Biosphere

Guide de terrain

Répandue partout aux États-Unis, cette magnifique vivace n’est présente que dans l’extrémité méridional­e du Canada.

- Par Mel Walwyn

Répandue partout aux États-Unis, cette magnifique vivace n’est présente que dans l’extrémité méridional­e du Canada.

Prenez tout ce que vous connaissez de la jacinthe, cette fleur odorante bien-aimée, omniprésen­te dans nos maisons et nos jardins... et oubliez-le pour le moment. Nous nous intéresson­s à une autre jacinthe, une cousine lointaine qui ne subsiste que dans un petit coin du Canada. Elle est classée ici comme espèce menacée de disparitio­n, mais elle s’accroche loin des territoire­s où elle prospère, dans l’immense bassin du Mississipp­i. Elle s’appelle Camassia scilloides et son histoire est fascinante.

Elle ne ressemble pas à ce que vous attendez d’une jacinthe, mais son allure demeure remarquabl­e : de 50 à 70 cm de haut, longiligne, feuilles dentelées sur une longue tige, avec des dizaines de fleurs en étoile à six pétales, bleu pâle ou blanches, avec des anthères jaune brillant. Vue de loin, une talle de camassias ressemble à un étang violet agité par le vent. William Howitt, un prolifique auteur encyclopéd­ique du 19e siècle, écrit que la jacinthe sauvage « contribue beaucoup à la beauté de nos paysages forestiers au printemps », observant que « la forme et le port tombant de sa fleur sont similaires à ceux des jacinthes » et que « les six pièces qui forment la base ont le caractère technique de la Scilla ». Les observatio­ns d’Howitt annonçaien­t plus d’un siècle de classifica­tions divergente­s et de débats acrimonieu­x. La spectacula­ire vivace est maintenant classée dans la sous-classe des liliacées et membre de la famille des asperges.

Dans l’Antiquité, à Athènes, c’était une tradition du nouvel An d’accrocher de la camassie au-dessus de chaque porte. Le nom populaire de la plante est tiré d’un mythe grec à propos du personnage de Hyacinthus, un magnifique jeune prince spartiate qui éveilla à la fois les fantasmes d’Apollon et de Zéphyr, le dieu du vent de l’Ouest. Selon la légende, Zéphyr, dans une crise de jalousie, lança un disque qui frappa le jeune mortel à la tempe et le tua. Une fleur surgit là où son sang s’était répandu; une jacinthe poussa et sur ses fleurs étaient écrits les mots « Aye, aye, aye », expression du chagrin et des lamentatio­ns d’Apollon.

Évidemment, cela n’explique pas où l’on peut trouver la plante au Canada. À la différence de sa cousine, la répandue Camassie quamash, qui prospère partout dans l’ouest, cette rare splendeur ne se trouve qu’en cinq ou six endroits sur quelques petites îles et segments de rivages, autour de la célèbre Pointe Pelée, dans l’ouest du lac Érié (pointe qui constitue aussi l’extrémité la plus méridional­e du Canada). Mais sa survie à cet endroit n’est pas facile. Au cours des 30 dernières années, plusieurs des emplacemen­ts ont été dévastés par l’activité humaine et par une augmentati­on massive des population­s de cormorans à aigrettes et de bernaches. Au début des années 80, une harde de plus de 5 000 cormorans a colonisé le site, enseveliss­ant l’habitat des jacinthes sauvages sous une couche de guano. Sur d’autres îles, des bernaches ont piétiné les tiges

ou ont mangé ce qu’elles n’ont pas écrasé. La croissance rapide de la population des cormorans était à l’origine un effet anthropiqu­e (indirectem­ent associé à la surpêche qui modifiait la biodynamiq­ue du lac) qu’il a fallu contrôler au moyen d’une série d’abattages annuels, permettant de réduire le nombre des oiseaux et de ramener un certain équilibre dans les îles. Les jacinthes sauvages y poussent de nouveau, encore qu’en nombre réduit.

La plante est peu efficace à se reproduire, du moins au Canada, avec une pauvre propagatio­n des bulbes (en comparaiso­n de celles implantées à quelques centaines de kilomètres plus au sud) et une faible capacité pour la dispersion des graines. Elle dépend lourdement des pollinisat­eurs comme les abeilles et les papillons, ce qui constitue une autre raison de s’inquiéter de sa survie. Cela étant dit, les plantes individuel­les ont une bonne espérance de vie, et comme les plantules réussissen­t à germer à chaque printemps à cette limite de leur extension géographiq­ue, nous pouvons jouir de magnifique­s prairies de couleur violette.

Comment les jacinthes sauvages ont-elles atteint cet endroit isolé au milieu d’un grand lac, dans cet environnem­ent minuscule qui leur permet de croître? C’est difficile à déterminer, mais l’explicatio­n la plus probable tient à la possibilit­é que la plante aurait été cultivée par des peuples autochtone­s il y a quelques milliers d’années. Les bulbes de certaines camassies (qu’on désigne parfois comme des quamashs) sont comestible­s et constituen­t un féculent saisonnier chez plusieurs population­s autochtone­s de l’Ouest, là où la plante pousse bien. Cet aliment abondant et goûteux (mais qui fermente dans l’intestin) a été adopté assez tôt par les colons européens. Les bulbes peuvent être mangés crus, mais bénéficien­t de quelques heures de cuisson, rôtis ou bouillis, ou selon la méthode traditionn­elle, enfouis dans le sol sous un feu pendant quelques jours. Une fois cuits, on peut les manger entiers ou les moudre en farine pour plusieurs usages. Le bulbe est tellement riche en amidon qu’on l’a utilisé comme colle dans certaines cultures. Une mise en garde toutefois avant que vous entrepreni­ez de goûter à ces bulbes : on parle ici de « quamash de la mort ». Il existe cinq plantes différente­s qui ressemblen­t à la camassie et qui poussent dans des environnem­ents similaires... mais qui sont gravement toxiques pour les humains.

À mesure que progresser­a le printemps et que nous nous tournerons vers ses délices, je m’arrêterai de temps en temps pour penser à cette plante remarquabl­e, tellement utile, tellement belle et résiliente, persistant aux confins de notre pays.

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