Le Macroscope
Des décennies de subventions démesurées aux grandes entreprises de pêche ont non seulement floué les petits joueurs, mais elles ont aussi détruit les stocks de poissons et causé d’immenses dommages à l’environnement.
Selon un économiste de l’Université de Colombie-Britannique, des décennies de subventions démesurées aux grandes entreprises de pêche ont non seulement floué les petits joueurs, mais elles ont aussi détruit les stocks de poissons et causé d’immenses dommages à l’environnement.
APRÈS LA DEUXIÈME GUERRE
mondiale, l’économie était en lambeaux, tout comme les systèmes d’approvisionnement alimentaire. Pour nourrir les populations et soutenir l’industrie des pêcheries, les gouvernements du monde entier ont commencé à y injecter beaucoup d’argent.
Vers 2009, six décennies plus tard, ces subventions atteignent 35 G$ US annuellement. C’est plus d’un dollar pour chaque trois dollars d’exploitation halieutique gagnés en mer. Et plus les gouvernements dépensent, moins il reste de poissons dans la mer.
Entre en scène Rashid Sumaila. Il est économiste à l’Université de Colombie-Britannique, à l’Institut des océans et des pêcheries et à l’école de politiques publiques, et il s’intéresse depuis longtemps au sort des poissons. C’est un véritable franc-tireur qui, en novembre 2017, s’est rendu à Stockholm pour recevoir le pretigieux Prix Volvo de l’environnement—d’une valeur de 225 000 $ — remis chaque année aux scientifiques qui ont contribué le plus à notre compréhension d’un avenir durable pour les humains sur la planète.
Sumaila a passé une bonne partie de son énergie de recherche à décoder les phénomènes interreliés de l’épuisement des stocks de poissons et de l’impact des excédents de gaz carbonique sur l’océan, nommément, l’acidification et le réchauffement. Puis il a commencé à s’intéresser à comment ces milliards de dollars de subventions affectent la santé des océans.
Le résultat est un article remarquable paru l’an dernier dans la revue Marine Policy. C’est la première étude qui s’arrête à comprendre comment les subventions affectent les pêcheries de petite échelle, artisanales. Ces exploitations sont le contraire des flottes de pêche commerciale qui ratissent la haute mer et utilisent des radars pour détecter les bancs de poissons en eaux profondes. À l’opposé, les exploitations de pêche artisanale consistent plutôt en de petits bateaux qui disposent des pièges ou lancent des filets à proximité des lieux de résidence des pêcheurs. Ces activités nourrissent les communautés locales plutôt que les consommateurs sur différents continents; on y cherche à rassasier la faim plutôt qu’à amasser des profits. Et ce n’est pas eux, loin s’en faut, qui sont responsables d’avoir poussé les stocks de poissons au bord de l’extinction : les pêcheurs artisans sont nombreux, mais leurs prises sont relativement modestes. Environ la moitié de l’argent identifié comme soutenant les petites pêcheries — soit 2,7 G$ US sur 5,6 G$ — est en fait dépensé sur des activités de recherche, de gestion des pêcheries et de création d’aires marines protégées, des efforts visant à assurer que les mers continuent à produire du poisson.
Mais ces sommes ne représentent qu’une petite fraction des 20 G$ dépensés pour bâtir la capacité des mêmes exploitations qui ont contribué à épuiser les pêcheries partout dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. De ce montant, 7 G$ ont servi à compenser pour les coûts du carburant pour alimenter les flottes qui écument les océans.
Pour un économiste comme Sumaila, cela se fonde sur un calcul erroné. Non seulement les subventions au carburant encouragent l’utilisation de matériel inefficace et énergivore, mais elles induisent une distorsion en faveur des plus grandes exploitations. En même temps, les milliards de subventions au carburant contribuent à la détérioration de l’océan par la surpêche et les émissions de gaz carbonique qui provoquent l’acidification et le réchauffement des océans. C’est un cycle toxique.
Comment les pêcheurs artisans peuvent-ils se défendre? Ils n’ont pas autant d’argent et la capacité de l’océan à produire des poissons est mise en péril par l’argent à la disposition des grandes entreprises. Pourtant, ce sont les exploitations artisanales qui appliquent des méthodes capables de protéger les populations pour l’avenir.
Pour Sumaila et ses collègues, il y a là un signal d’alarme pour les contribuables : « Puisque les subventions proviennent entièrement de notre poche, les résultats de cette étude devraient inquiéter grandement les travailleurs de partout. Actuellement, non seulement leur argent est-il utilisé pour exacerber la dévastation de nos écosystèmes océaniques, mais aussi pour soutenir toujours davantage de grandes pêcheries industrielles au désavantage de la pêche artisanale, un mode de vie essentiel pour des millions de personnes et pour notre sécurité alimentaire dans le monde entier. »
Les responsables politiques prennent aussi des notes, même si ce n’est pas à temps plein. Après qu’une tentative de réformer les subventions aux pêcheries eut fait long feu à l’Organisation mondiale du commerce il y a quelques années, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement s’est intéressée à la question en 2016, avec l’espoir que des changements surviennent sur le plan international d’ici 2030.
La date butoir est encore bien éloignée. L’inconnue demeure combien l’acidification et le réchauffement des océans auront progressé d’ici là... tandis que nous ignorons aussi combien ces changements, combinés à la surpêche continue, affecteront les populations de poissons qui restent.a