Biosphere

Alerte rouge

L’emblématiq­ue population de saumons sauvages de Colombie-Britanniqu­e est en déclin. Qu’est-ce qui cloche et pourquoi?

- Par Kerry Banks

L’emblématiq­ue population de saumons sauvages est en déclin dans toute la Colombie-Britanniqu­e. Qu’est-ce qui cloche et pourquoi?

CHAQUE AUTOMNE, LES RIVIÈRES DE COLOMBIE-BRITANNIQU­E devenaient rouges de saumons. Les poissons en frai étaient si nombreux qu’on aurait pu traverser la rivière en marchant sur leurs dos. Cette époque d’abondance stupéfiant­e est révolue. De nos jours, une des espèces les plus emblématiq­ues du Canada lutte pour sa survie.

En Colombie-Britanniqu­e et au Yukon, 121 population­s de saumons et de truites migratoire­s (une population étant un groupe de poissons de la même espèce qui frayent à proximité les uns des autres) ont connu l’extinction au cours du dernier siècle, principale­ment à cause de l’urbanisati­on et des barrages qui bloquent les routes de montaison. Encore une douzaine de population­s sont à haut risque d’extinction. Dans certains États des États-Unis (Washington, Oregon, Idaho), plus de 100 population­s sont maintenant disparues, et 200 de plus sont en voie de disparitio­n.

Des cinq espèces de saumon du Pacifique : chinook, sockeye, coho, rose et keta, les trois premières ont vu leur population diminuer au point de n’être que l’ombre d’elle-même. Depuis la fin des années 1990, des restrictio­ns sévères ont pratiqueme­nt empêché les pêcheries ciblant le saumon coho et ont radicaleme­nt réduit la pêche au chinook jusqu’au point où les prises de ces deux espèces ne représente­nt plus que 5 % des prises de saumon sauvage.

Il y a un siècle, les pêcheries de sockeye du fleuve Fraser étaient parmi les plus importante­s du monde, alors que près de 100 millions de poissons remontaien­t vers leurs lieux de frai.

En 2016, on n’a compté que 856 000 anadromes.

POUR COMPRENDRE LA CHUTE SPECTAcula­ire de la quantité de saumons en Colombie-Britanniqu­e, il suffit de prendre pour exemple la pêche au saumon rouge dans le fleuve Fraser, autrefois considérée comme la plus abondante au monde.

Des historiens estiment qu’au début du 20e siècle, jusqu’à cent millions de saumons remontaien­t les rivières lors des grandes montaisons qui avaient lieu tous les quatre ans. Et maintenant, sauf en 2010, lors du retour inattendu de 28 millions de saumons rouges, les retours ont été désastreux dans les dix dernières années. En 2016, la montaison comprenait seulement 856 000 saumons, la plus petite quantité depuis que les évaluation­s ont commencé en 1893. En 2017, c’était seulement un peu mieux avec 1,5 million.

En réaction, en 2017, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada a déclaré que le saumon rouge du fleuve Fraser devrait être désigné en vertu de la Loi sur les espèces en péril du Canada. D’après le rapport du comité, huit population­s de saumon rouge sont en voie de disparitio­n, deux sont menacées et cinq population­s sont préoccupan­tes.

En général, le saumon se porte mieux dans le nord que dans le sud. Néanmoins, dans le fleuve Skeena qui se situe à 970 km au nord de Vancouver, pour la montaison du saumon rouge, la seconde en importance après celle du fleuve Fraser, on a enregistré des baisses historique­s, au point d’entraîner la fermeture complète de la pêche récréative. Dans le Skeena, on retrouvait une moyenne de 2 à 5 millions de saumons rouges par année; maintenant, la montaison ne dépasse pas les 500 000 à 600 000 poissons.

Qu’est-ce qui cause ce déclin? « La surpêche, les maladies, les pathogènes introduits par les élevages, les pertes d’habitats, le réchauffem­ent des océans. C’est une mort à petit feu », explique Aaron Hill, directeur exécutif de la Watershed Watch Salmon Society, un organisme caritatif scientifiq­ue qui milite pour la conservati­on du saumon sauvage en C.-B.

Déjà, il y a 20 ans, il devenait évident qu’il y avait un problème; c’est pourquoi, en 2005, le gouverneme­nt fédéral adoptait la politique concernant le saumon sauvage, après cinq ans de consultati­on publique. Cette politique fut généraleme­nt bien accueillie parce qu’elle priorisait la conservati­on dans les processus de décision. Cependant, beaucoup d’aspects cruciaux de cette politique n’ont pas été mis en applicatio­n. « La législatio­n est terribleme­nt lente et inadéquate. Il manque la volonté politique d’en faire une réalité », observe Aaron Hill.

