Biosphere

Grand voyageur

Grâce à la science citoyenne et aux nouvelles technologi­es, nous en apprenons beaucoup à propos de l’anax de juin, une étonnante libellule migratrice.

- Par Brian Banks

Grâce à la science citoyenne et aux nouvelles technologi­es, nous en apprenons beaucoup à propos de l’anax de juin, une étonnante libellule migratrice

Susan Blayney a d’abord découvert l’ornitholog­ie. Puis elle s’est intéressée aux papillons. Aujourd’hui, ce sont les libellules. À l’arrivée du printemps, l’infirmière diplômée à la retraite arpente son ancienne ferme de 62 hectares près de Fenelon Falls dans la région ontarienne des lacs Kawartha, les yeux bien ouverts à l’affût du retour des anax de juin — les premières libellules de la saison. « Le matin, si vous sortez avant que le soleil commence à chauffer et à leur fournir l’énergie de voler, vous pouvez les trouver dans l’herbe, dit Blayney. Ce sont des animaux à sang froid, ils ont donc besoin d’être réchauffés. »

Parmi les libellules, l’anax de juin (Anax junius) est une des plus grandes d’Amérique du Nord, presque aussi grande qu’un oiseau-mouche. Ce membre du sous-ordre des anisoptère­s mesure près de 8 cm depuis la pointe de sa tête et de son thorax d’un bleu iridescent jusqu’au bout de son abdomen d’un bleu brillant, chez les mâles, ou vert, rouge ou brun terne chez les femelles. L’envergure des ailes atteint 8 à 9 cm. En dépit de leur dimension, ses larves évoluent depuis l’oeuf jusqu’à la taille adolescent­e en quelques semaines, alors que le processus peut demander jusqu’à quatre ans chez d’autres espèces. L’insecte a aussi la capacité de voler très rapidement, jusqu’à plus de 55 km/h. Comme les autres libellules et demoiselle­s, l’anax est carnivore et attrape ses proies — papillons de nuit, moustiques et mouches — par les ailes, mettant à profit son vol parfaiteme­nt contrôlé et ses longues pattes pour les retenir.

Mais, encore plus surprenant, l’anax a la capacité de voler sur de grandes distances. C’est l’une des 16 espèces de libellules nord-américaine­s (parmi 300) qui migrent vers le sud à l’automne et reviennent au nord au printemps. Par contre, même si l’on a observé certains aspects de leur migration — les anax se regroupent et volent en essaims à l’automne et on les a observés dans le sud des États-Unis, au Mexique et même en Amérique centrale —, les détails de ces voyages et leur cycle de vie annuel restent entourés de mystère.

Par exemple, est-ce que les anax observés dans le sud sont les mêmes qui ont quitté le Canada à l’automne? Est-ce que ce sont, comme les oiseaux, les mêmes qui réapparais­sent dans les champs de Susan Blayney au mois de juin suivant? Ou bien, comme chez les papillons monarques, est-ce qu’il faut un cycle de plusieurs génération­s, qui se relaient d’une étape à l’autre de la migration, pour franchir la distance aller-retour?

Ces questions reflètent combien nous savons peu de choses à propos du cycle annuel de nombreux insectes migrateurs. Ce sont des lacunes dans nos connaissan­ces qui, dans l’opinion des scientifiq­ues, restreigne­nt l’élaboratio­n d’actions coordonnée­s de conservati­on visant à protéger ces migrations et, dans le cas des libellules, à sauvegarde­r les fragiles habitats humides dont elles dépendent.

« Nous avons des observatio­ns d’anax de juin aussi loin au sud que le Guatemala, le Belize et même le Honduras », dit Colin Jones, zoologiste provincial des arthropode­s au Centre d’informatio­n sur le patrimoine naturel du ministère ontarien des Ressources naturelles et des Forêts. « Alors, nous savons qu’ils se rendent aussi loin. Mais nous ne savons vraiment rien de ce qu’ils font là-bas. »

Un nouveau projet de recherche, issu du Partenaria­t sur les libellules migratrice­s, une collaborat­ion entre des scientifiq­ues, des institutio­ns académique­s, des ONG et des agences gouverneme­ntales du Canada, des États-Unis et du Mexique, veut trouver des réponses à ces questions.

