On compte sur tout le monde
En cette ère nouvelle de science citoyenne, le public joue un rôle crucial dans le suivi des espèces et la conservation de notre patrimoine naturel.
En cette nouvelle ère de science citoyenne, le public joue un rôle crucial dans le repérage et le dénombrement des espèces et dans la préservation de notre patrimoine naturel.
« Est-ce un bruant hudsonien? Oui, je crois que j’ai un bruant hudsonien. — Aussi loin dans la fardoche? — Ouais.
— Il y en a au moins deux que je
peux voir.
— Oh, j’ai un bruant chanteur. — Sur la butte, là-bas?
— Ouais. »
Nous sommes le 1er janvier. Jamie, Roger et moi sommes sur un chemin de campagne à quelques kilomètres au sud du lac Rice, dans le centre-sud de l’Ontario, et nous passons la première matinée de la nouvelle décennie, emmitouflés contre le froid, à regarder à travers des jumelles, dans la continuité d’une chaîne de gestes qui remonte à 120 ans, au jour de Noël 1900.
C’est à cette date qu’une poignée d’ornithologues et de naturalistes amateurs, menés par Frank Chapman, rédacteur en chef de Bird-Lore,
précurseur du magazine Audubon, ont organisé le premier Recensement des oiseaux de Noël en Amérique du Nord. Cette année-là, 27 personnes dans 25 endroits — dont Toronto et Scotch Lake, au Nouveau-Brunswick — ont dénombré 18 500 oiseaux de 89 espèces.
Le recensement a été conçu pour promouvoir la conservation, une solution de rechange aux séances de chasse de Noël du 19e siècle. Organisé chaque année depuis, il a évolué pour devenir ce que ses créateurs et les premières générations de participants n’auraient jamais pu concevoir : le projet le plus ancien de science citoyenne du continent. En 2018-19, 80 000 observateurs ont recensé près de 49 millions d’oiseaux en une journée dans 2616 endroits sur une période de trois semaines couvrant Noël et le jour de l’An. Pour les ornithologues, les écologistes et d’autres scientifiques, l’ensemble des données accumulées est, selon les termes d’un chercheur, « indispensable pour comprendre les changements dans les populations [hivernales] d’oiseaux, à des échelles autrement inaccessibles ».
Imaginez maintenant de reproduire ce résultat dans tous les domaines de l’écologie et des sciences naturelles — non seulement pour compter les espèces, mais aussi pour susciter de nouvelles découvertes, détecter et suivre les risques environnementaux, mesurer les changements, soutenir les politiques et les actions, éduquer et mobiliser le public, et donner aux individus les moyens d’utiliser la science dans les revendications pour la justice environnementale. Voilà l’histoire de la croissance récente et des promesses futures de la science citoyenne en 2020, au Canada et dans le monde entier.
L’utilisation du terme « science citoyenne » dans ce contexte ne remonte qu’au début des années 1990. Pourtant, aujourd’hui, les études, les projets de recherche et les initiatives scientifiques qui découlent en tout ou en partie de données produites par des simples citoyens sont monnaie courante. Pendant un certain temps, le terme était stigmatisé comme n’étant pas une science « sérieuse », mais, selon Leslie Ries, professeure adjointe de biologie à l’Université Georgetown de Washington, D.C., et spécialiste de la gestion des données de la science citoyenne, cette connotation est largement dépassée. « La science citoyenne en tant que source de données pour une analyse rigoureuse est de plus en plus acceptée », dit-elle.
