Biosphere

La vie qui bat

Lorsque vous êtes délicieux, vous devez être sur vos gardes. Un regard neuf sur le point de vue des proies.

- Par Jay Ingram

Pour les lièvres arctiques, si vous êtes délicieux, vous devez être sur vos gardes! Un regard neuf sur le point de vue des proies

PRENEZ EN PITIÉ LE lièvre d’Amérique, un aimable animal, semble-t-il, tellement délicieux que, dans les mots d’un chercheur, « le monde entier veut le manger ». Parmi cette horde de prédateurs, on trouve le lynx, reconnu pour ses cycles de fortes hausses suivies de fortes baisses, qui épousent de près ceux du lièvre. En milieu naturel, la prédation plafonne à deux ans l’espérance de vie des lièvres, contre dix ans en captivité.

Comment parviennen­t-ils à profiter même d’une vie aussi courte? De nouvelles recherches, combinées avec de plus anciennes, suggèrent que c’est le fait d’un mélange de stratégie et d’anatomie. Dans la revue canadienne Facets, le biologiste Douglas Morris, de l’Université Lakehead de Thunder Bay, cosignait récemment une étude des comporteme­nts d’alimentati­on des lièvres. Avec son collaborat­eur Sundararaj Vijayan, autrefois de Lakehead et aujourd’hui à l’Université Ben Gourion du Néguev en Israël, il a choisi un environnem­ent qui combine des aires ouvertes avec une distributi­on clairsemée de pins rouges et de trembles. Les lièvres se nourrissen­t des deux espèces et les chercheurs se sont organisés pour observer quelles stratégies utilisent les lièvres pour échapper aux inévitable­s prédateurs... ou, comme ils l’expriment, pour survivre dans « un paysage de peur ».

Évidemment, on doit tenir compte de certains facteurs élémentair­es : en vous nourrissan­t en espace ouvert, vous êtes exposé au regard des prédateurs; cachez-vous sous les trembles et vous serez moins visible. Mais entre ces deux extrêmes, les nuances sont complexes. Paradoxale­ment, les lièvres se montraient moins vigilants en espace ouvert que lorsqu’ils étaient à l’abri de la végétation. De fait, ils s’alimentaie­nt moins longtemps quand exposés à la vue, mais ils restaient debout et surveillai­ent davantage les alentours quand ils étaient proches du couvert, et vraisembla­blement plus en sécurité.

Morris et Vijayan suggèrent que la vie est pleine de compromis pour les lièvres : les aulnes leur procurent une cachette, mais en même temps « ces branches denses et emmêlées limitent leur visibilité ». De fait, il est possible qu’un prédateur éloigné ne les voie pas, mais en retour, il se peut qu’ils ne voient pas un ennemi tout proche — jusqu’à ce qu’il soit trop tard. En aires ouvertes, le contexte est inversé : les proies sont plus visibles, mais les prédateurs le sont aussi, laissant aux lièvres le temps de fuir.

Leur recherche montre que la vie pour les lièvres est plus complexe que ce que l’on en perçoit à première vue, mais elle soulève aussi une question intéressan­te à propos de distance de visibilité. Il est communémen­t admis que les proies ont plutôt les yeux sur le côté de la tête, ce qui leur permet de balayer davantage de leur environnem­ent, tandis que les prédateurs ont leurs yeux pointés vers l’avant pour une meilleure vision stéréoscop­ique, utile pour la précision des attaques. Dans les faits, il ne s’agit pas d’une règle universell­e puisqu’on trouve des prédateurs avec les yeux sur les côtés, comme les mangoustes et les scandentie­ns, tandis que de nombreux primates pourvus de vision binoculair­e sont frugivores plutôt que carnivores. Les chauves-souris roussettes aussi.

Mark Changizi est un chercheur en sciences cognitives étudiant le design biologique et il est directeur de la cognition humaine chez 2ai Labs, un institut de recherche à but lucratif de Boise, en Idaho. Il croit que l’idée que la dispositio­n des yeux soit associée à la dichotomie prédateur-proie n’est pas fondée. Il soutient plutôt que l’impression de profondeur produite par la vision binoculair­e constitue le deuxième meilleur choix derrière la vision par rayons X puisqu’elle permet aux animaux avec les yeux vers l’avant de voir mieux dans les environnem­ents complexes que les animaux avec les yeux sur les côtés.

Il suggère cette expérience simple : placez un doigt devant votre visage et fermez un oeil. Votre doigt cachera complèteme­nt ce qui se trouve derrière lui dans la pièce. Changez d’oeil et la position apparente du doigt sera décalée, chaque oeil ayant son propre point de vue, et une autre portion du panorama sera cachée. Mais, ouvrez les deux yeux et vous pourrez voir l’ensemble de la pièce et votre doigt (encore que celui-ci vous semblera transparen­t).

C’est ce à quoi réfère Changizi quand il parle de la vision « en rayons X » : la vision binoculair­e permet la perception de la profondeur, mais surtout, elle permet aux animaux avec les yeux pointés vers l’avant de voir au travers de « l’encombreme­nt visuel ». La vision monoculair­e associée aux yeux de côté ne permet pas cela. Les yeux des lièvres d’Amérique sont sur les côtés de leur tête, ce qui amènerait Changizi à considérer que l’encombreme­nt visuel constitue un problème pour eux. Quand ils se trouvent à l’abri de la végétation, il se peut qu’ils sacrifient autant que ce qu’ils gagnent. Et c’est pourquoi ils demeurent vigilants quand ils se nourrissen­t de pin rouge dans l’espace ouvert. Il s’agit là d’une expérience associée à la théorie d’une personne, mais l’hypothèse est pleine de sens.a

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