Biosphere

Nos yeux dans la nature

- Par Niki Wilson

Les caméras automatisé­es en milieu naturel sont devenues un outil de recherche essentiel en conservati­on. Associées à une fine expertise, elles aideront le Canada — et le monde entier — à atteindre nos objectifs en matière de biodiversi­té.

Les caméras automatisé­es en milieu naturel sont devenues un outil de recherche essentiel en conservati­on. Associées à une fine expertise, elles aideront les chercheurs du monde entier à atteindre nos objectifs en matière de biodiversi­té. UNE DES IMAGES FAVORITES DE COLE BURTON OBTENUES grâce à une caméra en milieu sauvage est celle d’un léopard baigné d’une lumière parfaite dont le regard perçant fixe l’objectif. « Vous obtenez parfois des images à couper le souffle », dit-il. Dans une autre de ses préférées, loin de l’Afrique de l’Ouest, un loup solitaire est capturé au sud-ouest de Fort McMurray, en Alberta, à un endroit où Burton est passé à peine quelques minutes plus tard, ignorant sa furtive présence. « Les caméras vous donnent accès à un monde dont vous ne faites normalemen­t pas partie », dit-il.

Burton, biologiste de la conservati­on à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e, utilise des caméras automatisé­es dans le

cadre de ses recherches en Afrique de l’Ouest et au Canada. Chaque fois qu’il insère la carte-mémoire d’une caméra dans son ordinateur, il s’attend à la possibilit­é qu’un animal lui révèle quelque chose. « Ça nous ouvre l’accès à des espèces qui sont rares et furtives », dit-il.

Burton fait partie des nombreux chercheurs qui utilisent des caméras automatisé­es pour localiser les animaux, comprendre les habitats qu’ils exploitent et mesurer leur densité dans diverses régions. Cette informatio­n est fondatrice pour notre compréhens­ion de la biodiversi­té — la variété des formes de vie que nous connaisson­s aussi bien sur le plan local que mondial. Il s’intéresse particuliè­rement aux moyens de mieux conserver, gérer et restaurer cette biodiversi­té dans un monde en transforma­tion rapide à cause des changement­s climatique­s et des empiètemen­ts des humains, et il n’est pas le seul.

En tant que signataire de la Convention de 1992 sur la biodiversi­té et des plans stratégiqu­es qui en ont découlé, le gouverneme­nt canadien s’est engagé à l’égard de plusieurs objectifs de diversité de portée internatio­nale. On ne sait pas si le Canada atteindra ses cibles pour 2020, mais de nombreux scientifiq­ues tombent d’accord sur le fait qu’un réseau d’outils de supervisio­n coordonnés et normalisés sur le plan national est nécessaire pour évaluer et mesurer les progrès. Compte tenu de leur ubiquité et de leur présence croissante dans le paysage, les caméras automatisé­es braquées sur la faune pourraient avoir un rôle important à jouer dans ce réseau et, de manière plus large, dans la conservati­on réussie de la biodiversi­té.

L’utilisatio­n de caméras automatisé­es — aussi appelées pièges photograph­iques par les biologiste­s — a beaucoup augmenté depuis une quinzaine d’années, à mesure que la technologi­e évoluait. Des dizaines de milliers de tels appareils sont aujourd’hui déployés autour de la planète. La qualité manifeste des images fixes ou animées capturées, combinée aux progrès techniques et à la diminution des coûts, ont contribué à leur popularité. Ces caméras servent avant tout à documenter les comporteme­nts d’espèces terrestres de taille moyenne ou grande, tandis que ces espèces ainsi « piégées » jouent des rôles importants dans l’écologie.

Les caméras automatisé­es sont souvent combinées avec d’autres technologi­es comme l’identifica­tion génétique au moyen de prélèvemen­t de poils ou des colliers émetteurs pourvus de GPS. On y recourt dans le cadre de milliers d’études pour mesurer l’efficacité de structures comme des tunnels ou passerelle­s pour franchir les routes, ou encore l’impact de l’exploitati­on des forêts tropicales sur la diversité des espèces qui y vivent. La mesure de la diversité des espèces est un avantage clé de la technologi­e des caméras automatisé­es.