Les nouvelles technologies et les tendances qu’elles colportent sont bien sûr un facteur important. Les réseaux sociaux, l’appel aux contributions du public, la photographie numérique, les appareils intelligents, les bases de données et l’intelligence artificielle (IA) sont essentiels dans la boîte à outils du scientifique citoyen. Mais, facteur peut-être plus important, si la science citoyenne met le public en vedette, l’élan actuel du domaine vient tout autant, voire davantage, des scientifiques eux-mêmes. Ainsi, alors que la mobilisation du public pour l’environnement, l’engagement personnel à déployer ses connaissances et sa participation en faveur des enjeux et politiques locales, est essentielle, la science citoyenne est également devenue un élément central des conférences de recherche, des associations et des revues professionnelles. Les universitaires se rendent compte que les connaissances tirées de la science citoyenne ont débouché sur une nouvelle frontière de la découverte.
Les réseaux sociaux, l’appel aux contributions du public, la photographie numérique, les appareils intelligents, les bases de données et l’IA sont essentiels dans la boîte à outils du citoyen scientifique... Ajoutez-y simplement l’amour de la nature.
Données et applications ///
« Je suis toujours très prudent lorsque je commence à parler de science citoyenne », déclare Michael Pocock, écologiste au Centre britannique d’écologie et d’hydrologie, coprésident du Groupe de science citoyenne de la British Ecological Society et membre du conseil d’administration de la Citizen Science Association américaine. « Ce n’est absolument pas une réalité singulière. C’est une gamme incroyablement variée d’approches, toutes regroupées sous le raccourci sémantique de “science citoyenne” ».
Il y a plusieurs années, Pocock a mené une étude qui a tenté de classer tous les projets de science citoyenne existants dans le domaine de l’écologie et de l’environnement. Il en est arrivé à un total de plus de 500. « Vous pourriez probablement quadrupler l’ensemble des données maintenant, au minimum », dit-il.
Il n’y a pas que les revues qui publient plus d’études basées sur des projets de science citoyenne. En 2016, l’Association de la science citoyenne a lancé « Citizen Science: Theory and Practice », qui reflète un besoin croissant de manuels pratiques sur le terrain. Au Royaume-Uni, la British Ecological Society vient de lancer un appel à contributions dans le même esprit pour l’ensemble de son catalogue de six revues.
Mais c’est dans les données que les choses prennent vraiment leur envol. Leslie Ries, dont les recherches portent principalement sur les papillons, est d’accord. « Au cours des trois ou quatre dernières années, [la science citoyenne] a connu une courbe exponentielle, dit-elle. La quantité de données augmente d’un ordre de grandeur par année! »
L’une des évolutions les plus marquantes dans ce domaine — et qui fait partie intégrante de l’histoire de la science citoyenne — est la croissance d’eBird et d’iNaturalist, les deux plus grandes plateformes de science citoyenne axées sur la biodiversité et alimentées par le public. Toutes deux invitent les utilisateurs, experts et non-experts à télécharger des observations (iNaturalist exige des photos, pas eBird), qui sont ensuite vérifiées par une combinaison d’experts humains et de technologie d’IA.
Les utilisateurs d’eBird — qui a été lancé avec une couverture de l’hémisphère occidental en 2002, puis est devenu mondial en 2010 — ont enregistré 140 millions d’observations en 2019. Gérée par le laboratoire d’ornithologie de Cornell, il s’agit d’une plateforme permettant aux ornithologues de suivre et d’enregistrer des listes de pointage personnelles liées à la localisation, d’explorer les affichages des autres, d’étudier les distributions et de se renseigner sur les oiseaux. Les administrateurs du site archivent également les données et, une fois vérifiées, les rendent disponibles pour la recherche.
iNaturalist a débuté comme un projet de maîtrise à l’Université de Berkeley en 2008 et a pris son envol lorsque ses premiers développeurs se sont associés, d’abord avec l’Académie des sciences de Californie en 2014, puis avec la Société National Geographic, en 2017. Au cours des cinq dernières années, le nombre d’observations a pratiquement doublé chaque année, avec plus de 14 millions de nouvelles observations soumises en 2019. La branche canadienne (iNaturalist.ca) est le résultat d’une collaboration entre la FCF (avec son programme Faune et flore du pays) et NatureServeCanada, Parcs Canada et le Musée royal de l’Ontario de Toronto, en collaboration avec iNaturalist et l’Académie des sciences de Californie. En conséquence, les Canadiens ont contribué davantage à sa croissance l’année dernière (15,4 %) que les utilisateurs de tout autre pays en dehors des États-Unis.
