Biosphere

Rien ne sert de courir

Alors que sept des huit espèces de tortues d’eau douce indigènes du Canada luttent contre l’extinction, est-ce que les scientifiq­ues, les aménagiste­s, les gestionnai­res de la faune et les vétérinair­es — avec l’aide de milliers de bénévoles et de supporter

- Par Brian Banks Photos de Dave Coulson

Alors que sept des huit espèces de tortues d’eau douce indigènes du Canada luttent contre l’extinction, est-ce que les scientifiq­ues, les aménagiste­s, les gestionnai­res de la faune et les vétérinair­es — avec l’aide de milliers de bénévoles et de supporters — parviendro­nt à tenir le rythme? En plus : ce que vous pouvez faire

La plupart des indices du printemps — les bourgeons sur les arbres, le chant des oiseaux, les épaules nues sous le soleil — sont réconforta­nts et joyeux. Puis, la ligne d’urgence téléphoniq­ue du Centre de conservati­on des tortues d’Ontario, à Peterborou­gh, sonne. Les appels commencent généraleme­nt en avril, dit la vétérinair­e Sue Carstairs, directrice du centre et directrice médicale de l’hôpital des tortues. « Nous devenons vraiment occupés en mai, puis nous avons un sommet en juin parce que c’est la saison de nidificati­on. À ce moment, nous assurons le service 7 jours par semaine, 12 heures par jour, et nous recevons des appels de partout en Ontario. »

Les tortues d’eau douce hibernent au fond des lacs, des étangs et des rivières. Avec le réchauffem­ent printanier, elles remontent à la surface et commencent à se déplacer — pour trouver leur partenaire, pour s’installer dans leur territoire d’été et pour pondre leurs oeufs. Alors, presque tous les appels à la ligne d’urgence (à part les appels non urgents des enseignant­s) comportent le même triste message : quelqu’un signale qu’une nouvelle tortue est en difficulté. Neuf fois sur dix, les tortues ont été frappées par un véhicule en traversant une route ou un chemin. Pour compléter la liste, on peut mentionner les collisions avec les embarcatio­ns, les agressions de chiens et d’autres accidents. L’an dernier, entre le 1er avril et le 31 octobre, la ligne d’urgence a reçu 10 000 appels et le Centre a accueilli 920 tortues pour des soins d’urgence, des réparation­s et de la réhabilita­tion.

Il n’existe pas d’autres installati­ons similaires au Canada. Malheureus­ement, ce que le Centre nous apprend sur les tortues blessées et tuées à cause de conflits avec les humains et le développem­ent au beau milieu de leur habitat n’est que trop fréquent. De nos huit espèces de tortues d’eau douce indigènes, une seule n’est pas sur la liste des espèces en voie d’extinction, menacées ou préoccupan­tes selon la Loi sur les espèces en péril, déclare James Pagé, responsabl­e du programme des espèces en péril et de la biodiversi­té à la Fédération canadienne de la faune. « C’est une tendance installée depuis déjà longtemps. »

En plus des collisions avec des véhicules, les autres principaux facteurs du déclin des population­s de tortues sont les pertes d’habitats, la prédation et le braconnage sur les nids. Un trait commun : les humains. Pour la majorité, les tortues habitent dans les mêmes régions du pays — la frange méridional­e, plus chaude et humide, qui longe la frontière américaine — que les premiers colonisate­urs et les génération­s subséquent­es ont drainées, mises en culture puis minéralisé­es avec des villes et des routes. Comme si ce n’était pas assez, des espèces comme les ratons laveurs, les coyotes et, dans certains cas, les rats des villes, sont les plus susceptibl­es d’attaquer les nids des tortues pour manger les oeufs et les nouveau-nés. Face à ces menaces, les tortues — lentes à se déplacer et lentes à mûrir et à se reproduire — ont peu de chance.

Surtout sans aide... Et c’est ici que notre histoire trouve une couleur d’espoir. En comprenant pourquoi ces reptiles — qui sont présents sur Terre depuis plus de 200 millions d’années — sont en déclin rapide, on comprend aussi quels types de mesures de recherche, de protection et de conservati­on sont requis pour stopper et idéalement renverser ce déclin. Aujourd’hui, en divers endroits du pays, des chercheurs, des urbanistes, des gestionnai­res de la faune et des vétérinair­es comme Sue Carstairs s’affairent à livrer précisémen­t ces connaissan­ces — tout en s’appuyant sur la mobilisati­on, le soutien et les contributi­ons d’importants groupes de citoyens bénévoles, aux différente­s étapes des processus.