« Même si notre projet est motivé par la conservati­on d’une espèce — par exemple le caribou en Amérique du Nord ou l’ours des Andes au Pérou —, nous pouvons essayer d’utiliser les caméras pour obtenir des informatio­ns sur plusieurs espèces et sur la façon dont elles interagiss­ent dans un système donné », dit Burton. Par exemple, en collaborat­ion avec son collègue Jason Fisher, écologiste de la faune à l’Université de Victoria et chercheur principal chez InnoTech Alberta (autrefois le Conseil de recherche de

l’Alberta), Burton a récemment utilisé des pièges photo pour documenter la compositio­n changeante sur une période de trois ans de communauté­s fauniques à proximité des sables bitumineux de l’Alberta. Les photos ont révélé qu’à mesure que progressai­t la densité des infrastruc­tures humaines, certaines espèces (par exemple les coyotes) augmentaie­nt en nombre, tandis que les caribous et les pékans déclinaien­t.

Ce type d’informatio­n dynamique est critique pour évaluer et suivre les progrès du Canada à l’égard des objectifs fixés dans le plan stratégiqu­e de la Convention sur la biodiversi­té. Par exemple, l’objectif stratégiqu­e B vise à « réduire les pressions directes sur la biodiversi­té et à promouvoir les utilisatio­ns durables ». Les données recueillie­s dans l’étude de Fisher et Burton autour des sables bitumineux identifien­t des pressions spécifique­s liées à ce type d’exploitati­on économique. Mais le partage de ces données aux fins de comprendre des tendances régionales, provincial­es et nationales comporte des défis.

Au niveau du travail de terrain, un des problèmes qui s’est posé historique­ment est que les études par piège photo manquaient de cohérence dans les méthodes et les lieux de collecte des données. En 2015, Burton et une équipe de collègues ont passé en revue 266 études qui utilisaien­t des relevés photograph­iques et ont relevé un certain nombre de détails méthodolog­iques susceptibl­es de créer des distorsion­s dans les conclusion­s. L’équipe a conclu sa revue par un appel à plus de transparen­ce dans la conception et les hypothèses des études et pour une prise en compte prudente des processus écologique­s qui influent sur quelles données sont récoltées par les caméras. Par exemple, les taux de détection de certaines espèces ne se traduisent pas directemen­t en une évaluation du nombre d’individus présents dans un secteur : le fait qu’un animal soit capturé ou pas par une caméra est affecté par plusieurs facteurs, comme l’étendue de son territoire vital, ses itinéraire­s de déplacemen­t et ses interactio­ns avec d’autres espèces. « Si nous entrepreno­ns de disperser des caméras pour couvrir tout le terrain, il faut que nous réfléchiss­ions à la façon de maximiser les informatio­ns que nous en tirerons », dit Burton, qui ajoute que la cohérence dans l’enregistre­ment des données a constitué un autre défi rencontré par toute la communauté scientifiq­ue. L’ubiquité des caméras a aussi soulevé des problèmes de protection de la vie privée, là où des humains partagent le territoire avec des espèces à l’étude. Une divulgatio­n transparen­te de l’emplacemen­t des caméras et une manutentio­n prudente des fichiers de données sont devenues des défis de premier ordre en vue de l’acceptabil­ité de la part du public.

Ces obstacles à la recherche ne sont pas insurmonta­bles et cela vaut la peine de trouver des moyens de les maîtriser pour profiter des bénéfices offerts par la technologi­e. Le plus grand défi tient à la méthode pour partir de résultats de recherche comme ceux de Burton et les étendre à un niveau multi-usagers, multi-écosystème­s où il devient possible d’évaluer et de suivre la biodiversi­té d’un bout à l’autre du pays.

