Pacifique : les orques résidentes du Sud
La population résidente du Sud des emblématiques orques noires et blanches a toujours été de petite taille. Mais des forts taux de mortalité et un déclin récent sont de mauvais augure. Assiste-t-on à une « extinction au ralenti »? Quelle en est la cause et que peut-on faire?
Les images sont inoubliables : une orque appelée Tahlequah a été
filmée alors qu’elle transportait sur sa tête son baleineau mort-né pendant 17 jours, l’été dernier, une incarnation du deuil qui a frappé les amoureux de la nature dans le monde entier. Cette perte, qui fut suivie du décès d’une orque de trois ans baptisée Scarlet quelques mois plus tard, a attiré de nouveau l’attention sur la détresse grandissante des « résidentes du Sud », un groupe étroitement lié d’orques dont l’aire de fréquentation s’étend du sud de la Colombie-Britannique jusqu’à la Californie, mais qui passe la majeure partie de l’année à chasser le saumon dans la mer des Salish près de Vancouver.
Des données qui remontent aux années 1960 montrent que la population résidente du Sud a toujours été de petite taille, fluctuant d’un minimum de 66 individus en 1972, à l’époque où on les capturait pour des aquariums, à un sommet de 99 au milieu des années 1990. Mais le déclin des dernières années est particulièrement de mauvais augure. Au cours des deux dernières décennies, le groupe du Sud a vu la naissance de 40 baleineaux, mais 72 orques sont décédées. Ce taux de mortalité élevé a fait décliner leur population de 98 à 74. Il y a 10 ans, le groupe s’enrichissait de quatre à cinq nouveau-nés par année, mais, depuis novembre 2015, aucun baleineau n’a survécu, ce qui fait dire à certains biologistes que nous assistons à « une extinction au ralenti ».
Qu’est-ce qui sous-tend cette dégringolade? Les scientifiques ne peuvent déterminer la mort de chaque baleine individuelle sans effectuer de nécropsie, mais la plupart d’entre eux citent trois facteurs clés : le déclin du saumon quinnat, leur proie de prédilection, le bruit et les interférences physiques avec la navigation commerciale et récréotouristique, et la présence de toxines dans leur graisse.
Misty MacDuffee, biologiste à la Fondation de conservation de la Raincoast, croit que les trois facteurs combinent leurs impacts nuisibles chez les résidentes du Sud. « Ces baleines ont besoin de saumons en abondance pour prospérer, et elles doivent y avoir accès facilement. Le vacarme croissant du trafic maritime et la proximité des navires ont réduit l’efficacité de leur chasse. » À cause de la rareté de la nourriture, les orques perdent du poids et deviennent stressées, ce qui les force à puiser dans leurs réserves de graisse. Mais cela relâche des toxines entreposées dans leur lard, ce qui endommage leur système immunitaire et le développement de leurs petits, explique la biologiste.
Comme prédateurs de niveau supérieur, les épaulards sont les cétacés les plus contaminés de la planète — à poids égal, ils comportent 30 fois plus de contaminants que les humains, y compris de fortes concentrations de biphényles polychlorés (BPC), des produits chimiques industriels qui ont été interdits il y a 40 ans, mais qui demeurent indestructibles en milieu naturel.
Mystérieusement, d’autre part, les orques résidentes du Nord, qui circulent entre le nord de l’île de Vancouver et l’Alaska, consomment la même nourriture et affichent le même taux de contamination; pourtant elles se portent mieux (même si elles sont encore officiellement considérées comme menacées). Depuis les années 1970, leur population a augmenté de 170 à 309. Les deux autres populations qui fréquentent le Pacifique Nord-Est — les orques « du large » et les migratrices — se portent mieux.
Il est possible que les résidentes du Nord aillent mieux parce qu’elles vivent dans des eaux nordiques moins polluées et moins
perturbées, où elles peuvent choisir parmi une plus grande diversité de montaisons de saumons, dont des quinnats du Fraser, que les résidentes du Nord peuvent manger avant qu’ils ne retournent à leurs rivières de frai et avant que les orques du Sud aient leur chance.
Mais c’est une question qui demeure ouverte. Même si les orques résidentes sont les mammifères marins les plus étudiés dans le monde, les biologistes ignorent encore beaucoup de choses. « Elles sont difficiles à étudier parce qu’elles passent 95 % de leur temps sous l’eau. Par exemple, nous ne savons pas dans quelle mesure elles se nourrissent la nuit », dit
John Ford, ancien directeur du Programme de recherche sur les mammifères marins de la Station biologique du Pacifique à Nanaimo et un des pionniers de la recherche sur les orques.
