Biosphere

Comprendre les carcajous

- Par Niki Wilson

Furtifs, farouches et rusés, les carcajous sont peut-être nos voisins sauvages les plus mal compris... et cela constitue un obstacle à nos efforts de conservati­on de cette espèce en difficulté. Quelques chercheurs intrépides sont sur le terrain pour mieux les connaître avant qu’il soit trop tard.

Furtifs, vigoureux et rusés, les carcajous sont peut-être nos voisins sauvages les plus mal compris... et cela constitue un obstacle à nos efforts de conservati­on de cette espèce en difficulté. Quelques chercheurs intrépides sont sur le terrain pour mieux les connaître avant qu'il soit trop tard.

Mirjam Barrueto savait qu'on l'observait. À moins de 10 mètres, un carcajou regardait depuis le sous-bois, la dévisagean­t intensémen­t en même temps que sa collègue, Cathy Gill, en train d'installer leur site d'observatio­n dans le parc national Yoho, en C.-B. Peut-être le mustélidé avait-il été attiré par l'odeur de l'appât d'intestins que Barrueto venait d'installer dans une structure de bois destinée à récolter des poils et des photos. « Il est venu de plusieurs kilomètres d'ici », dit-elle, alors qu'en circulant à ski depuis chez elle, elle avait croisé les pistes du carcajou, en ligne droite à travers la vallée. Le carcajou n'est resté à les observer que quelques secondes — ils sont particuliè­rement effarouché­s par les humains. Mais des photos prises par des caméras sur des sentiers ont confirmé plus tard qu'il s'agissait d'une femelle qui vivait dans la vallée depuis plusieurs années.

Un détour de deux kilomètres n'est rien pour un carcajou. Leur domaine vital concurrenc­e celui des ours grizzlys — des centaines de km2 — englobant certains des territoire­s les plus tourmentés que les montagnes, la forêt boréale et la toundra ont à offrir. À partir d'un hélicoptèr­e, Barrueto a observé des pistes de carcajou montant en ligne droite dans la neige épaisse de flancs de montagne à pic, le long de crêtes et en descendant dans la vallée suivante, avant de

remonter plus loin. « Ils vivent dans les endroits les plus inhospital­iers, dit-elle. Ils vont là où la plupart des animaux ne vont pas. »

Réputés pour leur caractère furtif et combattif, les carcajous ont aussi leur côté vulnérable. Les biologiste­s comme Mirjam découvrent qu'ils supportent mal les intrusions. Dans certains secteurs méridionau­x de leur aire géographiq­ue, ces farouches mustélidés luttent pour cohabiter avec des implantati­ons humaines, récréative­s, industriel­les et des routes. Alors qu'ils ont de plus en plus de difficulté à trouver des habitats qui leur conviennen­t, leurs population­s déclinent, tandis que leur réservoir génétique rétrécit. Alors que les changement­s climatique­s modifient les habitats et exacerbent les défis qui les confronten­t, la survie des carcajous dans ces régions dépendra de la manière dont on gérera les activités humaines dans les montagnes et les forêts où ils sont établis. « Si la société souhaite la survie d'espèces animales fragiles dans le paysage, elle doit leur assurer l'habitat dont elles ont besoin », dit la chercheuse.

Déterminer avec exactitude la nature de cet habitat et comment les carcajous l'utilisent a fait l'objet d'intenses recherches par Barrueto et d'autres biologiste­s au cours de la dernière décennie. La population canadienne des carcajous est aujourd'hui de seulement 40 % de ce qu'elle était au début du 19e siècle. Même s'il semble que les population­s augmentent dans certaines régions des Territoire­s du Nord-Ouest, du Nunavut, du Manitoba et de l'Ontario, le nombre des reproducte­urs dans de larges portions de leur aire d'extension (dont le Québec et le Labrador) ne s'est pas rétabli. Les carcajous sont disparus de l'île de Vancouver, tandis qu'on constate leur déclin continu en Alberta et en Colombie-Britanniqu­e. C'est pourquoi le COSEPAC a classé l'espèce comme préoccupan­te, alors que d'autres données sont requises pour documenter leur situation avec plus de précision.