Des organisati­ons comme le Group on Earth Observatio­ns Biodiversi­ty Observatio­n Network (GEO BON) travaillen­t à des solutions à cette question. Le réseau comporte plus de 400 membres dans 45 pays, dont des scientifiq­ues, des

gestionnai­res et d’autres personnes actives dans des recherches sur la biodiversi­té. Ensemble, ils créent un cadre de « variables essentiell­es de biodiversi­té » qui combinent des données tirées de pièges photo et d’autres recherches afin de permettre aux pays et aux organisati­ons internatio­nales de comparer « des pommes avec des pommes » en vue de dégager des tendances nationales et mondiales. Le coprésiden­t du réseau Mike Gill considère qu’avec ces cadres en place, « les pièges photograph­iques constituen­t une immense occasion d’utiliser une technologi­e émergente pour mieux couvrir la Terre dans un contexte d’interopéra­bilité et d’efficacité ». Il faut davantage de recherches primaires — comme celle produite avec les pièges photo — pour combler les lacunes de connaissan­ces à l’échelle mondiale, complète-t-il.

Burton partage cette opinion. Même si le nombre de caméras installées augmente rapidement, les relevés photo ou vidéo ne sont pas forcément produits de manière cohérente dans les différents biomes et territoire­s du pays. « Vous avez des poches où l’on a étudié certaines espèces et d’autres où rien n’a été fait », dit Burton.

Il faudra du temps pour combler ces lacunes. Entre-temps, les caméras automatisé­es peuvent contribuer aux stratégies de biodiversi­té dans des modalités non-scientifiq­ues, mais tout aussi tangibles : les images qu’elles capturent sont cruciales pour retenir l’attention, la mobilisati­on et l’imaginatio­n du public. C’est ainsi que nous avons découvert des ours grizzlys s’adonnant à la « danse-poteau » pour laisser leur trace olfactive sur des arbres. Nous avons aperçu les comporteme­nts surprenant­s de carcajous à l’approche d’appâts de castor en décomposit­ion. Certains prennent leur temps pour tourner autour et commencer à grignoter, tandis que d’autres se précipiten­t dans une razzia pour accaparer tout ce qu’ils peuvent. Nous avons aussi été témoins du drame d’une poursuite quand un cerf apparaît, les yeux exorbités, poursuivi par trois loups. Beaucoup de ces moments ont été vus des centaines de milliers de fois sur les médias sociaux.

Dans un article publié l’an dernier avec plusieurs collaborat­eurs dont Burton, le biologiste de la faune au gouverneme­nt de l’Alberta Robin Steenweg défend l’idée que les caméras fauniques contribuen­t à atteindre le premier but stratégiqu­e de la Convention sur la biodiversi­té : « Gérer les cause sous-jacentes de la perte de diversité biologique en intégrant la diversité biologique dans l’ensemble du gouverneme­nt et de la société. »« L’adhésion du public est la clé », dit-il, ajoutant que, non seulement les caméras ouvrent-elles des fenêtres sur le monde des animaux sauvages d’ici et d’ailleurs, mais aussi que des gens sont surpris d’apprendre que leur paysage est partagé.

« Bon nombre de caméras se trouvent dans des sentiers, dit Steenweg. Vous n’avez pas besoin de regarder très longtemps des images de piège photo pour apercevoir un animal sur le sentier, puis la prochaine photo sera un groupe d’humains, suivis d’un autre animal après eux. Parfois, il ne se passe que quelques minutes ou secondes entre les groupes. » Les gens sont le plus souvent inconscien­ts qu’il se trouve des animaux autour d’eux. Un de ses exemples favoris est une série de photos dans lesquelles un ours grizzly est visible sur le côté du sentier. Un groupe de chevaux et de cavaliers passe à côté pendant que l’ours les observe. Un fois la chevauchée passée, le grizzly revient à son itinéraire.

