Guide de terrain
Que la perspective soit géographique, géologique, littéraire, historique ou, bien sûr, botanique, le braya poilu (Braya pilosa), un membre rustique de la famille de la moutarde, est fascinant.
L’Arctique canadien! Quand on m’a annoncé que l’entièreté de cette édition de Biosphère serait consacrée à cette région captivante, j’ai pris la résolution d’amener dans ces pages un spécimen tout à fait exemplaire, et totalement canadien. Le braya poilu (Braya pilosa), un membre rustique de la famille des Brassicacées (moutarde), est notre vedette. Que la perspective soit géographique, géologique, littéraire, historique ou, bien sûr, botanique, l’histoire vous fascinera.
D’abord, cette plante exceptionnellement rare vit très loin dans le nord, et nulle part ailleurs. Le seul endroit où la trouver sur la Terre est autour de l’extrémité du cap Bathurst, une péninsule de l’Arctique occidental formant la pointe ultime des T. N.-O. continentaux. C’est l’un des rares caps de l’Amérique du Nord à pointer au-delà du
70e parallèle. Le braya poilu a été récolté trois fois au début du 19e siècle puis seulement 154 ans plus tard, en 2004, par un botaniste venu de l’Utah.
En second lieu, on trouve sur cette péninsule les « collines fumantes », un phénomène naturel bizarre où des strates de shale se consument dans le sol gelé, créant des panaches de fumée dans la toundra glacée. Pour ajouter à l’étrangeté du lieu, il en résulte des étangs d’anhydride sulfureux à l’odeur âcre qui parsèment un paysage évoquant la science-fiction.
Ce qui nous amène à un troisième fait étrange : le cap Bathurst se retrouve au centre d’un roman de 1873 du Jules Verne, Le Pays des fourrures. Dans ce récit, ce précurseur de la science-fiction invente une île glacée qui, après une éruption volcanique, part à la dérive vers l’ouest et le sud. Le gigantesque iceberg transporte un fort de la Compagnie de la baie d’Hudson avec ses habitants et traverse le détroit de Béring, tout en continuant à fondre.
En quatrième lieu, où les faits deviennent plus étranges que la fiction, le premier scientifique occidental à voir et à classifier cette plante rarissime fut le médecin de bord, naturaliste et explorateur arctique d’origine écossaise John Richardson. Il a fait la découverte en 1826. Et comment s’est-il rendu là? Il était membre des équipages des deux premières expéditions arctiques de Sir John Franklin. Oui, le Franklin de l’Erebus et du Terror, et de leur quête désastreuse pour le passage du Nord-Ouest vingt ans plus tard. Richardson est un des survivants de la première et calamiteuse exploration vers la rivière Coppermine (1819-1822), célèbre pour ses épisodes de meurtre, de cannibalisme et de l’incroyable manque de préparation de la part de son capitaine. Seulement
quelques années plus tard, lors d’une des seules entreprises réussies de Franklin, Richardson a contribué à cartographier 3 000 kilomètres de rivage. Il est personnellement associé à la cueillette de milliers d’échantillons botaniques, plus tard classifiés dans plusieurs volumes de Flora BorealiAmericana (1830) par Sir William Hooker, un pionnier de la botanique moderne.
C’est Hooker qui identifia et nomma la plante Braya pilosa, membre de la famille des Brassicacées parmi les angiospermes. De façon surprenante, dans les collections de l’herbier des Kew Gardens, près de Londres, on trouve des échantillons séchés de trois voyages séparés : Richardson en 1826 et 1848 (à l’occasion d’une expédition à la recherche de la dernière et tragique tentative de Franklin) et un récolté par un capitaine Pullen en 1850.
Ce qui nous amène à la dimension botanique. Avec des fleurs blanches relativement grandes, le braya poilu se distingue par le duvet sur ses tiges multiples (d’où son nom), dont la taille est de 4 à 12 cm. Cette plante vivace pousse sur des poches de silt et de sable calcaire dans une région qui est restée libre de glace pendant le Pléistocène. On estime qu’il se trouve 15 000 plants dans 13 colonies distribuées sur 64 km2. On sait peu de choses de sa physiologie, alors que son parfum et ses larges fleurs suggèrent qu’elle est pollinisée par les insectes.
Sans surprise, compte tenu de sa distribution étroite et de son environnement rigoureux, l’avenir du braya poilu semble peu encourageant. La régression de la banquise sur la mer de Beaufort, avec le réchauffement des températures, amènent une érosion rapide des habitats côtiers de la plante (à raison de près de 10 m par année), tandis que des tempêtes plus puissantes menacent les colonies de leurs embruns salés. Les populations plus nombreuses à l’écart des rivages sont aussi menacées par des inondations plus fréquentes. La plante est mal équipée dans sa compétition avec d’autres espèces quand elle cherche à s’établir ou à s’étendre dans de nouveaux espaces, même si des espèces apparentées prospèrent au Groenland. Depuis 2013, Braya pilosa est classé comme en voie de disparition par le COSEPAC dans le cadre de la Loi sur les espèces en péril. Cette espèce rare canadienne, perdue et retrouvée, pourrait connaître une triste fin.