Comme les noms l’indiquent, eBird est strictement réservé aux oiseaux, alors que le champ d’application d’iNaturalist inclut toutes les plantes et tous les animaux. Plus de
169 000 espèces différentes ont été inscrites sur ce dernier site l’année passée. Il met l’identification au premier plan : les utilisateurs affichent des photos et leur emplacement, et l’impressionnant système de reconnaissance de photos par IA du site renvoie une liste des correspondances les plus probables. Pour qu’une observation soit considérée comme une recherche, l’identification doit également être validée par des experts humains sur le site.
Alors qu’eBird compte beaucoup plus d’observations, iNaturalist gagne en popularité en tant que source de données de recherche. En 2019, quelque 219 études scientifiques s’appuyaient sur les données d’iNaturalist; pour eBird, ce nombre était de 58.
Engagement direct ///
L’une des contributions les plus convaincantes des observations d’iNaturalist à la science est la découverte d’espèces nouvelles dans des zones particulières. L’une de ces découvertes — la toute première observation au Canada de l’écrevisse fouisseuse (Lacunicambarus polychromatus) — a été documentée dans la revue The Canadian Field-Naturalist l’automne dernier. Et c’est une histoire avec un rebondissement.
Elle a commencé avec Colin Jones, zoologiste spécialisé dans les arthropodes au Centre d’information sur le patrimoine naturel du ministère des Ressources naturelles et de la Foresterie de l’Ontario, qui a téléchargé sur iNaturalist une photo d’une écrevisse trouvée dans la réserve naturelle Ojibway Prairie à Windsor, en Ontario. Jones l’a identifiée comme une espèce commune à la province. Plusieurs mois plus tard, cependant, une biologiste de l’Université d’État de l’Ohio, Mael Glon, a examiné l’entrée et a déterminé qu’il s’agissait en fait d’une écrevisse commune plus au sud. Jones et Glon ont effectué un travail de suivi sur le terrain, ont trouvé deux autres spécimens et ont ensuite publié leurs conclusions.
« Sans iNaturalist, la présence de cette espèce serait peut-être demeurée inaperçue », ont-ils écrit, décrivant le site comme « une plateforme qui a considérablement accru la capacité des amateurs et des experts à collaborer en temps réel ». Leur article a également révélé d’autres découvertes canadiennes inédites sur iNaturalist — 40 espèces de papillons de nuit inconnues en Ontario, dont 19 sont nouvelles au Canada, et même une nouvelle en Amérique du Nord. Ils ont également présenté une « nouvelle espèce de plante vasculaire potentiellement envahissante » appelée Impatiens parviflora de Candolle.
Bien que la collaboration se poursuive, les amateurs qui publient des observations individuelles sur iNaturalist n’ont généralement pas le même engagement dans le processus scientifique que Jones. En général, au-delà de la confirmation de l’identité, toute participation à une recherche ultérieure impliquant leurs données est plus passive et à sens unique. Cela diffère des projets de science citoyenne plus « traditionnels », planifiés à des fins spécifiques, dans lesquels les participants se portent volontaires ou s’inscrivent pour effectuer des recherches spécifiques.
