisamme­nt arpenté ces trottoirs pour y creuser des sillons tel un char romain. Ma maison se trouve tout près: quand j’ai emménagé ici il y a 10 ans, je ne pouvais convaincre les visiteurs à y voir autre chose qu’un passage vers Soho ou Notting Hill. Mais tout ça, c’est du passé. De nos jours, des changement­s se font sentir: jeunes pousses, commerces éphémères, foires d’art, stout artisanale qui remplace la Stella. De plus en plus, le quartier rallie les touristes.

« Le pont a fait la route », affirme l’historien et archéologu­e Kevin Flude, qui m’attend là où le premier pont de Londres débouchait sur une rue nommée Fish Street Hill. Des archéologu­es ont

EN HAUT Le gratte-ciel Walkie Talkie, érigé en 2014 par l’architecte Rafael Viñoly, s’élève derrière le quartier financier et ses bâtiments du xixe siècle en pierres de Portland.

PAGE DE DROITE, EN HAUT À GAUCHE, PUIS DANS LE SENS HORAIRE Ça roule : facile de traverser la Tamise avec les autoroutes cyclables de Londres ; virée de magasinage sous les arcades victorienn­es du marché de Leadenhall, contruit sur le site d’un ancien forum romain ; c’est le bouquet au Columbia Road Flower Market.

« L’ÉGLISE ANGLICANE REFOULAIT LES NONCONFORM­ISTES ICI. MÊME CLIMAT, AUTRE ÉPOQUE. »

découvert que des colonnades romaines s’érigeaient ici aux débuts de Londinium. À l’époque, la voie donnait le pouls culturel de la ville. Au pied des gratte-ciels d’aujourd’hui se trouvaient au ier siècle des entrepôts d’huile d’olive et de vin. Sous les actuelles arcades en verre du marché de Leadenhall (où aller pour du fromage importé et un bon cirage de chaussures) s’étendait un grand marché. Et au-delà des piliers victoriens et du plafond à caissons du pub The Crosse Keys se dressait un forum comparable à celui de Rome. Bref, l’endroit était très animé.

Au détour d’une rue, M. Flude m’indique les vestiges des remparts d’origine à l’église All Hallows-by-the-Tower. Mon regard se tourne toutefois vers une demi-douzaine de tours bâties depuis le tournant du millénaire, quand le boom financier de Londres a réduit la paperasse pour construire des gratte-ciels. Chacune a son resto phare (le Sushisamba, le City Social) ramenant les oiseaux de nuit au centre-ville pour la première fois depuis des décennies.

Alors que je laisse les vieux murs pour les ateliers de brique du quartier branché de Shoreditch, le soleil sort et j’entre au Dream Bags/Jaguar Shoes, la galerie-café-disco d’un collectif artistique, où je me juche à un bar bombé de gribouilli­s aux couleurs acidulés. La coproprio Teresa Skrgatic, une brune à taches de rousseur arborant combinaiso­n de denim noir et baskets montantes, me sert un bock de lager non filtrée And Union. Forçant sa voix au-dessus d’une sélection diurne de post-punk et de disco kitsch, elle revient sur le début des années 2000, quand son frère et elle ont été parmi les premiers artistes à s’installer ici. Ils ont apporté des tables de piquenique, exposé l’art urbain de leurs amis et baptisé leur galerie du nom du locataire précédent, qui faisait l’importexpo­rt de sacs et de chaussures.

Par les fenêtres grandes ouvertes se penchent des passants en t-shirt élimé que Mme Skrgatic salue en retour. Certains s’attroupent

« QUAND JE ME SURPRENDS À DIALOGUER AVEC LES PHOTOS SADOMASOS AU MUR, IL EST TEMPS DE RENTRER. »

aux tables, bière à la main ; un artiste fait défiler sur son cellulaire des photos pour les proposer à Mme Skrgatic en vue d’une prochaine exposition. Sauf les signatures des murales pleine hauteur, pratiqueme­nt rien n’a changé depuis 16 ans. Pas besoin. Des imitateurs tel l’Ace Hotel, qui a engagé des videurs baraqués pour filtrer les créatifs venus de Soho, n’ont fait qu’accroître l’intérêt pour l’original.

À 10 minutes au nord, la route enjambe le Regent’s Canal, où pullulent narrowboat­s peints à la main et cafés riverains après des années d’abandon. Je suis dans Dalston, jadis repère de gangsters et de quakers. Dans d’étroites maisons bâties pour des artisans au xviiie siècle, on vend manteaux Martin Margiela vintage (deux tailles trop petits, hélas) et poulet frit à la coréenne avalé sans culpabilit­é (après tout il est « artisanal »).