« Nous ne comprenons pas vraiment non plus comment le bruit les affecte, dit Ford. Notre hypothèse est que le bruit des moteurs interfère avec l’écholocation, c’est-à-dire l’émission de clics à la manière d’un sonar pour obtenir une image précise de leur environnement. Mais cette conclusion n’est pas appuyée sur des preuves scientifiques. Dans l’évaluation du bruit et de ses impacts, il y a beaucoup de déduction et de tâtonnements. »
La majeure partie des connaissances sur les orques provient de leur étude en captivité, dans les aquariums, une population capturée surtout parmi les résidentes du Sud dans les années 1960 et 1970. Leur capacité d’apprentissage, leur apparence spectaculaire, leur plaisir à jouer et leur simple taille ont fait des orques des vedettes des cirques aquatiques aux quatre coins du monde, et cette visibilité a radicalement transformé la perception du public. « Le fait de garder des baleines en captivité, un comportement avec lequel nous sommes beaucoup moins à l’aise aujourd’hui, a beaucoup contribué à modifier la perception des épaulards, depuis un gros monstre noir aux dents pointues qui alimentait nos cauchemars pour devenir un animal que nous chérissons », dit Jason Colby, professeur d’histoire à l’Université de Victoria et auteur d’un livre paru en 2018 : Orca: How We Came to Know and Love the Ocean’s Greatest Predator (Les orques, comment nous avons appris à connaître et à aimer le plus puissant prédateur des océans).
Effectivement, jusqu’aux années 1970, quand on a commencé à montrer des orques dans des spectacles aquatiques, elles étaient perçues comme des prédateurs féroces, qu’on pouvait tirer à vue. En 1961, le ministère des Pêcheries est allé jusqu’à installer une mitrailleuse sur un cap d’observation surplombant la passe Seymour, près de Campbell River, île de Vancouver, pour tuer des orques qui passeraient à proximité. Finalement, l’arme n’a jamais été utilisée puisque les fonctionnaires responsables ont jugé que des balles perdues rebondissant sur l’eau pourraient blesser des humains.
Aujourd’hui, les orques autrefois méprisées sont les vedettes d’une industrie de l’observation des baleines qui attire
500 000 touristes par année dans la région Pacifique Nord-Ouest et leur image apparaît sur des affiches, des tasses à café, des étiquettes de bière, de l’art autochtone et le logo de l’équipe des Canucks de Vancouver de la LNH. Elles sont devenues un symbole
de l’évolution des valeurs écologistes, et les citoyens de la C.-B. se sont pris d’affection pour elles.
Le gouvernement du Canada semble prendre la détresse des orques très au sérieux. En décembre 2018, le ministre des Pêcheries et des Océans Jonathan Wilkinson a promis 61,5 M$ de financement pour soutenir la recherche, la surveillance et l’éducation pour la protection des résidentes du Sud. Cette somme s’ajoute à un investissement précédent de 167,4 M$ sur cinq ans visant à améliorer la disponibilité des saumons et à réduire les perturbations associées aux bateaux d’observation et au bruit sous-marin.
Malgré cela, les critiques considèrent que ces mesures ne vont pas assez loin. Plusieurs groupes écologistes réclament l’interdiction pure et simple de l’observation touristique des baleines et la fermeture complète des pêcheries de saumons quinnats. Ils considèrent aussi qu’en poursuivant le projet du doublement de l’oléoduc Trans Mountain, qui transporte du pétrole brut de l’Alberta à la côte de la C.-B., le gouvernement ajoutera une menace majeure à l’avenir des orques.
Le nouveau débit de l’oléoduc ferait passer le nombre des navires pétroliers utilisant le port de Vancouver de 50 à 400 par année. Dans son rapport annuel, l’Office national de l’énergie conclut que la dimension transport maritime du projet aurait « des impacts négatifs significatifs » sur l’espèce, et que les conséquences d’un déversement pétrolier « pourraient être catastrophiques ».
À mesure que les pressions montent, certains scientifiques ont exprimé leurs préoccupations face aux montants importants consacrés à un petit groupe de baleines qui constitue moins de un pour cent de la population mondiale d’épaulards, et qui pourrait être destiné à disparaître. Dans leur esprit, ces fonds pourraient être mieux utilisés à protéger d’autres espèces menacées, mais moins charismatiques.
C’est une position légitime, mais comme l’a déjà remarqué le naturaliste David Attenborough, « personne ne protégera une espèce qui ne le touche pas ». Jason Colby croit que nous devons à ces orques de leur offrir une meilleure fin. « Nous avons créé la soupe toxique dans laquelle elles doivent vivre. Compte tenu de tout ce que nous leur avons arraché, je crois que nous avons l’obligation morale d’essayer de les sauver, dit-il. Notre propre culture se trouverait dépréciée par la perte de ces magnifiques créatures.