Dans ce cas, les scientifiques citoyens ont généralement une plus grande interaction avec les professionnels qui dirigent les projets et parfois avec d’autres participants amateurs comme eux. Et l’éventail de projets et d’applications qui en résulte est presque aussi diversifié que la nature elle-même : des plongeurs à Hawaï signalant les signes de blanchiment des coraux via une application à un chercheur, dirigeant une équipe d’intervention en temps réel pour limiter les dommages causés aux récifs; des écologistes paysagistes dans de nombreux endroits demandant aux conducteurs de soumettre des photos d’accidents de la route liés à l’emplacement pour aider à cartographier les endroits dangereux, des données qui peuvent être utilisées pour faire pression en faveur de barrières de protection; des responsables des ressources sur l’île de Vancouver formant le public local à la collecte et à l’analyse d’échantillons d’eau dans de petits cours d’eau pour surveiller l’impact de l’utilisation des terres sur la qualité de l’eau; et, un projet que Pocock a dirigé au Royaume-Uni : l’utilisation de volontaires pour détecter la présence et la distribution de parasites des arbres en leur faisant collecter des feuilles infectées dans des sacs en plastique et en surveillant les taux d’éclosion des larves.
Cette diversité remarquable confirme l’opinion de Pocock selon laquelle la science citoyenne est une « gamme d’approches » plutôt qu’une « réalité unique ». Il met également en évidence certains de ses autres attributs les plus précieux, en plus des résultats scientifiques eux-mêmes.
« Pour les personnes qui participent à ces projets et qui fournissent des données, les bénéfices potentiels sont nombreux, observe Pocock — possibilités d’apprentissage, possibilités de rapprochement de la communauté et même changements de comportement. »
Ces derniers peuvent être précieux lorsqu’il s’agit de faire face à des problèmes tels que les changements climatiques et les menaces à la biodiversité.
« Si nous voulons atténuer certaines de ces menaces, dit Pocock, il nous faudra certainement payer un certain prix en termes de changement de comportement individuel. Je pense donc que l’une des façons dont la science citoyenne peut être réellement bénéfique est que les gens s’engagent directement dans ces domaines pour développer cette sensibilité aux besoins qui les entourent. »
Susciter de nouvelles découvertes, décoder les risques environnementaux, mesurer les changements, appuyer les politiques, documenter les actions, revendiquer pour la justice environnementale... Voilà les champs d’action de la science citoyenne.
Leslie Ries, de Georgetown, appelle cela « le pouvoir de transformation » de la science citoyenne. « Des recherches ont montré que les personnes engagées dans la science citoyenne sur les monarques sont alors plus susceptibles de contribuer et de s’impliquer dans la conservation des papillons. » Ce n’est pas l’espèce, mais le modèle de science citoyenne qui compte, dit-elle. « Cela rend les gens plus mobilisés... Leur manière de contribuer à la science leur donne un sentiment de propriété sur les données. »
Ries ajoute que ce « pouvoir de transformation » va dans les deux sens. « Il est transformateur pour les scientifiques aussi, car nous pouvons poser des questions à plus grande échelle. Cela change aussi notre façon de concevoir la collecte de données, l’interaction avec le public. »
Objectifs partagés ///
Greg Mitchell, chercheur scientifique à la division de la recherche sur la faune du ministère de l’Environnement et du Changement climatique à Ottawa, partage ces opinions.
« La science citoyenne joue un rôle très important en inculquant un sentiment d’intendance et d’appropriation du monde naturel. Mais c’est aussi une façon vraiment géniale de réunir les chercheurs et le public pour travailler à un objectif commun de conservation. Pour moi, c’est comme un lieu de rencontre. »
Mitchell et Ries ont autre chose en commun — tous deux ont publié d’importantes études sur les populations de papillons en 2019 qui ont mis en évidence différents types de jeux de données scientifiques citoyennes à grande échelle et ont démontré leur valeur pour l’analyse.
L’article de Mitchell s’appuie sur 15 années de données de dénombrement de papillons provenant de l’Atlas des papillons de l’Ontario (2003-2017) et de eButterfly (2012-2017), une base de données d’observations de papillons similaire à eBird, pour déterminer quels facteurs du cycle de vie annuel du papillon monarque nord-américain déterminent la taille de la population reproductrice annuelle au Canada — essentiellement, « qu’est-ce qui contrôle le nombre de monarques que nous voyons au Canada? », explique Mitchell.