Seul un ardent buveur peut rester au courant du flot de bars qui ouvrent dans Dalston. Je m’installe dans un établissem­ent rétro appelé Three Sheets et m’échauffe avec un Every Cloud, une mixture hardie de téquila et de lager. Devrais-je mélanger téquila et bière ? Est-ce que ça dérange ? Non. Quelques pas et quelques bars plus tard, je titube à l’Untitled, qui marie la passion locale pour le béton et les tables communes avec la vogue manifeste des cocktails servis dans des verres miniatures. Je sirote un dé de Violin, aux vodkas aromatisée­s au chêne, au pin, à la cire d’abeille, au benjoin et au poivre noir, et me surprends bientôt à dialoguer avec les photos sadomasos noir et blanc au mur. Il est temps de rentrer.

TROP TÔT LE LENDEMAIN MATIN, À QUATRE RUES AU NORD DE

Dalston, je rejoins Sean Gubbins, guide de Walk Hackney, qui a gentiment offert de me mener sur le prochain tronçon. Nous sommes brièvement pris dans la cohue du Ridley Road Market, fouillis d’étals

de fruits et légumes en plein air d’abord fréquenté par les aristocrat­es de l’époque victorienn­e, puis les immigrants juifs et, de nos jours, les Afro-Antillais et les Turcs. « La seule chose qui a changé, c’est qu’on vend aujourd’hui des mangues », me dit M. Gubbins.

La partie « village » de Hackney au nord du marché, où le roi Henri VIII aurait eu un pavillon de chasse, était inhabitée jusqu’à ce que la restaurati­on de la monarchie et l’Église anglicane refoulent non-conformist­es et hérétiques au nord. Même climat, autre époque : les artistes chassés de Shoreditch par des prix trop élevés migrent par ici, comme l’ex-barman de Mme Skrgatic, qui a ouvert un bar exotico-tropical, le Ridley Road Market Bar. Quand ils ont des bébés, ces mêmes artistes s’établissen­t 1 km plus loin dans les maisons mieux adaptées du quartier Stoke Newington.

« Le dernier boom, il y a 150 ans, a triplé la population ici », explique M. Gubbins. On le doit aux trams à vapeur puis aux trolleys qui ont remplacé omnibus et coches. Aujourd’hui, la nouvelle ligne du London Overground a entraîné l’ouverture d’autres commerces. « C’est moins une poussée qu’un tsunami », résume-t-il en laissant passer une poussette double.

Nous croisons des retraités penchés sur des échiquiers et fendons un nuage de vapoteuse devant le Café Z Bar pour prendre cappuccino­s triples et jus d’orange frais. L’odeur de pita turc mène aux kébaberies voisines, où des femmes pétrissent la pâte en vitrine. Puis M. Gubbins s’aperçoit qu’on est en train de polir du carrelage d’un bleu vif un peu plus loin. C’est l’inaugurati­on du Fanny’s, une

kébaberie « concept » sociofinan­cée qui s’affichait comme l’alternativ­e « chic » au typique casse-croûte du coin jusqu’à ce qu’un tollé local la pousse à retirer le mot chic de son enseigne. (Mignardise et tradition ne font pas toujours bon ménage, s’avère-t-il.)

À l’ombre de platanes matures, nous croisons femmes voilées et hommes hassidique­s à shtreimel surdimensi­onné et prenons le train pour le Seven Sisters Market, un marché latino-américain un peu déglingué. Des sèche-cheveux vrombissen­t aux étals de coiffure, rivalisant avec la samba préenregis­trée et les rires d’enfants se régalant d’ananas frais. Au café Pueblito Paisa, nous prenons place à la terrasse, aux côtés de familles regardant du foot sur grand écran. Le serveur apporte un épais chocolat à la cannelle et des pains de dessert au fromage qu’il appelle sweetmeat bread. J’ai l’impression de repousser les frontières qu’on pouvait ressentir il y a des années dans Stoke Newington ou Dalston ou tous ces quartiers derrière moi, comme les nouveaux venus ici qui faisaient leur marque.

Commençant la descente douce vers le sud, nous pénétrons dans Stamford Hill. M. Gubbins m’arrête et pointe les minarets, clochers et les tours entre les arbres. « À la mort de la reine Élisabeth I en 1603, Jacques VI d’Écosse a emprunté cette route pour rencontrer les notables de la ville avant son couronneme­nt, explique-t-il. Lorsqu’on l’a accueilli dans sa nouvelle capitale, voici le premier aperçu qu’il a eu de Londres. » Je me demande ce qu’il penserait s’il voyait la ville aujourd’hui.

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