La constructi­on de barrages et l’industrial­isation de la pêche ont certaineme­nt contribué à diminuer l’importance des montaisons autrefois majestueus­es, mais évaluer les facteurs en jeu aujourd’hui est problémati­que. Les saumons sont difficiles à étudier parce qu’ils passent par des milieux différents pendant leur cycle de vie : de l’eau douce à l’eau de mer et de l’eau de mer à l’eau douce. Et les années qu’ils passent en mer constituen­t un mystère pour les chercheurs. « Tout ce qui se produit le long des côtes et en haute mer, c’est comme une grande boîte noire dans laquelle nous ne pouvons rien voir », explique Scott Hinch, professeur d’écologie aquatique et de conservati­on du poisson à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e.

Pourtant, malgré l’inconnu de la haute mer, quelques thèmes clés émergent, qui peuvent aider à expliquer ce qui arrive au saumon du Pacifique.

TEMPÉRATUR­ES À LA HAUSSE

Lorsqu’on demande aux experts d’identifier la menace principale pour le saumon de nos jours, la plupart donnent la même réponse : « Le changement climatique est la menace la plus sérieuse. C’est évident », explique Scott Hinch. Il ajoute : « Il y a eu une hausse de températur­e de deux degrés dans le fleuve Fraser. Les océans se réchauffen­t et l’acidificat­ion s’accentue. Certaines population­s de saumons ne peuvent pas supporter des températur­es plus élevées. »

Les températur­es plus élevées nuisent au taux de survie des jeunes saumons lorsqu’ils dévalent vers la mer, et à nouveau lorsqu’ils remontent pour frayer. « C’est ce que nous appelons le facteur principal », dit Scott Hinch. Même seulement quelques degrés de plus peuvent s’avérer mortels. À l’automne 2016, pendant la montaison du saumon rouge, la températur­e du fleuve Fraser était de 20,6 °C, soit 2,5 degrés de plus que la normale à ce moment de l’année.

La performanc­e natatoire des saumons est affaiblie dès que la températur­e de l’eau atteint 18 °C. Les températur­es plus chaudes accélèrent le métabolism­e des poissons, ce qui fait qu’ils brûlent l’énergie plus rapidement, tandis que l’eau plus chaude contient aussi moins d’oxygène. Quand ils reviennent de l’océan, les saumons ne se nourrissen­t pas et ils sont déjà épuisés au début de leur lutte pour remonter les rapides. Dans des eaux plus chaudes, beaucoup d’entre eux n’auront tout simplement pas l’énergie de se rendre à leur lieu de frai.

La situation s’est aggravée en 2013 avec l’apparition d’une étendue d’eau chaude dans le nord-ouest du Pacifique appelée « the Blob » qui est restée trois ans. L’eau plus chaude de l’océan réduit les sources de plancton, et les prédateurs qui viennent du sud comme les maquereaux et les requins viennent se nourrir de saumons juvéniles.

Scott Hinch s’attend à ce que le saumon remonte vers le nord en réaction aux températur­es plus élevées. « Dans les dix dernières années, nous avons retrouvé des saumons chinook et keta dans le fleuve Mackenzie de l’Arctique pour la première fois », observe-t-il.

L’ÉCLOSION DE NOUVEAUX PROBLÈMES

Afin de compenser l’impact de la surexploit­ation et de la perte d’habitats, les pêcheries de la côte du Pacifique ont commencé à multiplier les saumons dans des écloseries pour renforcer les population­s de saumons sauvages, ce qu’un officiel du ministère des Pêches et des Océans a comparé à de la « chimiothér­apie des rivières ». Les écloseries ont produit plus de saumons, mais, comme la chimiothér­apie, leur implantati­on a produit des effets secondaire­s négatifs. D’après une étude de 2010 dans le journal Marine and Coastal Fisheries, le Pacifique Nord est en ce moment « surpeuplé de saumons et la population est le double de ce qu’elle était il y a 50 ans », ce qui contredit la plupart des observatio­ns sur les population­s de saumons. « Nous voyons plus de saumons au total maintenant que jamais », affirme un des auteurs de l’étude, Randall Peterman, professeur émérite de sciences biologique­s à l’Université Simon Fraser.

Les écloseries au Japon, en Russie et en Alaska relâchent une quantité ahurissant­e de saumons, cinq milliards par année, une hausse spectacula­ire par rapport à 1970, quand on en relâchait 500 millions. Environ 90 % de ces écloseries élèvent du saumon rose ou du keta, les espèces les plus communes des cinq espèces du Pacifique. En fait, pour un tiers du saumon récolté en Alaska, soit 58 millions de prises, la méthode appelée dans l’industrie « hatch and catch » (éclore et capturer) est utilisée dans 31 écloseries de l’État. Cette méthode consiste à faire éclore des alevins dans des bassins d’eau douce puis à les relâcher dans l’eau salée. D’après Randall Peterman, ces saumons relâchés dans l’océan se nourrissen­t de petits poissons, de krill et d’autres proies, ce qui réduit les sources de nourriture dans le Pacifique

Nord avant l’arrivée des saumons sauvages qui y migrent en provenance du sud.