La réponse tient dans les conditions météorologiques dans le sud des États-Unis et leur impact sur la croissance de l’asclépiade dans cette région pendant la migration printanière du monarque nord-américain.
Pour arriver à cette conclusion, Mitchell et ses collaborateurs, Tara Crewe, scientifique principale chez Oiseaux
Canada, et Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium de Montréal et cocréateur de eButterfly, ont utilisé les données d’observation pour estimer les populations de monarques et, pour comparaison, les populations d’autres espèces de papillons migrateurs et non migrateurs à partir des ensembles de données. Ensuite, ils ont pris en compte les conditions météorologiques et les mesures disponibles des populations de monarques hivernant au Mexique, puis ont effectué des corrélations jusqu’à ce que l’influence des conditions météorologiques du printemps soit isolée.
Deux caractéristiques essentielles des données de eButterfly qui ont permis à Mitchell et à ses collègues de calculer des estimations précises de la population étaient la longueur des listes que les observateurs soumettent et, tout aussi important, le temps qu’ils ont passé à observer les papillons pour les compiler. « Supposons que quelqu’un dresse une liste de 15 papillons en une journée, explique Mitchell. Ce que ce nombre signifie change en fonction de l’effort fourni. »
eBird suit un protocole similaire, mais iNaturalist ne le fait pas. « Les observations ont quand même de la valeur lorsqu’il n’y a pas de facteur d’effort », déclare Mitchell, mais elles doivent être utilisées de différentes manières.
Il n’y a pas non plus de doute dans son esprit que eButterfly et l’Atlas de l’Ontario ont rendu leur travail possible. « Compte tenu de l’étendue géographique dont nous parlons, je ne pense pas qu’il y ait d’autre moyen de dénombrer les monarques ou l’asclépiade aux États-Unis et au Canada sans faire appel à des scientifiques citoyens et communautaires », dit-il.
L’étude de Ries, quant à elle, s’inscrit dans la bibliothèque en expansion de la « documentation sur l’apocalypse des insectes ». Plus précisément, il s’agit de l’un des premiers travaux à examiner les déclins critiques des populations d’insectes en dehors de l’Europe à l’aide de données recueillies dans le cadre d’une surveillance systématique à long terme.
Rédigée avec l’auteur principal, Tyson Wepprich, biologiste à l’Université d’État de l’Oregon, et trois autres personnes, l’étude a évalué le taux de changement de l’abondance et les tendances de la population pour 81 espèces de papillons dans l’Ohio. Pour ce faire, les auteurs ont analysé les données recueillies par des volontaires organisés et formés par l’organisation Ohio Lepidopterists lors de relevés hebdomadaires des papillons sur une période de 21 ans (1995-2016) dans 104 sites à travers l’État. Leur résultat global : « L’abondance totale diminue de 2 % par an, ce qui se traduit par une réduction cumulative de 33 % de l’abondance des papillons », au cours de la période d’étude de deux décennies.
Au point de vue de la science citoyenne, l’enquête se distingue par son ampleur et sa portée, ainsi que par la nature systématique de la collecte des données. Au cours de la période étudiée, des volontaires ont réalisé un nombre impressionnant de 24 405 relevés sur les papillons selon un protocole structuré connu sous le nom de « Pollard walks ». Développée au Royaume-Uni dans les années 1970 par le scientifique Ernie Pollard, la technique exige que des volontaires fassent des randonnées hebdomadaires le long du même transect (une ligne droite traversant une zone) au même rythme par beau temps en comptant toutes les espèces vues dans une zone de cinq mètres autour de l’observateur.