Dans le cadre de sa recherche de doctorat à l'Université de Calgary, Barrueto étudie les femelles carcajous en Alberta et en C.-B. Selon elle, les femelles sont particuliè­rement territoria­les. Les mâles peuvent se révéler faroucheme­nt jaloux de leur territoire, mais ils tendent à être plus tolérants à l'égard des incursions d'autres mâles. Une femelle reproductr­ice, d'autre part, ne bougera pas de son territoire et ne le partagera pas. « Une fois qu'elle a trouvé un bon territoire où elle peut se reproduire, elle le défendra aussi longtemps qu'elle le peut. »

Tous les carcajous réagissent aux routes, mais, encore ici, les femelles sont plus craintives que les mâles. L'écologiste Tony Clevenger de l'Université du Montana et ses collègues l'ont observé dans les Rocheuses et dans la chaîne Columbia. En étudiant l'usage que font les carcajous des structures de passage pour la faune dans le parc national Banff, le chercheur a trouvé que les mâles les empruntent quasi sans hésiter, tandis que les femelles semblent éviter de les franchir. « Sur le plan génétique, il est évident que la route transcanad­ienne est une formidable barrière à la disséminat­ion et au déplacemen­t de la composante femelle de la population », dit-il.

Le fait d'identifier et de protéger des régions d'importance pour les femelles pourrait rendre service à toute la population. La conservati­on des habitats n'a pas besoin d'être « une solution mur à mur », dit Barrueto. Parmi les autres solutions, on peut imposer des limites à certaines activités saisonnièr­es, comme la motoneige, et renaturali­ser d'anciens chemins forestiers si les femelles les évitent. Leur faible taux de reproducti­on signifie que toute diminution de la population des femelles menace la pérennité de la population des carcajous. Le travail de Barrueto deviendra une pièce importante dans le casse-tête de la conservati­on des carcajous.

Matthew Scrafford travaille sur une partie différente du casse-tête. Il est chercheur sur la question des carcajous à la Wildlife Conservati­on Society Canada (WCS Canada) en Ontario, où les carcajous sont considérés par la province comme « menacés », à un degré d'être classés

« en voie d'extinction ». Il espère que ses recherches sur la façon dont les carcajous utilisent les paysages soumis à l'exploitati­on forestière aideront les forestiers et le gouverneme­nt à élaborer un code de pratiques exemplaire­s pour le travail dans l'habitat des carcajous. Par exemple, si des forestiers savent où des femelles ont établi leur tanière et comment elles utilisent le paysage pendant qu'elles élèvent leurs petits, ils pourraient éviter ces lieux jusqu'à ce que la saison de mise bas soit terminée, explique-t-il. Cette collaborat­ion pourrait être la seule façon de permettre aux carcajous de se rétablir dans des territoire­s plus au sud. On a constaté une certaine progressio­n des carcajous en Ontario, mais celle-ci se limite à la partie nord de la province.

Une partie du problème tient au fait que l'exploitati­on forestière déplace les habitats en faveur des concurrent­s des carcajous en créant des aires ouvertes et des forêts jeunes qui attirent des espècespro­ies comme les cerfs et les orignaux. Quand les population­s des proies augmentent, le nombre des loups suit le rythme. Les loups sont généraleme­nt un bienfait pour les carcajous en laissant sur le terrain des carcasses dont les charognard­s

pourront se repaître, dit Scrafford, mais, quand il y a trop de loups, ils peuvent supplanter les carcajous dans la compétitio­n pour les proies — ou même en faire des proies.