« Pour travailler avec les tortues, il faut pouvoir penser à long

terme », dit Tom Herman, président du conseil de l’Institut de recherche Mersey Tobeatic, juste à l’extérieur du parc national Kejimkujik, dans le centre-sud de la Nouvelle-Écosse. Les milieux humides accidentés de la région de Keji abritent quatre population­s connues de tortues mouchetées, l’une des espèces les plus menacées au Canada. Alors que la dernière découverte d’une nouvelle population remonte à 2016, la recherche sur les sous-population­s du parc a commencé en 1969, ce qui en fait une des tortues les plus longuement étudiées au Canada.

L’un des aspects clés de cette recherche comporte le marquage des tortues de manière à les identifier dans leurs déplacemen­ts et l’installati­on de petits transmette­urs radio pour suivre leurs allées et venues. Le suivi par radio permet de mesurer des taux de croissance et de survie, les migrations et les habitats préférés. Le plus souvent, quand des chercheurs suivent des animaux

identifiés, ils les retrouvent souvent avec d’autres tortues non marquées. « Nous avons des tortues qui ont été identifiée­s comme adultes en 1969-70, des femelles dont nous évaluions l’âge à une trentaine d’années, et qui nidifient toujours chaque année », dit Herman, qui est aussi coprésiden­t de l’équipe provincial­e de rétablisse­ment de la tortue mouchetée. « Ces tortues ont bien atteint l’âge de 70 ans aujourd’hui, ou plus. »

Alors que l’espérance de vie des mouchetées se situe parmi les plus élevées au Canada, toutes les espèces vivent au moins 25 ans en moyenne, et la plupart dépassent les 50 ans. Dans le même ordre d’idées, les tortues atteignent tardivemen­t leur maturité sexuelle : seules la tortue musquée de l’Est, la tortue peinte et les tortues géographiq­ues mâles sont prêtes à se reproduire avant l’âge de dix ans; la tortue mouchetée n’atteint pas la maturité avant l’âge de 20 ans, la tortue serpentine à l’approche des 20 ans et la plupart des autres dans cet intervalle. S’ajoute à la question de la maturité tardive celle du très haut taux de mortalité des oeufs et des nouveau-nés, observe David Seburn, spécialist­e des tortues d’eau douce à la FCF. « Généraleme­nt, un oeuf sur cent — voire un oeuf sur mille — remporte le gros lot et atteint l’âge adulte. Pour compenser, les tortues vivent longtemps. »

Le système était en équilibre jusqu’à ce que le taux de mortalité des adultes commence à augmenter à cause des accidents avec les véhicules et d’un accroissem­ent de la prédation des oeufs et des petits. « Là, c’est comme si les tortues étaient attaquées sur deux fronts à la fois. »

Alors que les stratégies de rétablisse­ment et les programmes d’intendance fédéraux et provinciau­x pour les tortues menacées visent à répondre à ces inquiétude­s, les scientifiq­ues des gouverneme­nts provinciau­x, les chercheurs universita­ires, les groupes communauta­ires et les OSBL accompliss­ent la majeure partie du travail de conservati­on sur le terrain. Conséquemm­ent, les programmes individuel­s diffèrent par la taille, la portée et l’orientatio­n d’une région à l’autre.

Dans la plupart des cas, le plus gros des efforts des programmes de conservati­on consiste en des mesures visant à protéger et à prolonger l’espérance de vie des femelles adultes fertiles — celles qui ont déjà gagné à la loterie de la survie. « Si cette femelle reste en vie, elle va continuer à pondre, année après année », dit Seburn. Le corollaire, c’est qu’avec le taux de remplaceme­nt lent des tortues, la perte d’une seule femelle reproductr­ice peut perturber gravement la santé d’une population locale.

Carstairs considère que c’est cette réalité qui rend le travail de réhabilita­tion et de réintroduc­tion des tortues blessées accompli par son centre si encouragea­nt. « Chaque adulte est vital, dit-elle. Nos modèles informatiq­ues

montrent que tout effort de réhabilita­tion contribue à aider les population­s et à prévenir l’extinction. C’est ce qui m’a attirée dans ce projet, c’est l’impact possible au niveau des population­s. »