Ries qualifie Pollard de « visionnaire » qui s’est heurté au fait que les programmes de comptage des oiseaux qui existaient à l’époque ne pouvaient pas prendre en compte la durée de vie plus courte des papillons. « Les oiseaux sont des vertébrés et ils ont une longue durée de vie, donc souvent, nous nous intéressons à ce qui se passe pendant la saison de reproduction et peut-être ensuite pendant la saison hivernale, explique-t-elle. Vous pouvez faire une série de relevés pour obtenir un instantané. Alors qu’avec les papillons, si vous allez dénombrer tous ces papillons, puis que vous revenez sur le terrain deux semaines plus tard, vous verrez des papillons tous différents. Donc, si vous voulez avoir une idée de ce qui se passe, vous devez faire des recensements plus fréquents et plus structurés. »
Ries et Pocock reconnaissent tous deux que les randonnées Pollard se situent à un niveau élevé en termes d’engagement requis et de niveau d’expertise des bénévoles. « Pourquoi les gens font-ils cela? », demande Pocock, en mode rhétorique. « Je crois que c’est une question de rapport avec les lieux, ou peut-être un effet du sens du devoir d’aide à la nature. »
À l’autre extrême, on trouve quelqu’un qui se contente de prendre note de la nature qui l’entoure et de télécharger des photos sur iNaturalist s’il voit quelque chose d’intéressant.
« Je considère que c’est aussi de la science citoyenne », dit Ries.
Participation ///
Dans certaines circonstances, iNaturalist n’est pas seulement utilisé pour des affichages occasionnels. Plus précisément, l’une des caractéristiques du site permet aux membres de créer des projets auxquels plusieurs participants peuvent télécharger des observations, collecter des données supplémentaires qui ne sont généralement pas documentées sur le site et communiquer par le biais de messages et de commentaires. Il est facile d’imaginer une classe d’école ou un club de naturalistes utilisant cette fonctionnalité, mais il s’avère que même les détenteurs de dossiers officiels sophistiqués voient son potentiel. Un projet lancé par le Centre d’information sur le patrimoine naturel de l’Ontario en est un bon exemple. Il encourage les particuliers à y adhérer afin que leurs observations d’espèces rares au niveau provincial puissent être prises en compte pour être incorporées dans le registre provincial de l’Ontario.
« Ce projet est devenu une source de données importante pour notre centre, déclare Colin Jones. Depuis notre lancement, plus de 500 participants ont fourni près de 40 000 observations de 1249 espèces. » Non seulement ces registres ont permis au centre de mettre à jour ses classements de conservation des espèces et d’identifier les lieux importants pour la conservation des espèces rares, ajoute M. Jones, mais, dans certains cas, ils ont conduit à ce que des espèces soient « retirées de la liste des espèces rares au niveau provincial en raison de données plus nombreuses ».
L’option du projet iNaturalist s’est également révélée être un outil formidable pour un autre levier important de la croissance explosive de la science citoyenne : le « bioblitz ». Les bioblitz sont des événements au cours desquels les participants enregistrent autant d’espèces que possible dans une zone spécifique sur une période de temps donnée, et beaucoup utilisent iNaturalist pour afficher et organiser toutes les données recueillies. Le terme a été inventé pour la première fois lors d’un événement qui s’est tenu en 1996. Comme pour la plupart des sciences citoyennes, le nombre et la popularité des bioblitz organisés dans le monde entier ont connu un essor considérable depuis le début des années 2000. Aujourd’hui, de nombreux bioblitz combinent la collecte de données scientifiques sérieuses avec un volet public guidé afin de sensibiliser et d’intéresser les gens à la biodiversité dans et autour de leur communauté.
« Il s’agit d’exercices où nous donnons de la visibilité aux scientifiques et faisons participer le public, tout en cherchant à apprendre des données que nous recueillons », explique Dave Ireland, un biologiste basé à Dartmouth, N.-É., qui a été cofondateur du programme Ontario Bioblitz en 2012 et partenaire dans la création de la série BioBlitz Canada 150 de la FCF en 2017.
