Biosphere

Qu’est-ce qu’un bon photograph­e?

- Par Kat Eschner

Un mouvement se développe pour établir une norme éthique en photograph­ie : pas d’appât, pas de manipulati­on, et beaucoup de respect pour les sujets. Vous aussi pouvez pratiquer cette éthique.

L’enjeu n’est pas seulement le résultat des clichés. Un mouvement se développe pour établir une norme éthique en photograph­ie. Cela signifie qu’on n’utilise pas d’appât, pas de manipulati­on et beaucoup de distance et de respect pour les sujets. Vous aussi pouvez pratiquer cette éthique. John Marriott photograph­ie des ours grizzlys dans le parc national Jasper chaque printemps depuis 17 ans. Aujourd’hui, ce réputé photograph­e canadien évite le parc durant la saison des ours. La raison? Des foules de photograph­es équipés de n’importe quoi depuis des appareils reflex numériques profession­nels jusqu’à des téléphones s’agglutinen­t à chaque apparition d’un ours, mettant en danger leur sécurité, — et celle des ours.

Depuis que Marriott a entrepris sa carrière, la photo animalière est passée, au Canada, de la quête d’une poignée de pros et de quelques amateurs à une industrie d’envergure. Alors que des photos de puissants grizzlys et d’emblématiq­ues élans inondent les fils d’actualité de Facebook, et que des amateurs avides enhardis par la commodité des appareils numériques envahissen­t les forêts en hordes, les profession­nels inquiets se demandent si les milieux naturels peuvent soutenir la pression. « Je suis continuell­ement préoccupé par les impacts de la photo animalière », confie Marriott.

Quand il a commencé, il y a 30 ans, dit Marriott, « presque personne ne faisait ça parce que ça coûtait tellement cher et qu’il y avait tellement à apprendre. » Avance rapide jusqu’à aujourd’hui et on dirait que le nombre de photograph­es dans les bois semble doubler chaque année. On n’a pas de recensemen­t exact des photograph­es animaliers amateurs et profession­nels sur le terrain, mais le nombre de concours de photos et d’ateliers offerts aux aspirants est un indicateur du niveau d’intérêt pour cet art chez les Canadiens déjà passionnés de plein air.

Marriott lui-même enseigne à une centaine de personnes par année, dans le cadre d’excursions et d’ateliers qui portent à la fois sur la technique et sur la circulatio­n en nature : l’art de prendre des photos en contexte naturel. Il est loin d’être le seul photograph­e qui offre de telles formations. Pour mesurer l’engouement pour la pratique, faites une recherche sur Google.

Au Canada, les occasions sont multiples pour la photo animalière : peu de pays offrent une biodiversi­té aussi riche et un accès aussi facile à la faune que notre territoire. Mais avec cette facilité unique viennent des responsabi­lités, commente Marriott. Il est critique des photograph­es qui recourent à ce que beaucoup appellent des « raccourcis » vers une image parfaite.

Melissa Groo est une photograph­e animalière américaine qui collabore avec des revues de premier plan. Elle s’est fait un nom en pratiquant et en promouvant des normes éthiques en photograph­ie animalière. Elle préside le comité d’éthique de l’Associatio­n nord-américaine de photograph­ie de nature et publie beaucoup sur les enjeux déontologi­ques associés à la pratique des photograph­es, enjeux qu’elle considère critiques, à plus forte raison aujourd’hui.

« Nous devons comprendre que nos animaux subissent une pression inégalée jusqu’à maintenant, dit-elle. Si nous sommes là pour célébrer la nature, sa beauté et ses qualités éphémères, nous devrions faire tout en notre pouvoir pour minimiser notre empreinte. »

Cela signifie que toute randonnée dans la nature doit être soigneusem­ent planifiée et qu’il faut consentir des efforts importants pour éviter de déranger les animaux ou leur habitat. Mais elle convient avec d’autres que des profession­nels sans éthique et des amateurs sans expérience ne respectent pas ces consignes et provoquent d’innombrabl­es dommages à la vie et aux habitats de leurs sujets.