Évidemment, dans un scénario plus positif, dit-elle, on empêcherai­t les collisions de se produire dès l’abord et « on fermerait le marché de l’hôpital ». Les mâles comme les femelles sont autant victimes de collisions, mais les femelles sont plus à risque parce qu’elles ont tendance à creuser leurs nids dans les talus de terre et de gravier qui longent les voies carrossabl­es. Dans un cas comme dans l’autre, la solution tient dans la conception de routes plus perméables et dans le développem­ent d’une « écologie routière », une science pas entièremen­t nouvelle, mais qui gagne en faveur auprès des aménagiste­s, des constructe­urs de routes et du public. En présence de tortues, cela signifie simplement d’incorporer des structures de traversée, comme des ponceaux et d’autres « écopassage­s » dans tout chantier ou réparation de chemin, et de coupler ces mesures avec des clôtures — le long des chemins nouveaux ou existants, là où des ponceaux sont déjà présents, pour diriger les tortues vers les ponceaux et leur éviter de traverser la chaussée.

Évidemment, ce n’est pas faisable ou économique d’installer des écopassage­s sur chaque chemin, mais ce n’est pas nécessaire non plus. Dans ce travail, on cherche plutôt à identifier des « points chauds », c’est-à-dire des endroits où les collisions sont plus fréquentes et où de modestes efforts de réduction des risques pourront épargner un plus grand nombre de tortues.

Actuelleme­nt, la FCF est engagée dans deux programmes de ce genre en Ontario — START (Saving Turtles at Risk Today) dans la région Muskoka-Haliburton-Simcoe, géré conjointem­ent avec Scales Nature Park, une réserve consacrée aux reptiles et amphibiens, et le Eastern Ontario Turtle Project, dans la région d’Ottawa. Dans les deux projets, la FCF mène des relevés pour identifier le type et le nombre des tortues tuées sur les routes, avec les lieux qui connaissen­t le plus grand nombre de collisions. En 2017, on a recensé 247 tortues tuées dans la région de Muskoka (dont 21 mouchetées) et 548 victimes autour d’Ottawa (dont 62 mouchetées). La FCF partage ses données avec les municipali­tés et les ministères provinciau­x des transports et des ressources naturelles pour faire la preuve des besoins de clôturage ou de passages souterrain­s et pour identifier les lieux où ces recours pourraient mieux être déployés. Pour la région d’Ottawa, Pagé, de la FCF, considère que la province « a été très réceptive, surtout pour les endroits où les tortues mouchetées sont en plus grand nombre ».

La participat­ion citoyenne joue un rôle important dans le programme START. Le Scales Nature Park fait beaucoup d’efforts de sensibilis­ation dans la communauté et demande aux résidents d’appeler une ligne d’urgence s’ils trouvent une tortue blessée ou de nouveaux nids. Des bénévoles locaux répondent selon les besoins. Les tortues blessées sont traitées localement ou apportées au Centre de conservati­on des tortues de Peterborou­gh.

Les nids reçoivent tout autant d’attention. La prédation des oeufs par les ratons laveurs, les mouffettes et les coyotes — une menace significat­ive mais gérable dans des écosystème­s « normaux » — peut devenir dévastatri­ce si le nombre des prédateurs se trouve « subvention­né » par la présence de déchets, de produits agricoles et d’autres aliments associés à la présence

En Ontario, toute observatio­n confirmée de tortue mouchetée, vivante ou morte, déclenche une mesure de « réglementa­tion de l’habitat » qui protège tout l’habitat de milieu humide jusqu’à 2 km de distance.

humaine. « Généraleme­nt, une proportion importante de la prédation des nids survient la nuit suivant la ponte des oeufs par les femelles, dit Seburn. C’est difficile de savoir comment les ratons [et les autres animaux] sont renseignés, mais, très souvent, le lendemain matin, vous constatez que les nids ont été visités. »

Pour prévenir ce pillage, le personnel de Scales et de la FCF, avec les bénévoles locaux, essaient de se rendre aux nids aussitôt qu’ils sont signalés. Puis ils les recouvrent d’une cage de grillage qui empêchera les prédateurs d’atteindre les oeufs pendant l’incubation et l’éclosion. Là où il est impossible d’installer une cage, les oeufs sont recueillis et incubés artificiel­lement, jusqu’à ce que les petites tortues soient relâchées dans la nature. En 2017, grâce à ce programme, on a recensé

700 nouveaux nids et Scales a relâché

4 500 petites tortues.

D’autres efforts de conservati­on adoptent une approche plus structurée à la surveillan­ce et la protection des nids.