Appels à l’action ///
Comme beaucoup de membres de la communauté
scientifique citoyenne mondiale, Dave Ireland est enthousiasmé par la promesse de ce qui l’attend en avril prochain, lorsqu’une vague d’événements de type « bioblitz » sera organisée dans le cadre d’une campagne encore plus vaste coïncidant avec le 50e anniversaire du Jour de la Terre.
Au coeur de ces événements se trouve Earth Challenge 2020, « un appel mondial à l’action » pour la collecte et l’intégration de données pour six questions de recherche liées à l’environnement et à la santé humaine : le changement climatique, la qualité de l’air et de l’eau, le déclin des insectes, la pollution plastique et la sécurité alimentaire. Organisé conjointement par le réseau Jour de la Terre, le Wilson Center basé aux États-Unis et le forum Eco-Capitals du département d’État américain, l’événement a deux objectifs : augmenter la quantité de données scientifiques citoyennes (nouvelles et existantes) disponibles pour traiter ces questions tout en fournissant des outils et des ressources éducatives que les gens peuvent utiliser pour agir dans leur communauté locale et dans leur pays.
Le coup d’envoi sera marqué par le lancement d’une application mobile, Earth Challenge 2020, pour recueillir les données produites lors d’événements organisés dans le monde entier. L’objectif est d’impliquer des centaines de millions de personnes et de nombreuses autres sources de données. Anne Bowser, directrice de l’innovation au programme d’innovation scientifique et technologique du Wilson Center — dont le rôle principal dans le partenariat est de garantir l’intégrité de la recherche et l’intégration des données — déclare que l’application permettra au réseau Jour de la Terre d’offrir à ces personnes « un outil pour comprendre l’environnement et ensuite faire progresser le changement ».
Selon Bowser, travailler au développement du projet « a été une aventure ». Elle reconnaît que certains douteront de la nécessité d’une nouvelle application mobile pour la collecte de données, et affirme qu’elle reflète le défi élargi qui accompagne la croissance et la maturité de la science citoyenne. « De nombreux problèmes environnementaux nécessitent des données volumineuses, mais aussi des données interopérables et cohérentes entre les différents domaines. »
Malgré l’ambition massive de l’événement, Bowser le considère comme un projet pilote. Le lancement de la Journée de la Terre est un point de départ, pas un point culminant. Une fois que l’excitation du printemps s’estompera, dit-elle, « nous allons prendre un grand recul, déterminer ce qui a réussi, ce qui fait double emploi, puis définir notre plan à long terme pour la gouvernance et l’appropriation des différentes ressources que nous mettons en place ».
Avec Earth Challenge, le mois d’avril a été désigné Mois mondial de la science citoyenne par l’Association de la science citoyenne. Un autre temps fort sera le programme international de bioblitz de quatre jours appelé City Nature Challenge. Organisé sur iNaturalist, le défi a débuté en 2016 sous la forme d’un concours de bioblitz entre San Francisco et Los Angeles, mais s’est depuis rapidement étendu. En 2019, 159 villes y ont participé, et un nombre bien plus important est attendu en 2020.
« Le City Nature Challenge nous a beaucoup rapprochés, déclare Dave Ireland. L’année dernière, c’est Halifax qui l’a fait, l’une des trois villes canadiennes. Cette année, environ huit sites des Maritimes se sont inscrits, et il y en a une dizaine de plus au Canada. » (Pour en savoir plus, voir l’encadré « Participez ».)
À ses yeux, voir un tel élan pour la science citoyenne au début de 2020 marque un tournant. « Je crois que cette décennie sera une période où la recherche participative sera fondamentalement importante pour faire évoluer les politiques et les décisions touchant les ressources naturelles. Plus les gens seront impliqués, plus ils comprendront les enjeux et travailleront directement à la collecte des données, plus ils seront susceptibles de revendiquer en faveur d’une politique environnementale saine et efficace. La science citoyenne a ouvert cette possibilité. Je suis donc très enthousiaste pour l’avenir.