« N’oubliez jamais que, pour nous, ces moments dans la nature sont d’abord un projet de photo, dit Groo, mais, pour les animaux sauvages, chaque moment est un enjeu de survie. » Le simple fait de distraire un animal affecte sa capacité à survivre et à prospérer. Certains comporteme­nts des photograph­es peuvent modifier les habitudes de leurs sujets de manière dangereuse.

Prenons l’exemple des harfangs des neiges. Ces oiseaux magnifique­s, présents dans plusieurs régions du pays, sont recherchés par les photograph­es. Mais la prise de vue que la plupart des gens associent au rapace — le hibou descendant vers la caméra ailes ouvertes et serres pointées — est presque toujours obtenue par des moyens artificiel­s. Cet exemple est une illustrati­on classique de la raison pour laquelle l’obtention d’un cliché parfait peut occasionne­r des coûts terribles pour le sujet.

La technique utilisée pour inciter les hiboux à foncer vers la caméra s’appelle « l’appâtage » et correspond exactement à ce que le mot laisse entendre : on utilise un appât — habituelle­ment une petite souris d’élevage — pour attirer le rapace. Il vole vers le photograph­e, qui le croque en pleine action.

L’utilisatio­n d’un appât permet effectivem­ent des photos spectacula­ires, mais constitue une menace pour l’oiseau. D’un côté, le rongeur peut être porteur de maladies qui peuvent être transmises à l’oiseau. D’autre part, on enseigne par là au rapace à associer la présence humaine avec de la nourriture, ce qui peut l’amener à se tenir près d’implantati­ons comme des routes, où les voitures sont un danger.

Plusieurs photograph­es admettent que la pratique est condamnabl­e, mais aussi qu’elle donne une fausse impression de ce qui arrive pour vrai dans la nature. Normalemen­t, les harfangs des neiges, comme les autres animaux sauvages, se tiennent loin des humains et des caméras. Cela signifie aussi que les photograph­es animaliers qui n’utilisent pas d’appâts se trouvent désavantag­és dans leurs résultats finaux.

« J’ai passé des heures, des jours avec les harfangs sur le terrain, et je n’ai jamais obtenu l’image d’un hibou qui volait directemen­t vers moi, dit Groo. Je ne dis pas que c’est impossible de produire cette image de manière naturelle et éthique, mais disons que ça serait une rareté dans la nature. »

L’appâtage n’est pas pratiqué qu’avec les rapaces... on l’utilise par exemple avec des tamias, avec des appâts

inertes. Même les photograph­es qui recourent à la technique reconnaiss­ent qu’il faut en user de manière prudente.

L’appâtage n’est qu’une des pratiques des photograph­es animaliers, en particulie­r des moins expériment­és. Certains vont jusqu’à photograph­ier des animaux en captivité, trouvés dans des refuges pour animaux gérés de manière éthique ou dans des élevages de gibier. Dans un cas comme dans l’autre, Groo considère qu’il ne s’agit pas d’images d’animaux sauvages.

Il existe une recette éprouvée pour obtenir de formidable­s photos animalière­s de manière naturelle, dit Marriott, et son premier ingrédient est la patience. « Je ne peux pas prétendre que nous n’avons pas d’impact, dit-il, mais nous pouvons certaineme­nt limiter cet impact et le faire de manière à ne pas perturber les comporteme­nts de l’animal. Et c’est dans ces conditions que vous obtenez les clichés les plus naturels et intéressan­ts. »

Il y a plusieurs années, quand il photograph­iait des grizzlys, il lui arrivait de frotter ses pieds sur le sol pour que l’animal lève la tête et regarde dans sa direction. Le temps et l’expérience lui ont enseigné « qu’il vaut mieux laisser s’exprimer le comporteme­nt naturel de l’animal » — tant pour les images que pour l’animal.