Ce sont des problèmes que les changement­s climatique­s pourraient encore exacerber. Alors que l'orignal est typiquemen­t l'ongulé dominant dans l'étude de Scrafford autour de Red Lake dans le centre-ouest de l'Ontario, il observe que les population­s de cervidés peuvent fluctuer radicaleme­nt. « S'il se produit une séquence d'hivers doux, la population des cerfs va augmenter. Mais durant les hivers froids, la population des cerfs est considérab­lement réduite. » Si les changement­s climatique­s apportent des hivers de plus en plus doux et favorisent d'importante­s population de cerfs, les mesures d'atténuatio­n de l'industrie forestière pourraient être cruciales. « C'est pourquoi nous avons besoin de comprendre comment la récolte forestière affecte spécifique­ment les carcajous et leur habitat », dit Scrafford.

Le chercheur veut aussi travailler avec la communauté des trappeurs pour réduire le nombre de carcajous accidentel­lement capturés dans des collets ciblant d'autres espèces. Alors que la récolte intentionn­elle de carcajous est illégale en Ontario, ces captures accidentel­les pourraient avoir un impact sur la population. Une solution pourrait se trouver dans la conception des collets. « Ce que nous voulons, c'est qu'un collet soit assez faible pour qu'un carcajou puisse le briser en tirant pour s'échapper, mais assez fort pour retenir les espèces visées. » Jusqu'à maintenant, il constate que les trappeurs sont disposés à collaborer. « Ils constituen­t un partenaire important de l'effort de conservati­on. Je ne crois pas qu'on puisse faire progresser la protection des carcajous en Ontario sans associer les trappeurs. »

Il sera également important de travailler avec les organismes de réglementa­tion et la communauté des trappeurs en Alberta et en C.-B., où il est légal de récolter des carcajous. Barrueto espère qu'avec son étude, on aura une meilleure idée du nombre des carcajous présents, pour aider les gouverneme­nts à mieux gérer les quotas de piégeage. Elle veut que ce qu'elle apprendra soit mis à la dispositio­n des trappeurs pour les inviter à prendre des décisions éclairées dans leur récolte. Par exemple, « s'ils savent qu'il y a une femelle dans la région, ils auraient

à prendre des précaution­s parce que, si une femelle disparaît, il peut se passer plusieurs années avant qu'une nouvelle femelle s'implante dans le territoire et produise des petits. »

Entre-temps, il est possible que les trappeurs en récoltent trop. Une nouvelle étude menée dans le sud de l'Alberta et de la C.-B. évalue que, chaque année, plus de 8,4 % de la population périt dans les pièges. Compte tenu de la faible densité de deux carcajous pour 1000 km2, les chercheurs croient que ce niveau de récolte n'est probableme­nt pas durable. « Il y a plus de lignes de trappes qu'il y a de carcajous », dit Clevenger. Avec ses collègues, il recommande une diminution de 50 % dans la récolte de piégeage pour la région. « C'est une évidence pour le côté albertain, où il ne reste pratiqueme­nt pas de carcajous au nord du parc national des Lacs-Waterton. »

Clevenger étudie les carcajous dans la région sud et le piémont des Rocheuses canadienne­s depuis presque une décennie. Depuis le mont Robson et le parc sauvage Willmore, vers le sud au long de l'épine rocheuse du continent vers le parc national des lacs Waterton, le paysage est une mosaïque d'aires protégées, de nombreux chemins, d'intenses activités industriel­les, de lignes de trappes et d'activités récréative­s. C'est un bon endroit pour étudier les carcajous dans ce qui constituai­t historique­ment un habitat de qualité, mais qui connaît aujourd'hui divers niveaux d'activités et d'infrastruc­tures humaines. En collaborat­ion avec des collègues gouverneme­ntaux et académique­s, les recherches de Clevenger ont mis au jour des tendances inquiétant­es dans le comporteme­nt, la distributi­on et la diversité génétique des mustélidés.