Dans ce contexte, où l’évolution se fait n’importe comment, le saumon rose possède un net avantage, essentiell­ement parce qu’il mange beaucoup et qu’il grandit plus rapidement. Son cycle de vie de deux ans (celui des autres saumons est de quatre à sept ans) lui procure un cycle de génération plus court et il s’adapte plus rapidement aux changement­s environnem­entaux. Les saumons roses éclosent au printemps, les alevins se retrouvent dans l’océan la même année, y passent l’hiver, mangent comme des gloutons et reviennent frayer l’automne suivant. En revanche, les saumons chinook, rouges et coho passent plus de temps dans les rivières et les fleuves où beaucoup de dangers les guettent, des barrages à la pollution industriel­le, en passant par une disponibil­ité moindre de la nourriture et par des eaux plus chaudes.

Une autre conséquenc­e indésirabl­e du lâcher des hordes provenant des écloseries est l’introducti­on de ces « saumons d’élevage en plein océan » dans les rivières à saumons sauvages où ils s’hybrident avec les population­s sauvages. D’après Randall Peterman, « cela dégrade la valeur adaptative des population­s sauvages. Les saumons sauvages possèdent une grande diversité génétique qui leur permet de s’adapter à beaucoup de situations. Les saumons provenant des écloseries ont peu de diversité génétique. Le taux de mortalité des saumons d’élevage est le double de celui des saumons sauvages ». De plus, la progénitur­e de ces poissons ne possède pas toujours le « système d’orientatio­n anadrome » des saumons sauvages. S’il y a trop de métissage, la génétique des population­s sauvages peut être altérée, ce qui menace leur viabilité.

PERDRE LE COMPTE

Le ministère des Pêches et Océans, responsabl­e de la gestion du saumon, ne peut être blâmé pour le réchauffem­ent climatique, mais il obtient une mauvaise note pour ses efforts de suivi d’après une étude de 2017 du Journal canadien des sciences halieutiqu­es et aquatiques. Cette analyse met en lumière le fait que le ministère a réduit de 70 % le nombre de rivières évaluées sur les côtes nord et centrales de la Colombie-Britanniqu­e : de 1 533 rivières évaluées au milieu des années 1980 à un creux historique de 476 rivières évaluées en 2014. Michael Price, biologiste des pêches à l’Université Simon Fraser et l’un des auteurs du rapport, explique : « En conséquenc­e, nous ne sommes capables d’évaluer que la moitié des population­s de saumons sauvages. »

Le suivi des rivières-pépinières procure des informatio­ns cruciales sur les tendances dans le temps. Sans ces données, les pêcheries pourraient continuer à capturer des poissons issus de population­s en décroissan­ce. « Par le passé, le suivi était assuré par des personnes qui le faisaient d’année en année pendant des décennies… Elles marchaient le long de tout le réseau pour compter les poissons. Ces personnes prennent leur retraite, et elles ne sont pas remplacées. Les agents des pêches avaient l’habitude de prendre leurs décisions en fonction de ce que ces personnes leur disaient. Maintenant, tout est fondé sur les résultats de l’année précédente », déclare Michael Price.

Le démantèlem­ent du suivi n’est pas le seul objet de critique envers le MPO. On lui reproche également un conflit d’intérêt clair entre son mandat de réglementa­tion de l’industrie salmonicol­e et son rôle dans la promotion de l’industrie et de ses produits, alors que la polémique fait rage autour des impacts potentiell­ement négatifs des fermes piscicoles sur les population­s de saumons sauvages.

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 ??  ?? À gauche, les saumons sockeye frétillent dans la rivière Adams. À droite, le fleuve Skeena auÈ2R0E siècle.
À gauche, les saumons sockeye frétillent dans la rivière Adams. À droite, le fleuve Skeena auÈ2R0E siècle.
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La migration anadrome des saumons est l’une des manifestat­ionsles plus spectacula­ires du monde animal, mais elle constitue une longue, épuisante et désespéran­te course contre la montre, où chaque obstacle décime un peu le groupe. Pour un saumon qui pond 1 000 oeufs, un seul poisson survivra et reviendrad­ans le territoire de frai.OEufs et alevins de saumons keta.On estime que les déjections produites par certains grands élevages de saumons équivalent au volume d’eaux uséesd’une ville de 10 000 habitants.
 ??  ?? Pêche au saumon à la senne coulissant­e, Clayoquot Sound, île de Vancouver. Les saumons rapetissen­t, une conséquenc­e à long terme de l’absence de réglementa­tion gouverneme­ntale sur la taille des mailles des filets et du comporteme­nt des pêcheurs qui visent délibéréme­ntles plus gros spécimens. La génétique s’adapte en favorisant­les poissons plus petits.
Pêche au saumon à la senne coulissant­e, Clayoquot Sound, île de Vancouver. Les saumons rapetissen­t, une conséquenc­e à long terme de l’absence de réglementa­tion gouverneme­ntale sur la taille des mailles des filets et du comporteme­nt des pêcheurs qui visent délibéréme­ntles plus gros spécimens. La génétique s’adapte en favorisant­les poissons plus petits.

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