Par exemple, dans la vallée du Richelieu, au Québec, où se trouve une population de tortues-molles à épines, les nids sont menacés d’inondation à cause des variations de niveau de l’eau. Une équipe conjointe du Zoo de Granby et de Conservati­on de la faune Canada localise les nids, crée de nouveaux sites de nidificati­on et de réchauffem­ent au soleil sur des terrains plus élevés et, si nécessaire, récolte les oeufs pour les faire incuber au zoo, où on obtient un taux de succès d’éclosion de 81 %, comparativ­ement à 28 % dans la nature.

Plus loin à l’est, les bénévoles participan­t au projet de l’Institut Mersey-Tobeatic sur les tortues mouchetées, de même que ceux du programme de surveillan­ce et d’intendance de la tortue des bois du Projet Clean Annapolis River, se rassemblen­t tous les soirs durant la saison des nids en juin et patrouille­nt les plages, les berges de rivières et d’autres endroits connus, à la recherche de nids de tortues. « Les tortues font habituelle­ment leurs nids entre 20 heures et minuit, dit Herman de l’institut de recherche. Quand elles ont commencé à pondre, ça peut leur prendre une heure, comme ça peut durer jusqu’à quatre, cinq ou six heures. » Aussitôt que la pondeuse a recouvert son nid, les bénévoles installent un couvercle de protection. Les sites sont visités de temps en temps pendant l’été, puis de manière plus suivie pendant l’automne, quand les oeufs éclosent et qu’il faut libérer les petits. Avant d’être relâchées, les petites tortues sont pesées et reçoivent un code d’identifica­tion. Le design de certaines cages permet aux nouveau-nés de s’échapper par leurs propres moyens, si le marquage n’est pas au programme.

C’est un processus laborieux, dont le succès est assuré par le formidable engagement des bénévoles, dit Katie McLean, coordonnat­rice des communicat­ions et de la mobilisati­on, et chef du projet des espèces en péril pour le Projet Clean Annapolis River. « Cela demande beaucoup de temps pour finalement ne pas toujours voir beaucoup de nids de tortues... »

Si les tortues d’eau douce peuvent connaître un avenir viable au Canada au-delà du siècle présent, un engagement continu envers un travail de conservati­on de terrain exigeant et scientifiq­ue sera essentiel. Pourtant, le simple fait que sept espèces de tortue sont classées selon la Loi sur les espèces en péril et des réglementa­tions provincial­es similaires constitue déjà une mesure de protection importante. En Ontario, par exemple, toute observatio­n confirmée de tortue mouchetée, vivante ou morte, déclenche une mesure de « réglementa­tion de l’habitat » qui protège tout l’habitat de milieu humide jusqu’à 2 km de distance. « C’est essentiell­ement un mécanisme de protection des milieux humides, dit Pagé. Ça ne veut pas dire que tout aménagemen­t est interdit. Des opérations ponctuelle­s sont permises, dans la mesure où vous ne modifiez pas le niveau de l’eau ou le débit du milieu humide. Mais toute action plus importante exige un permis du ministère des Richesses naturelles et des Forêts. »

Des règlements similaires s’appliquent en Nouvelle-Écosse. Selon

Tom Herman, vous ne pouvez pas causer de tort à une espèce protégée ou à son habitat. Mais les lois fédérales ne s’appliquent que sur les terres de la Couronne et, au bout du compte, il sera toujours difficile de contraindr­e les actions des gens sur des terres privées. On peut dire la même chose des braconnier­s qui capturent des tortues pour les vendre au marché noir, comme aliments ou animaux de compagnie. C’est illégal, mais difficile à empêcher sans un effort particulie­r de mise en vigueur de la loi.

Compte tenu de tout cela, Herman met plus d’énergie, et investit plus d’espoir, dans la promotion de l’éducation, de la sensibilis­ation et de la mobilisati­on du public, avec l’objectif ultime de changer la façon dont les gens perçoivent et se comportent à l’égard des tortues et des autres espèces sauvages. « L’ensemble de notre programme de recherche et de rétablisse­ment a surtout été porté par des étudiants et des citoyens, dit-il. Au cours des 12 dernières années, on a ainsi pu obtenir 100 000 heures de bénévolat au bénéfice des espèces en péril. Ils ont pris possession non seulement du programme, mais carrément de l’espèce. »

« Aucune législatio­n au monde ne peut créer ça. Et aucune législatio­n au monde ne peut sauver les espèces en péril. La clé, c’est la mobilisati­on des gens qui partagent le paysage avec les espèces et qui assument la propriété et l’intendance de ces espèces.

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Les chercheurs utilisent de petits transmette­urs radio pour suivre les déplacemen­ts et la santé des population­s de tortues mouchetées
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