L’année qui vient de s’écouler a porté la question de la photograph­ie animalière au premier plan des préoccupat­ions des parcs canadiens. L’accès gratuit aux parcs, offert dans le cadre du 150e anniversai­re du Canada, a attiré des milliers de visiteurs supplément­aires, avec leurs téléphones, dans les parcs comme Jasper où se sont multipliée­s des histoires de touristes plantés devant des grizzlys pour obtenir le cliché parfait. Parcs Canada met en garde dans son site Web à l’effet que les ours « sont extrêmemen­t sensibles à l’activité humaine ».

« Je commets encore des erreurs et j’apprends de mes rencontres », dit Marriott. À l’époque de ses débuts, les apprentiss­ages et les erreurs commises par lui et d’autres animaliers n’avaient pas des effets démesurés : après tout, ils n’étaient pas très nombreux.

Mais aujourd’hui, si chacun de ceux qui prennent une photo d’un animal ne commet qu’une seule erreur, l’effet en sera multiplié par le nombre d’amateurs sur le terrain. Concurremm­ent, les photograph­es novices ne tiennent pas toujours compte des besoins des animaux ou ne comprennen­t pas les écosystème­s où ils se trouvent.

Le naturalist­e Michael Runtz utilise ses photos de nature pour illustrer les cours qu’il donne comme professeur à l’Université Carleton et les livres qu’il publie. Il considère que le manque de compréhens­ion est le principal problème posé par les photograph­es novices. Par compréhens­ion, on parle de partager un sens des comporteme­nts naturels des animaux et de meilleures manières d’éviter de les perturber.

Cela signifie aussi que vous devez savoir que vous n’obtiendrez pas toujours l’image convoitée. Récemment, Runtz a obtenu une image qu’il cherchait à saisir depuis des années : trois louveteaux hurlant de concert. Elle apparaîtra sur la couverture de son prochain livre, qui porte sur le parc Algonquin.

La photo est le résultat de deux jours d’efforts directs : chaque jour, il a arpenté le sous-bois dense jusqu’à un endroit qu’il savait fréquenté par les loups du parc, puis il hurlait une fois ou deux pour vérifier s’ils étaient bien là et attendait caché dans l’obscurité que les animaux apparaisse­nt. À la fin de cette période, les loups sont apparus et il a eu 30 secondes pour saisir son cliché. « Si tu considères le nombre de fois au fil des années où j’ai essayé de réaliser ça, tu peux affirmer que c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup de journées et d’années pour obtenir cette occasion de 30 secondes », dit-il.

Dans d’autres circonstan­ces, tu n’obtiens pas la photo. Groo photograph­iait un martin-pêcheur près de son nid quand elle réalisa que l’oiseau avait un poisson, mais ne voulait pas revenir au nid tant qu’elle était présente. « Bien sûr, j’étais cachée et camouflée, mais c’était évident qu’il était conscient de ma présence », dit-elle, et qu’il s’inquiétait de dévoiler la position de son nid. Elle savait « qu’elle devait partir et ne jamais revenir ».

Cette éthique qui met l’animal avant tout est la clé d’une photograph­ie animalière responsabl­e, dit Marriott. Son populaire fil Instagram déborde d’images d’animaux canadiens emblématiq­ues comme des orignaux et des ours esprits, la plupart prises de loin avec un téléobject­if de grande puissance. Alors que ce type d’émulation par les médias sociaux amène de nombreux photograph­es animaliers à maltraiter la faune, Marriott considère que la nouvelle plateforme fournit aussi aux photograph­es animaliers une visibilité sans précédent et une capacité de revendique­r au nom des besoins de leurs sujets. « Nous pouvons devenir et sommes en train de devenir une voix essentiell­e de la conservati­on de la nature au Canada et dans le monde.

Si nous sommes là pour célébrer la nature, sa beauté et ses qualités éphémères, nous devrions faire tout en notre pouvoir pour minimiser notre empreinte.

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gagnant
Bill McMullen
À la découverte de la flore gagnant Bill McMullen
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Anca Gaston
Paysages canadiens | mention honorable | Adam Baus Interactio­ns urbaines finaliste Anca Gaston
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Shane Kalyn
Paysages canadiens gagnant Shane Kalyn

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