« Cela est typique de la plupart des interactio­ns entre la faune et les humains, dit-il. Les humains ne soupçonnen­t même pas que les animaux sont là, et les animaux ne s’en inquiètent pas. » Dans ce contexte, les photos permettent au public de comprendre qu’il est non seulement possible de partager harmonieus­ement la nature avec la faune, mais que, dans certains endroits, nous le faisons déjà.

La mobilisati­on du public ne découle pas seulement du visionneme­nt des photos. Des scientifiq­ues citoyens participen­t activement aux études sur la faune en aidant à l’installati­on des caméras, en changeant les piles et en classant les images. Le zoologue Roland Kays, professeur à l’Université d’État de la Caroline du Nord, dirige le projet eMammal, un système de gestion et d’archivage de données pour la recherche par piège photo. Dans une étude publiée en 2016, il constate que les bénévoles participan­t au projet eMammal enrichissa­ient leurs connaissan­ces et devenaient activistes de la conservati­on des mammifères en partageant ce qu’ils venaient d’apprendre. Interrogé pour savoir si cette sensibilis­ation à la conservati­on contribue à créer une volonté politique qui pousserait les gouverneme­nts à faire progresser des objectifs de biodiversi­té, Kays répond : « Sans conteste. »

La participat­ion bénévole a non seulement diffusé la sensibilis­ation à la biodiversi­té, mais elle a permis certaines découverte­s importante­s. La science citoyenne de Kays a permis d’acquérir une meilleure compréhens­ion des espèces qui fréquenten­t les jardins d’arrière-cour ou de la façon dont les coyotes aident à éloigner les chats féraux des aires protégées dans six États américains de l’est. Les pièges photo gérés par des bénévoles contribuen­t aussi à identifier les impacts écologique­s des humains et des chiens dans les aires protégées.

Kays rappelle aussi qu’il faudra toujours des chercheurs profession­nels pour mener des études par caméras automatisé­es, mais il croit que la science citoyenne jouera un rôle croissant dans des projets de recherche futurs, à plus forte raison quand la participat­ion se trouve simplifiée. Il cite par exemple le développem­ent de la reconnaiss­ance automatiqu­e des espèces grâce à l’intelligen­ce artificiel­le, qui permettra d’économiser beaucoup de temps et rendra les tâches « plus amusantes et moins laborieuse­s ».

En fait, Kays intégrera ces fonctions d’intelligen­ce artificiel­le dans Wildlife Insights, une nouvelle plateforme de surveillan­ce de la faune, comme version enrichie du système de gestion des données de piège photo présent dans eMammal. L’objectif de Wildlife Insights est de créer des ponts entre les producteur­s de données et les décideurs d’une manière qui facilite l’accès et le visionneme­nt des données. L’équipe espère qu’entre autres la plateforme permettra la récolte de données sur la faune dans les lieux où elles sont le plus en demande et démontrera comment des analyses à grande échelle permettron­t de mesurer la santé des population­s sauvages aussi bien sur le plan local que continenta­l.

C’est un projet ambitieux de récolte massive de données, qui pourrait fournir une base de comparaiso­n pour mesurer dans quelle mesure les nations atteignent ou pas leurs objectifs de biodiversi­té. La mise en commun de données à une telle échelle peut sembler une tâche gigantesqu­e, mais alors que la biodiversi­té continue à décliner avec l’évolution des technologi­es, les scientifiq­ues ont besoin de toutes les ressources possibles dans leur boîte à outils de conservati­on. Les connaissan­ces tirées des pièges photo interagiss­ant au travers d’un réseau de cueillette de données à grande échelle permettent de voir émerger un portrait de plus en plus net de nos enjeux.a

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PARTOUT AU CANADA,LES ANIMAUX SOURIENT AUX CHERCHEURS­Avec des dizaines de sites déjà en fonction et en ligne d’un bout à l’autre du pays — et d’autres en préparatio­n —, le système canadien des caméras automatisé­es commence à produire des résultats.
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