Faune urbaine
À propos de discontinuité génétique, de fragmentation des habitats et de la raison pour laquelle il y a toujours un écureuil blanc dans le parc Trinity Bellwoods de Toronto.
À propos de discontinuité génétique, de fragmentation des habitats et de pourquoi il y a toujours un écureuil blanc dans le parc Trinity Bellwoods de Toronto
Dans un parc de mon voisinage vit un écureuil blanc devenu une célébrité, au point que son image fait l’objet de reproductions sur des bibelots dans les magasins de souvenirs, sur des T-shirts et dans de nombreux sites Web. Cet écureuil a donné son nom à un café à la mode et il a son propre compte Twitter. On l’appelle « l’écureuil blanc de Trinity Bellwoods ». Il est bien-aimé et beaucoup photographié. Un journal local l’a récemment qualifié de « mythique ».
Mais ce n’est pas vraiment le cas. Comme je vis dans ce quartier depuis près de 30 ans, je l’ai vu à répétition, et il n’a rien de mythique. Et surtout, puisque les écureuils ne vivent généralement pas plus que six ans (et souvent moins) dans la jungle urbaine, il ne s’agit pas d’un écureuil, mais plutôt d’une lignée. Au fil d’une trentaine d’années, j’ai probablement connu une dizaine de générations, peut-être plus. Et, pour captivante que soit leur apparence pour les passants, ils sont surtout intéressants pour ce qu’ils illustrent des réalités fascinantes de la faune urbaine.
Il faut d’abord savoir que ce sont de simples écureuils gris, Sciurus
carolinensis, l’espèce dominante dans l’est de l’Amérique du Nord. Et ils ne sont pas albinos — s’il s’agissait d’albinisme, leurs yeux seraient rouges, la couleur du sang dans les vaisseaux sanguins serait visible au travers de leur peau, à cause de l’absence du pigment appelé mélanine. Ils seraient quasiment aveugles sous le soleil et leur espérance de vie serait limitée.
En fait, ce fameux écureuil, avec ses yeux foncés, est caractérisé par le leucistisme. Il s’agit d’une condition génétique apparentée à l’albinisme en ce sens qu’elle est aussi causée par un dérèglement de la pigmentation, un peu plus répandue. Le leucistisme implique la perte de différents types de pigments, ce qui occasionne une décoloration des plumes, des poils, de la peau ou des écailles (mais pas des yeux). Cette décoloration est présente chez de nombreuses espèces, chez les reptiles, les oiseaux et quelques mammifères. Quand elle s’exprime sous une forme partiellement bariolée, elle nous donne des chevaux pies ou bicolores, des chats et des chiens dits panachés ou arlequins, des pigeons bicolores, etc. Expression d’une disposition génétique rare qui la plupart du temps n’est pas exprimée, le leucistisme apparaît épisodiquement dans des populations données puis disparaît après une génération ou deux, le gène étant supplanté dans un champ génétique toujours plus diversifié.
Une étude récente a découvert huit exemples inconnus de leucistisme chez de petits rongeurs du sud-ouest de l’Ecuador. Alors que le phénomène était inconnu dans la région, des chercheurs ont trouvé des taux persistants ou même croissants de leucistisme dans la Cordillère de Chilla, décrite comme « un passage important entre le versant pacifique, les Andes et le bassin amazonien ». Ou du moins, ce l’était. Aujourd’hui, à cause d’un afflux d’humains, de l’ouverture de routes, d’exploitation agricole dans la région, le passage a été défait et les habitats naturels ont été fragmentés, rétrécis et isolés. Dans les fragments d’habitats qui demeurent, les espèces sont confinées à des territoires limités, de sorte qu’il existe peu d’occasions de migration ou de dispersion. La diversité génétique s’épuise rapidement. La consanguinité augmente et les anomalies deviennent plus fréquentes. Le leucistisme en est une manifestation.
Est-ce que le même phénomène est à l’oeuvre dans le parc en face de chez moi? Pour la faune urbaine, la fragmentation des habitats est une réalité de la vie. Des populations entières de certaines espèces sont incapables d’évoluer naturellement : enfermées par des rues, des voies ferrées, des autoroutes achalandées et d’autres obstacles infranchissables, elles ne bénéficient pas de l’apport habituel de diversité génétique. Des souches génétiques distinctes peuvent émerger.
Concurremment avec le rétrécissement des populations, cela peut engendrer d’intéressants traits localisés, comme le leucistisme. À l’occasion, dans des secteurs favorables, la dérive génétique se stabilise pour former un bassin génétique permanent, avec certaines variations continues. Le parc Trinity Bellwoods, enserré de tous côtés par des rues passantes, est un microcosme autosuffisant : avec près de 15 hectares d’arbres, d’eau et de riches sources alimentaires naturelles et anthropogéniques, c’est le paradis des écureuils.
Leur existence dans la ville soulève une question intéressante : est-ce que le leucistisme affecte leur vie d’une manière positive ou négative? Dans la nature, leur couleur claire constituerait un important risque pour leur survie à cause d’une plus grande visibilité pour les prédateurs. En contexte urbain, avec moins de prédateurs, la visibilité ne constitue probablement pas un si grand problème et peut même s’avérer avantageuse. D’abord, des écureuils d’un blanc visible auront moins tendance à se faire écraser s’ils s’aventurent dans la rue. Ensuite, leur apparence mignonne incite davantage les humains à les nourrir, ce qui constitue un avantage concurrentiel dans la lutte locale pour la survie. Si l’on pousse encore un peu plus loin, dans la mesure où les animaux urbains ont tendance à être plus actifs que leurs cousins ruraux (à cause des températures ambiantes plus élevées, de l’abondance de nourriture et même des dérangements causés par le bruit urbain), leur absence de coloration constitue un camouflage hivernal idéal face à leurs prédateurs naturels et aux autres menaces.
Nous ne savons pas dans quelle mesure la vie des écureuils blancs est affectée par l’absence de pigmentation — alors que nous pouvons supposer sans nous tromper que leur célébrité leur importe peu. Peut-être que leur succès à se faire nourrir par les badauds et à éviter de se faire écraser a contribué à leur sauvegarde. Rien de mythique, mais déjà matière à légende.