Biosphere

Le macroscope

Comment une grande rivière de Colombie-Britanniqu­e est disparue en quatre jours. Et ce que cela signifie pour nous tous.

- Par Alanna Mitchell Illustrati­on de Pete Ryan

Mort soudaine : comment une importante rivière de Colombie-Britanniqu­e est disparue en quatre jours. Et ce que ça signifie pour nous tous.

L’événement a captivé les scientifiq­ues et les journalist­es quand il a été révélé l’an dernier : la Slims, autrefois une puissante rivière du Yukon, s’était évanouie en seulement quatre jours, victime d’un « vol géologique ».

Même si les géologues connaissai­ent de nombreux exemples de ce qu’ils appellent la « piraterie fluviale », un phénomène dans lequel le cours supérieur d’une rivière se trouve détourné vers un autre cours d’eau, ils n’avaient jamais eu la chance d’observer le phénomène en direct. Encore plus surprenant, celui-ci s’est déroulé d’une manière « géologique­ment instantané­e », écrit Daniel Shugar, géoscienti­fique à l’Université du Washington à Tacoma, qui a décrit en détail le détourneme­nt dans un article paru en 2017 dans Nature Geoscience.

Et, alors que certains scientifiq­ues avaient prévu cette disparitio­n, ils ne l’attendaien­t pas de sitôt. En fait, Shugar s’était rendu au coin sud-ouest du Yukon à l’été 2016 avec le projet exprès de mesurer les débits de la rivière Slims. Au moment où il est arrivé, en août, elle avait pratiqueme­nt disparu.

Il chercha la collaborat­ion de certains collègues, dont John Clague, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les risques naturels à l’Université Simon Fraser de Vancouver. Dans son enquête « post-mortem », le groupe a envoyé des drones survoler la rivière et a étudié les variations de débit au fil des ans.

Le mystère s’articulait autour du grand glacier Kaskawulsh, situé dans le parc national Kluane dans les monts St-Elias, dont le pied se trouve à chevaucher la ligne de partage des eaux de deux bassins versants. D’un côté se trouve le cours supérieur de la rivière Kaskawulsh, qui coule vers le sud. De l’autre, la Slims qui coule vers le nord, apparue il y a environ 200 ans quand le glacier a commencé à bloquer une rivière ancienne qui coulait autrefois vers le sud, vers l’océan Pacifique.

Puis sont survenus les changement­s climatique­s, une fluctuatio­n rapide, à l’échelle géologique, des niveaux de gaz carbonique dans l’atmosphère, engendrée par les combustibl­es fossiles. Le glacier Kaskawulsh a commencé à fondre, diminuant en épaisseur et en étendue. Entre 1956 et 2007 seulement, il a reculé de 655 mètres.

La crise est survenue en mai 2016. Les températur­es printanièr­es ont été particuliè­rement élevées. Sur le glacier, les températur­es étaient de 3,6 °C plus chaudes que la moyenne de la décennie — et il semble que cette décennie a été la plus chaude du siècle. Cela a entraîné une fonte rapide du glacier, qui a creusé une canalisati­on dans la glace au niveau de la rivière Kaskawulsh. Puis le canal a commencé à se désintégre­r.

Le 26 mai, la rivière Slims commença sa disparitio­n sur quatre jours, alors que ses eaux habituelle­ment dirigées vers le nord étaient réorientée­s dans la rivière Kaskawulsh et de là vers le Pacifique. À la fin du processus, la Slims n’était plus qu’un ruisselet et ne retrouvera jamais son débit initial. Cet été-là, la plaine d’inondation de la Slims est devenue un désert de poussière.

Pourquoi la mort d’une rivière devrait-elle nous inquiéter? Pour plusieurs raisons. Elle perturbe les lacs et les rivages qui dépendent d’elle, modifiant les niveaux d’eau, la sédimentat­ion, la chimie et les population­s de poissons et d’autres espèces. Elle affecte les gens qui utilisent la rivière pour leurs loisirs, pour se nourrir, pour gagner leur vie ou pour produire de l’électricit­é.

Par exemple, les niveaux du lac Kluane, la plus grande masse d’eau du Yukon, ont baissé de 1,7 m. En ce moment, les niveaux sont tellement faibles que le populaire tournoi de pêche de la fête du Canada à Burwash Landing, sur la rive ouest du lac, a été annulé. Il aurait été trop dangereux de mettre les bateaux à l’eau. Et la question nous importe parce que la Slims n’est pas unique en son genre. D’autres rivières vont connaître un destin similaire, selon les pronostics de Shugar et Clague dans un article du rapport 2018 « State of the Mountains » du Alpine Club of Canada. On est face à un remodelage global de la Terre, alors que les glaciers, les calottes glaciaires et le pergélisol fondent dans le monde à haute teneur en carbone que nous avons façonné.

En Amérique du Nord, cela signifie davantage de glissement­s de terrain. Cela signifie que l’eau non retenue dans la glace fera monter le niveau des océans. Cela signifie que le sol, aujourd’hui libéré du poids des glaciers, remonte peu à peu. Cela signifie que de nouveaux volcans apparaîtro­nt, alors que la fonte de la glace dégage le sommet des chambres de magma de faible profondeur.

Au bout du compte, cela signifie de profonds changement­s dans notre manière de voir le monde qui nous entoure. Nous avons appris à considérer que quelque chose d’aussi vaste qu’un glacier ou une rivière occupe le paysage de façon immuable. La disparitio­n de la rivière Slims en seulement quatre jours nous montre que des changement­s gigantesqu­es peuvent survenir en un clin d’oeil.

Ce changement rapide correspond à ce que les climatolog­ues appellent « un point de bascule » ou un changement de régime. Tout continue à se dérouler comme avant jusqu’au moment... où ça n’est plus pareil. C’est comme quand vous touchez un interrupte­ur de votre doigt. À un moment donné, la lumière est éteinte et une nanosecond­e plus tard, elle est allumée.

La leçon à tirer ici, c’est que la nature suit son propre cours. Vous pouvez la forcer seulement jusqu’à un certain point, avant qu’elle change de parcours, comme une rivière qui est là un jour, et qui le lendemain n’y est plus.a

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