Guide de terrain
Terre-Neuve est peut-être la dernière chance de ce lichen à la texture agréablement laineuse et à la conformation (un peu) étrange.
Terre-Neuve est peut-être la dernière chance de l’érioderme boréal, un lichen à la texture agréablement laineuse
Je n’ai jamais accordé aux lichens l’attention ou l’intérêt qu’ils méritent. Je réalise aujourd’hui que j’ai peut-être été trop blasé à l’égard de ces organismes extraordinaires et que ne suis pas seul dans cette négligence à l’égard d’une merveille de la nature. Comme beaucoup d’autres, je pourrais le confondre avec de la mousse desséchée ou le manquer complètement. Les lichens méritent pourtant mieux. Ma première résolution pour 2018 est de ne plus jamais tenir les lichens pour acquis. Voici pourquoi.
Comme vous le savez peut-être déjà (je reconnais que j’arrive au party un peu tard), les lichens sont fascinants. Résultats d’une symbiose entre deux organismes distincts et dissimilaires, ils ne sont pas des plantes. Des champignons s’associent avec des algues capables de photosynthèse pour produire une créature passablement différente des uns comme des autres : un être nouveau et différent occupe ainsi une niche à part. À cause de leurs propriétés uniques, ils peuvent se trouver particulièrement sensibles aux changements dans l’environnement. Certains lichens sont ainsi des marqueurs et des sentinelles, comme les canaris dans une mine de charbon. Quand la qualité de l’air décline, ils sont parmi les premiers à le montrer.
Pourtant, à leur manière, les lichens peuvent être résilients : sous des milliers de formes distinctes, ils occupent environ six pour cent des terres émergée de la planète, prospérant depuis le niveau de la mer jusqu’aux plus hautes montagnes, depuis la chaleur équatoriale jusque très près des pôles. (Dans son livre qui porte sur une année dans la vie d’un seul mètre carré de terrain boisé, The Forest Unseen, le biologiste David Haskell observe que « les lichens survivent aux mois froids grâce au paradoxe de la capitulation ». Je fais cette mention pour prendre l’occasion d’inviter tout le monde à lire cet ouvrage remarquable.) Il existe même une espèce qui pousse dans le roc massif.
Ici, au Canada, nous avons Erioderma pedicellatum, l’érioderme boréal. Si vous connaissez le grec classique, vous comprenez que son appellation scientifique est hautement descriptive de son apparence : le préfixe ério- est dérivé de érion ou « laine » et est combiné avec derma, la peau. Le terme pedicellatum vient du mot latin pour pied et signifie que le lichen comporte de petites tiges interreliées qu’on appelle pédicules. Sa surface feuillue, généralement de 3 à 5 cm de diamètre, est vert ardoisé quand elle est mouillée et grise quand elle est sèche, avec le dessous blanc et une frange ourlée de blanc. Il est facile à distinguer des deux seules autres espèces d’ériodermes résidant en Amérique du Nord, grâce à de petits « fruits » rougeâtres présents sur sa surface. La plupart des autres variétés d’érioderma vivent sous les climats tropicaux d’Amérique centrale et du Sud.
On a trouvé de l’érioderme boréal dans les régions côtières de l’Amérique du Nord, où il pousse sur les troncs et les branches des sapins baumiers des forêts boréales humides. Il a d’abord été cueilli et identifié comme espèce distincte en 1902, sur l’île Campobello dans la baie de Fundy par un pionnier en pathologie botanique, William Farlow. À l’époque, on l’a trouvé partout dans le Canada atlantique et jusqu’en Norvège et en Suède. Curieusement, il est rendu très difficile à trouver sur Campobello.
Depuis bientôt 20 ans, ce lichen est considéré comme espèce en péril. L’Union internationale pour la conservation de la nature l’avait inscrit sur sa liste des espèces menacées de disparition depuis 2003 parce qu’au cours des trois dernières générations (soit environ 100 ans), l’érioderme a complètement disparu du NouveauBrunswick et du nord de l’Europe. Il est absent de 95 % du territoire de Nouvelle-Écosse. À part une présence modeste en Alaska, c’est seulement dans les forêts de sapins baumiers de Terre-Neuve que l’espèce conserve une certaines masse critique, mais le déclin continue.
L’explication la plus fréquemment entendue pour le déclin du lichen en Nouvelle-Écosse et au NouveauBrunswick l’associe aux pluies acides et au brouillard d’origine locale et aux vents dominants apportant des polluants toxiques d’origine industrielle. L’exploitation forestière, les chemins et les aménagements sont les principaux défis qui se posent aux populations de Terre-Neuve, principalement centrées dans la région de Baie d’Espoir.
L’érioderme boréal est protégé par la Loi fédérale sur les espèces en péril et considéré comme en voie de disparition par le COSEPAC. Par contre, plusieurs experts commentent que le « manque de charisme » du lichen constitue un nouveau défi : personne ne porte attention au fait que la population continue à diminuer, et avec elle, l’espoir pour la survie de cette espèce vieille de 400 millions d’années. C’est pourquoi je prends la résolution de porter attention aux lichens en 2018. —MEL WALWYN