À cette fin, une équipe de cinq chercheurs — trois du Centre sur les oiseaux migrateurs de l’Institut de biologie de la conservati­on Smithsonia­n de Washington, D.C., et deux du Centre des écorecherc­hes du Vermont de White River Junction — a mené des analyses d’isotopes stables de l’hydrogène sur des échantillo­ns d’ailes de 852 anax en provenance de huit pays et couvrant 140 ans. Puis, elle a comparé ces analyses — qui permettent de déterminer la latitude approximat­ive du cours d’eau où chaque libellule a éclos — avec des données tirées de 21 années de science citoyenne, consignant les dates des migrations de libellules en fonction des températur­es moyennes quotidienn­es.

Sa conclusion : le cycle annuel du charismati­que insecte met en scène au moins trois génération­s de libellules — la première accompliss­ant l’entièreté du voyage vers le nord, la seconde parcourant le voyage de retour vers le sud et la troisième s’établissan­t dans le sud. Mais on constate aussi un chevauchem­ent intrigant des périodes. Alors que plusieurs des nymphes de deuxième génération émergent comme libellules adultes quelques semaines après avoir éclos ici dans le nord, certaines autres entrent dans un état qu’on appelle diapause, traversent l’hiver à l’état nymphal et n’émergent pas avant le printemps suivant. Quant au déroulemen­t dans le temps, les déplacemen­ts des anax vers le nord ou vers le sud sont fortement liés aux températur­es de l’air et de l’eau.

Au total, les résultats de la recherche ont à la fois confirmé certaines intuitions, démenti certaines vieilles hypothèses et fourni aux scientifiq­ues de nouveaux mystères à élucider.

Kent McFarland est biologiste de la conservati­on et l’un des deux chercheurs basés au Vermont de l’étude sur l’anax de juin. Même s’il s’agit d’un scientifiq­ue consommé, de grande expérience, et que la mesure des isotopes qu’il a pilotée est de la science d’avant-garde, il ressemble beaucoup à la naturalist­e amateur Susan Blayney dans son attente enthousias­te du retour des libellules chaque printemps.

« J’aime aller à l’étang local des castors en avril, quand la glace commence à s’ouvrir. Et les premières fois que je les vois voleter autour de l’étang, je me dis : “Cool, celle-là revient probableme­nt de loin dans le sud” », raconte McFarland.

En même temps, il articule clairement la significat­ion critique des conclusion­s de leur recherche. « C’est déjà passableme­nt étonnant d’avoir établi ce que nous savons et de connaître les distances de migration maximales et minimales de certains de ces individus. Et ensuite de plonger dans ce qui se produit vraiment en termes de génération­s, et de savoir où elles ont lieu, c’est beaucoup de nouveauté pour moi », dit McFarland.

Selon la recherche de l’équipe, l’histoire de l’anax de juin se développe à partir de la première génération d’adultes dans le cycle annuel qui prend son origine dans le sud entre février et mai. Ces libellules migrent alors vers le nord sur une distance de 650 à 700 km. Ce groupe comprend les « arrive-tôt » que McFarland et Blayney voient aboutir dans leurs destinatio­ns respective­s. Selon des estimation­s plus anciennes des vitesses de migration quotidienn­e, les libellules ont besoin de 50 à 60 jours pour accomplir tout leur itinéraire, même si des vents favorables peuvent raccourcir le voyage. Arrivés dans le nord, les anax s’accouplent et les femelles pondent leurs oeufs dans des étangs et bassins tranquille­s.

Les rejetons qui éclosent dans le nord croissent en tant que larves sous l’eau puis rampent sur la terre quand ils sont prêts à émerger de leur peau larvaire finale en tant qu’adultes (un processus qualifié d’éclosion), pour constituer la deuxième génération. Par contre, au sein de ce groupe, on distingue deux cohortes différente­s. Les premières à émerger sont, comme expliqué, celles qui ont été pondues comme oeufs l’année précédente puis qui ont passé l’hiver en état de diapause, plutôt que d’éclore la même année. Ces anax de juin émergent comme adultes entre mai et juillet. La seconde cohorte est composée de jeunes qui émergent d’oeufs pondus la même année. Leur nombre atteint son maximum plus tard, en septembre. On suppose que la raison pour laquelle certaines larves n’éclosent pas la même année, mais hibernent plutôt sous forme de larves, est liée à la températur­e de l’eau. Si cette températur­e chute à la fin de l’été avant qu’elles aient atteint un développem­ent suffisant, elles entrent en diapause, prenant leur temps jusqu’à ce que l’eau se réchauffe au printemps suivant.

