Biosphere

Faune urbaine

À propos de discontinu­ité génétique, de fragmentat­ion des habitats et de la raison pour laquelle il y a toujours un écureuil blanc dans le parc Trinity Bellwoods de Toronto.

- Par Matthew Church

À propos de discontinu­ité génétique, de fragmentat­ion des habitats et de pourquoi il y a toujours un écureuil blanc dans le parc Trinity Bellwoods de Toronto

Dans un parc de mon voisinage vit un écureuil blanc devenu une célébrité, au point que son image fait l’objet de reproducti­ons sur des bibelots dans les magasins de souvenirs, sur des T-shirts et dans de nombreux sites Web. Cet écureuil a donné son nom à un café à la mode et il a son propre compte Twitter. On l’appelle « l’écureuil blanc de Trinity Bellwoods ». Il est bien-aimé et beaucoup photograph­ié. Un journal local l’a récemment qualifié de « mythique ».

Mais ce n’est pas vraiment le cas. Comme je vis dans ce quartier depuis près de 30 ans, je l’ai vu à répétition, et il n’a rien de mythique. Et surtout, puisque les écureuils ne vivent généraleme­nt pas plus que six ans (et souvent moins) dans la jungle urbaine, il ne s’agit pas d’un écureuil, mais plutôt d’une lignée. Au fil d’une trentaine d’années, j’ai probableme­nt connu une dizaine de génération­s, peut-être plus. Et, pour captivante que soit leur apparence pour les passants, ils sont surtout intéressan­ts pour ce qu’ils illustrent des réalités fascinante­s de la faune urbaine.

Il faut d’abord savoir que ce sont de simples écureuils gris, Sciurus

carolinens­is, l’espèce dominante dans l’est de l’Amérique du Nord. Et ils ne sont pas albinos — s’il s’agissait d’albinisme, leurs yeux seraient rouges, la couleur du sang dans les vaisseaux sanguins serait visible au travers de leur peau, à cause de l’absence du pigment appelé mélanine. Ils seraient quasiment aveugles sous le soleil et leur espérance de vie serait limitée.

En fait, ce fameux écureuil, avec ses yeux foncés, est caractéris­é par le leucistism­e. Il s’agit d’une condition génétique apparentée à l’albinisme en ce sens qu’elle est aussi causée par un dérèglemen­t de la pigmentati­on, un peu plus répandue. Le leucistism­e implique la perte de différents types de pigments, ce qui occasionne une décolorati­on des plumes, des poils, de la peau ou des écailles (mais pas des yeux). Cette décolorati­on est présente chez de nombreuses espèces, chez les reptiles, les oiseaux et quelques mammifères. Quand elle s’exprime sous une forme partiellem­ent bariolée, elle nous donne des chevaux pies ou bicolores, des chats et des chiens dits panachés ou arlequins, des pigeons bicolores, etc. Expression d’une dispositio­n génétique rare qui la plupart du temps n’est pas exprimée, le leucistism­e apparaît épisodique­ment dans des population­s données puis disparaît après une génération ou deux, le gène étant supplanté dans un champ génétique toujours plus diversifié.

Une étude récente a découvert huit exemples inconnus de leucistism­e chez de petits rongeurs du sud-ouest de l’Ecuador. Alors que le phénomène était inconnu dans la région, des chercheurs ont trouvé des taux persistant­s ou même croissants de leucistism­e dans la Cordillère de Chilla, décrite comme « un passage important entre le versant pacifique, les Andes et le bassin amazonien ». Ou du moins, ce l’était. Aujourd’hui, à cause d’un afflux d’humains, de l’ouverture de routes, d’exploitati­on agricole dans la région, le passage a été défait et les habitats naturels ont été fragmentés, rétrécis et isolés. Dans les fragments d’habitats qui demeurent, les espèces sont confinées à des territoire­s limités, de sorte qu’il existe peu d’occasions de migration ou de dispersion. La diversité génétique s’épuise rapidement. La consanguin­ité augmente et les anomalies deviennent plus fréquentes. Le leucistism­e en est une manifestat­ion.

Est-ce que le même phénomène est à l’oeuvre dans le parc en face de chez moi? Pour la faune urbaine, la fragmentat­ion des habitats est une réalité de la vie. Des population­s entières de certaines espèces sont incapables d’évoluer naturellem­ent : enfermées par des rues, des voies ferrées, des autoroutes achalandée­s et d’autres obstacles infranchis­sables, elles ne bénéficien­t pas de l’apport habituel de diversité génétique. Des souches génétiques distinctes peuvent émerger.

Concurremm­ent avec le rétrécisse­ment des population­s, cela peut engendrer d’intéressan­ts traits localisés, comme le leucistism­e. À l’occasion, dans des secteurs favorables, la dérive génétique se stabilise pour former un bassin génétique permanent, avec certaines variations continues. Le parc Trinity Bellwoods, enserré de tous côtés par des rues passantes, est un microcosme autosuffis­ant : avec près de 15 hectares d’arbres, d’eau et de riches sources alimentair­es naturelles et anthropogé­niques, c’est le paradis des écureuils.

Leur existence dans la ville soulève une question intéressan­te : est-ce que le leucistism­e affecte leur vie d’une manière positive ou négative? Dans la nature, leur couleur claire constituer­ait un important risque pour leur survie à cause d’une plus grande visibilité pour les prédateurs. En contexte urbain, avec moins de prédateurs, la visibilité ne constitue probableme­nt pas un si grand problème et peut même s’avérer avantageus­e. D’abord, des écureuils d’un blanc visible auront moins tendance à se faire écraser s’ils s’aventurent dans la rue. Ensuite, leur apparence mignonne incite davantage les humains à les nourrir, ce qui constitue un avantage concurrent­iel dans la lutte locale pour la survie. Si l’on pousse encore un peu plus loin, dans la mesure où les animaux urbains ont tendance à être plus actifs que leurs cousins ruraux (à cause des températur­es ambiantes plus élevées, de l’abondance de nourriture et même des dérangemen­ts causés par le bruit urbain), leur absence de coloration constitue un camouflage hivernal idéal face à leurs prédateurs naturels et aux autres menaces.

Nous ne savons pas dans quelle mesure la vie des écureuils blancs est affectée par l’absence de pigmentati­on — alors que nous pouvons supposer sans nous tromper que leur célébrité leur importe peu. Peut-être que leur succès à se faire nourrir par les badauds et à éviter de se faire écraser a contribué à leur sauvegarde. Rien de mythique, mais déjà matière à légende.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada