La vie qui bat
Pourquoi les mères portent-elles habituellement leur bébé du côté gauche? Pourquoi trouve-t-on une tendance similaire chez d’autres espèces, depuis les morses jusqu’aux chauves-souris roussettes?
Pourquoi les mères portent-elles habituellement leur bébé du côté gauche? Pourquoi trouve-t-on une tendance similaire chez d’autres espèces, depuis les morses jusqu’aux chauves-souris roussettes?
LES MÈRES DE NOUVEAU-NÉS LES tiennent sur leur côté gauche 90 % du temps. Le fait demeure vrai pour les mères gauchères, de sorte que la première explication qui vient à l’esprit, à savoir que la position sur le bras gauche libère la main droite, ne tient pas. L’explication couramment la plus populaire s’appuie maintenant sur les différences entre les hémisphères gauche et droit du cerveau, et des recherches récentes suggèrent que la même situation prévaut chez plusieurs espèces animales.
L’explication « hémisphérique » est à la fois plus exotique et plus subtile qu’une autre précédemment populaire, et aujourd’hui largement rejetée, qui voulait qu’en tenant les bébés du côté gauche, on les plaçait en contact direct avec le rythme rassurant du coeur maternel. En lieu de cela, l’explication liée au cerveau s’appuie sur une compréhension de la perception et de l’expression des émotions. Même si cela ne nous apparaît pas clairement au milieu des fluctuations émotives de notre vie, c’est bel et bien l’hémisphère droit qui joue le rôle dominant.
L’hémisphère droit perçoit mieux les émotions exprimées dans le visage, et à son tour, exprime les émotions plus puissamment sur le côté gauche du visage, celui qu’il contrôle. Avec le bébé lové dans le berceau du bras gauche, le côté expressif du visage de l’enfant, tourné vers le haut, est vu dans la partie gauche du champ visuel de la mère — et donc communique directement avec l’hémisphère droit. L’enfant et la mère sont dans un lien émotionnel fort.
Cela vaut pour les humains. Nous en connaissons beaucoup sur les rôles différents de nos hémisphères cérébraux, mais, pendant longtemps, nous ne nous sommes pas attardés à ces différences chez les animaux. Nos connaissances ont aujourd’hui évolué.
Les petits de diverses espèces, dont les chevaux, les boeufs musqués et les épaulards, ont tendance à se placer à côté de leur mère quand ils se déplacent ou se reposent. Les chimpanzés et les gorilles vont plus loin et portent leurs petits du côté gauche, comme nous le faisons. Mais aujourd’hui, on démontre que le comportement relatif au soutien des enfants est plus répandu. En février 2018, des chercheurs de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, en Russie, ont publié un rapport de leurs observations de deux espèces différentes : la chauve-souris roussette et le morse.
Les roussettes sont de grandes chauves-souris fructivores, d’ascendance ancienne, qui, à la différence des chiroptères nord-américains, n’utilisent pas l’écholocation, mais dépendent plutôt d’une excellente vision. Les chercheurs russes ont observé des couples mère-enfant au Sri Lanka et ont noté que, quand ils se reposent face à face, qu’ils se lèchent face à face ou qu’ils se reposent simplement en suspension la tête en bas, ils manifestent une forte préférence pour que l’enfant se place du côté gauche.
Ils sont ensuite passés à l’observation de morses avec leurs rejetons depuis un promontoire surplombant la mer de Tchouktches, en s’intéressant particulièrement à des couples se reposant face à face en position verticale dans l’eau, ou avec le bébé flottant horizontalement juste avant l’allaitement. Encore une fois, l’arrangement préféré installait le bébé du côté gauche.
Ces observations s’ajoutent à un corpus croissant d’indices démontrant la préférence pour le côté gauche dans le lien mère-enfant, mais aussi à l’appui de l’idée qu’un grand nombre d’animaux, des mammifères aux oiseaux et aux amphibiens, connaissent une spécialisation des hémisphères de leur cerveau. (Il existe un sain débat à propos de ce que pourraient être les avantages de la spécialisation des deux hémisphères, mais, quelle qu’en soit la raison, le phénomène est tellement répandu qu’il faut probablement lui reconnaître une valeur évolutionnaire.)
Une autre conclusion qui s’impose est que, si nous, humains, pratiquons notre préférence pour le port à gauche pour des raisons émotionnelles, et que plusieurs autres animaux partagent notre préférence, alors il est probable qu’ils le fassent aussi pour des motifs émotionnels.
Les mystères de ces comportements ne sont pas complètement éclaircis. D’abord, compte tenu que les deux hémisphères, du moins chez les humains, communiquent extrêmement rapidement, il semble étrange que notre système nerveux accorde une telle préférence à l’expression et à la réception de messages affectifs avec l’hémisphère droit. En une fraction de seconde, l’autre hémisphère est informé. D’autre part, le fait que les mâles humains portent indifféremment leur bébé d’un côté ou de l’autre constitue probablement un matériau intéressant pour les humoristes, mais est-ce que cela indique que les mâles ont un lien affectif moins fort avec leur progéniture? Sur le plan hormonal, ils ne sont pas si différents. Je ne connais aucune recherche sur des animaux qui nous éclairerait sur la question.
Un dernier mystère : alors que les indices à l’appui de l’idée qu’un côté préféré pour le transport d’enfants proviendrait des préférences des hémisphères cérébraux continuent de s’accumuler, une question intrigante demeure. Des représentations picturales de couples mère-enfant, sur une période de plusieurs siècles, présentent une discontinuité inexpliquée : en Europe, pour une époque comprise entre la moitié du 15e siècle et la moitié du 18e siècle, la prédominance du côté gauche pour le port d’enfants a connu un déclin précipité, pour ne revenir en force que dans les siècles suivants. Encore plus curieux, dans l’art mexicain, entre les années 300 et 600 de notre ère, le port des enfants à gauche faisait l’objet de 80 % des représentations, tandis qu’à la même période, en Amérique du Sud, cette valeur n’atteignait de 50 %. Est-ce une question de mode artistique? Pour l’instant, on ne connaît pas d’explication.a