La deuxième génération est celle qui migre vers le sud, mouvement qui commence dès juillet et août et culmine au début de l’automne. Les échantillo­ns de l’étude révèlent que ces libellules volent au moins entre 500 et 850 km avant de s’arrêter pour se reproduire puis mourir. Leur progénitur­e, qui éclot dans le sud, constitue la troisième génération. Contrairem­ent aux autres, ce groupe de libellules adultes n’est pas migrateur. Ses rejetons, qui naissent tôt dans la nouvelle année, sont ceux qui retournent vers le nord.

L’analyse des isotopes qui a permis aux chercheurs de déduire ce cycle de vie est une méthode qui, à ce jour, avait été utilisée le plus souvent pour déterminer les lieux d’origine d’oiseaux migrateurs. Elle se fonde sur le fait que la compositio­n chimique des précipitat­ions varie sur le continent avec la latitude, explique Michael Hallworth, l’un des auteurs de l’étude, affilié avec le Centre sur les oiseaux migrateurs de Washington. « Cette signature unique se trouve inscrite dans les étangs et dans les chaînes alimen- taires, de sorte que, quand différents organismes se nourrissen­t ou croissent dans ces étangs, cette informatio­n se trouve incorporée dans leurs tissus, dit-il. Quand les libellules émergent comme adultes, elles comportent cette signature chimique. Et quel que soit l’endroit où vous les capturez, cette signature vous permet de situer grossièrem­ent le milieu où elles ont grandi. »

Il a fallu à McFarland et à un collègue deux années pour récolter les échantillo­ns d’ailes en vue de cette étude. Il leur en fallait beaucoup pour obtenir une représenta­tion couvrant toutes les saisons dans toute la moitié orientale de l’Amérique du Nord. Ils en ont récolté une partie eux-mêmes, ont trouvé des bénévoles de la science citoyenne pour une autre partie et ont obtenu le reste de spécimens détenus dans des collection­s d’archives dans différents pays (ce qui explique la grande étendue chronologi­que de leur jeu de données). Les échantillo­ns canadiens sont venus du Musée royal de l’Ontario, de

Les libellules, dont l’existence remonte à plus de 300 millions d’années, soit avant les dinosaures, réagissent plus rapidement aux changement­s climatique­s que la plupart des autres organismes.

l’Université de Guelph, de la Collection d’insectes du Canadien National à Ottawa et du Centre ontarien d’informatio­n sur le patrimoine naturel.

« Les musées ont été un peu difficiles à convaincre au départ parce que, pour faire nos analyses, nous devions détruire les échantillo­ns. Nous devons les faire brûler pour déterminer combien de deutérium (isotope de l’hydrogène) ils contiennen­t, dit McFarland. Mais puisque l’espèce est répandue et que nous n’avons besoin que d’un fragment minuscule du bout d’une aile, personne ne nous l’a refusé. »

Le fait que l’équipe de recherche sur l’anax de juin avait plus d’expérience dans l’étude des migrations d’oiseaux que dans celles des insectes reflète une hybridatio­n scientifiq­ue significat­ive. Colin Jones, du Centre d’informatio­n ontarien et membre du Comité d’orientatio­n du Partenaria­t sur les libellules qui a lancé le projet, considère que leur expertise sur la méthodolog­ie des isotopes était essentiell­e. « Quand nous avons lancé le partenaria­t, nous nous sommes dit qu’il y aurait peut-être une façon d’appliquer la même technique aux libellules. Ils y ont travaillé et ils ont trouvé comment faire. »

Connaissan­t dans quelle mesure d’autres techniques de repérage et de suivi ont révolution­né la compréhens­ion et les connaissan­ces scientifiq­ues relatives aux migrations d’oiseaux au cours de la dernière décennie, la perspectiv­e de fertilisat­ion croisée et de nouvelles découverte­s sur l’anax de juin et d’autres libellules semble probable. « Ça ne fait que commencer à porter ses fruits maintenant, ce que je trouve formidable », dit Hallworth.