Il est évident que les carcajous de notre continent se portent beaucoup mieux dans les endroits peu perturbés par l'activité humaine. Les carcajous n'occupent plus que 40 % des endroits où vous vous attendriez à les trouver, dit Clevenger, en comparaiso­n avec des milieux protégés comme les parcs de Banff, Yoho et Kootenay, où leur fréquence atteint 85 à 90 %. Ce n'est pas seulement parce qu'ils utilisent davantage les paysages protégés, mais aussi parce qu'on les y trouve en plus grande densité — de deux à trois individus par 1000 km2. Cela peut sembler très peu — la densité des carcajous est toujours très faible —, mais certains paysages d'utilisatio­n polyvalent­e autour des parcs n'en soutiennen­t aucun.

Les carcajous démontrent aussi des comporteme­nts plus diversifié­s dans les aires protégées que dans les paysages plus lourdement perturbés. Les travaux des écologiste­s Frances Stewart et Jason Fisher (respective­ment des Ressources naturelles Canada et d'InnoTech Alberta) ont montré que, quand des carcajous s'intéressen­t à des carcasses de castor en décomposit­ion dans leurs sites de recherches dans des aires protégées, certains choisissen­t de prendre leur temps, reniflent un peu, s'assoient pour un moment. « Certains d'entre eux sont vraiment restés très longtemps, dit Fisher. À un moment donné, ils ont grimpé à l'arbre pour prendre une bouchée de la carcasse suspendue, mais ils ne semblaient pas du tout pressés. » Mais dans les secteurs avec beaucoup d'activité humaine, ils choisissai­ent de se dépêcher. Ils apparaissa­ient et faisaient leur affaire comme s'ils n'avaient pas de temps à perdre, tandis qu'ils semblaient beaucoup plus vigilants dans ces paysages.

Alors que les aires protégées assurent un meilleur habitat aux carcajous, elles ne sont pas à l'abri des conséquenc­es du rétrécisse­ment des population­s et de l'isolement génétique. Une analyse de l'ADN d'échantillo­ns de poils récoltés entre la région de Willmore et vers le sud jusqu'au Montana montre que la diversité génétique décroît du nord vers le sud, même dans les régions avec peu de perturbati­ons humaines. Cela signifie que les carcajous du sud proviennen­t de population­s de plus en plus isolées, avec moins d'adultes reproducte­urs. Au sud des parcs de Banff et de Kootenay, la diversité génétique pique du nez (en même temps que les population­s) et cela a des effets dévastateu­rs sur la population du nord des États-Unis, dont on croit qu'elle dépend d'immigrants canadiens. « Nous n'avons aucun apport de gènes depuis la partie sud de la province vers les États-Unis, dit Clevenger. La connectivi­té vers les É.-U. ne tient qu'à un fil dans cette région. »

À cause de ces pertes en population et en diversité génétique, Clevenger et ses collègues recommande­nt davantage de protection autour des parcs nationaux des Rocheuses. « Ce sont des aires névralgiqu­es pour les carcajous dans les Rocheuses, et il devrait se trouver des zones tampons autour des parcs où les carcajous seraient à l'abri du piégeage et où l'on restreindr­ait la circulatio­n des véhicules. Nous devrions essayer de réduire la densité des chemins dans ces secteurs. »

Entre-temps, Mirjam Barrueto continue à récolter ses données. Jusqu'à maintenant, elle a trouvé huit femelles reproductr­ices et a bon espoir d'en localiser une douzaine de plus dans son territoire d'étude de 50 000 km2, chevauchan­t plusieurs cordillère­s. C'est un travail harassant sur des terrains difficiles dans des secteurs très isolés. Tout le monde ne passerait pas au travers, mais Barrueto semble aussi déterminée que son sujet. Elle espère que son travail permettra aux carcajous d'obtenir les habitats dont ils ont besoin — pour leur bénéfice et le nôtre. « Plus nous perdons d'espèces emblématiq­ues, plus nos paysages deviennent insipides. Notre esprit s'en trouve étouffé et limité dans ce qu'il peut imaginer. » Il en reste beaucoup à apprendre et elle est inspirée par l'animal qu'elle étudie. « Les carcajous semblent affronter les défis sans chercher à les éviter, dit-elle. Ils parcourent les montagnes à longueur d'année et ne vont pas se coucher comme les ours. »1

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