À titre d’exemple, il cite le fait que les radars météorolog­iques sont maintenant utilisés pour détecter les mouvements de voiliers d’insectes et d’oiseaux. Mais le véritable Saint Graal pour la recherche sur les libellules serait la mise au point de transmette­urs radio et GPS qu’on pourrait installer sur les insectes, pour permettre aux scientifiq­ues de suivre leurs déplacemen­ts avec précision — directions, distances parcourues chaque jour, lieux de halte, etc. Il y a 10 ans, dans le cas des oiseaux, ce type d’appareilla­ge, y compris les batteries, était tellement lourd qu’on ne pouvait l’installer que sur les gros oiseaux. Depuis, la miniaturis­ation a rendu possible le suivi GPS et radio avec des oiseaux aussi petits que des parulines et des merles.

« L’espoir de tout le monde, et nous en discutons chaque année dans nos réunions sur les libellules, c’est que les émetteurs radio vont rapetisser et que nous serons capables de les installer sur des libellules plus petites », dit Jessica Ware, une entomologi­ste canadienne qui est professeur­e associée à l’Université Rutgers au New Jersey et secrétaire de l’Associatio­n mondiale des études sur les libellules.

Cela semble déjà possible pour les plus grandes libellules. En 2005, Michael May, aujourd’hui professeur émérite à Rutgers et conseiller au doctorat de Jessica Ware, en a fait la preuve dans le cadre d’une étude restreinte qui consistait à coller un émetteur radio avec de la colle à faux cils et de la colle cyanoacryl­ate sur le thorax de 14 anax de juin pour la migration d’automne. Les insectes, dont les muscles du vol sont très développés, ont continué à voler normalemen­t, tandis que l’équipe des chercheurs a réussi à les suivre avec des récepteurs radio jusqu’à ce qu’ils soient hors de portée (140 km). L’étude a permis de constater que les libellules volaient vers le sud et suivaient les cours d’eau, un peu comme les oiseaux.

McFarland entrevoit un jour prochain où il sera possible de suivre davantage de libellules de cette façon. « Nous serions capables de savoir ce qu’elles font en tout temps. Cela serait fascinant. »

Si la nouvelle compréhens­ion du cycle annuel sur trois génération­s des anax constitue la principale retombée de la présente étude, l’influence de la températur­e sur l’évolution des nymphes et sur le moment des migrations des adultes — et le fait que cette informatio­n est avant tout tirée des observatio­ns de la science citoyenne — ne doivent pas être sous-estimés non plus. À mesure que le climat continuera à se réchauffer, l’impact pourrait inclure un développem­ent plus rapide des nymphes, un décalage des calendrier­s de migration et une expansion des anax de juin dans des territoire­s plus nordiques. Quant à savoir si ces conséquenc­es seront positives, négatives ou indifféren­tes, nous aurons besoin de réaliser d’autres études.

Jessica Ware de Rutgers insiste sur l’importance de telles recherches, observant que les libellules — dont l’existence remonte à plus de 300 millions d’années, soit avant les dinosaures — réagissent plus rapidement aux changement­s climatique­s que la plupart des autres organismes, « donc elles seront probableme­nt les premières à changer leurs destinatio­ns et leurs itinéraire­s ». Elle cite l’exemple d’un proche parent de l’anax de juin, l’anax empereur, qu’on rencontre en Asie centrale, en Afrique et, de plus en plus depuis 20 ans, en Europe. « On ne le trouvait pas plus au nord que la Tunisie, mais, avec le réchauffem­ent, il a envahi des territoire­s vers le nord jusqu’à la Suède et a maintenant des population­s établies dans la région », dit Ware.

Tout cela pour dire que, plus des citoyens ordinaires, à l’instar de Susan Blayney, entreprenn­ent d’observer les oiseaux, les papillons et les libellules, mieux cela vaut. Blayney, pour sa part, a raffiné sa compétence jusqu’au point où elle est maintenant à la tête du recensemen­t public des libellules dans sa région. Et pour ceux qui entreprenn­ent de s’adonner à l’activité, McFarland les encourage à consigner leurs observatio­ns sur des bases de données en ligne comme iNaturalis­t ou Odonata Central, spécialeme­nt consacrée aux libellules et aux demoiselle­s.

« Nous n’aurions pas pu compléter notre travail sans une masse de données produites par des gens continuell­ement à l’affût, dit le chercheur. Alors, je leur répète constammen­t que, chaque fois qu’ils aperçoiven­t une créature comme une simple libellule, s’ils peuvent la consigner dans une base de données alimentée par le public, cela rendra certaineme­nt service un jour.

L’anax de juin est un formidable voyageur au long cours, une des rares espèces de libellules d’Amérique du Nord capables de voler entre le Canada et l’Amérique centrale.

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