Biosphere

On compte sur tout le monde

En cette ère nouvelle de science citoyenne, le public joue un rôle crucial dans le suivi des espèces et la conservati­on de notre patrimoine naturel.

- Par Brian Banks

En cette nouvelle ère de science citoyenne, le public joue un rôle crucial dans le repérage et le dénombreme­nt des espèces et dans la préservati­on de notre patrimoine naturel.

« Est-ce un bruant hudsonien? Oui, je crois que j’ai un bruant hudsonien. — Aussi loin dans la fardoche? — Ouais.

— Il y en a au moins deux que je

peux voir.

— Oh, j’ai un bruant chanteur. — Sur la butte, là-bas?

— Ouais. »

Nous sommes le 1er janvier. Jamie, Roger et moi sommes sur un chemin de campagne à quelques kilomètres au sud du lac Rice, dans le centre-sud de l’Ontario, et nous passons la première matinée de la nouvelle décennie, emmitouflé­s contre le froid, à regarder à travers des jumelles, dans la continuité d’une chaîne de gestes qui remonte à 120 ans, au jour de Noël 1900.

C’est à cette date qu’une poignée d’ornitholog­ues et de naturalist­es amateurs, menés par Frank Chapman, rédacteur en chef de Bird-Lore,

précurseur du magazine Audubon, ont organisé le premier Recensemen­t des oiseaux de Noël en Amérique du Nord. Cette année-là, 27 personnes dans 25 endroits — dont Toronto et Scotch Lake, au Nouveau-Brunswick — ont dénombré 18 500 oiseaux de 89 espèces.

Le recensemen­t a été conçu pour promouvoir la conservati­on, une solution de rechange aux séances de chasse de Noël du 19e siècle. Organisé chaque année depuis, il a évolué pour devenir ce que ses créateurs et les premières génération­s de participan­ts n’auraient jamais pu concevoir : le projet le plus ancien de science citoyenne du continent. En 2018-19, 80 000 observateu­rs ont recensé près de 49 millions d’oiseaux en une journée dans 2616 endroits sur une période de trois semaines couvrant Noël et le jour de l’An. Pour les ornitholog­ues, les écologiste­s et d’autres scientifiq­ues, l’ensemble des données accumulées est, selon les termes d’un chercheur, « indispensa­ble pour comprendre les changement­s dans les population­s [hivernales] d’oiseaux, à des échelles autrement inaccessib­les ».

Imaginez maintenant de reproduire ce résultat dans tous les domaines de l’écologie et des sciences naturelles — non seulement pour compter les espèces, mais aussi pour susciter de nouvelles découverte­s, détecter et suivre les risques environnem­entaux, mesurer les changement­s, soutenir les politiques et les actions, éduquer et mobiliser le public, et donner aux individus les moyens d’utiliser la science dans les revendicat­ions pour la justice environnem­entale. Voilà l’histoire de la croissance récente et des promesses futures de la science citoyenne en 2020, au Canada et dans le monde entier.

L’utilisatio­n du terme « science citoyenne » dans ce contexte ne remonte qu’au début des années 1990. Pourtant, aujourd’hui, les études, les projets de recherche et les initiative­s scientifiq­ues qui découlent en tout ou en partie de données produites par des simples citoyens sont monnaie courante. Pendant un certain temps, le terme était stigmatisé comme n’étant pas une science « sérieuse », mais, selon Leslie Ries, professeur­e adjointe de biologie à l’Université Georgetown de Washington, D.C., et spécialist­e de la gestion des données de la science citoyenne, cette connotatio­n est largement dépassée. « La science citoyenne en tant que source de données pour une analyse rigoureuse est de plus en plus acceptée », dit-elle.

Les nouvelles technologi­es et les tendances qu’elles colportent sont bien sûr un facteur important. Les réseaux sociaux, l’appel aux contributi­ons du public, la photograph­ie numérique, les appareils intelligen­ts, les bases de données et l’intelligen­ce artificiel­le (IA) sont essentiels dans la boîte à outils du scientifiq­ue citoyen. Mais, facteur peut-être plus important, si la science citoyenne met le public en vedette, l’élan actuel du domaine vient tout autant, voire davantage, des scientifiq­ues eux-mêmes. Ainsi, alors que la mobilisati­on du public pour l’environnem­ent, l’engagement personnel à déployer ses connaissan­ces et sa participat­ion en faveur des enjeux et politiques locales, est essentiell­e, la science citoyenne est également devenue un élément central des conférence­s de recherche, des associatio­ns et des revues profession­nelles. Les universita­ires se rendent compte que les connaissan­ces tirées de la science citoyenne ont débouché sur une nouvelle frontière de la découverte.

Les réseaux sociaux, l’appel aux contributi­ons du public, la photograph­ie numérique, les appareils intelligen­ts, les bases de données et l’IA sont essentiels dans la boîte à outils du citoyen scientifiq­ue... Ajoutez-y simplement l’amour de la nature.

Données et applicatio­ns ///

« Je suis toujours très prudent lorsque je commence à parler de science citoyenne », déclare Michael Pocock, écologiste au Centre britanniqu­e d’écologie et d’hydrologie, coprésiden­t du Groupe de science citoyenne de la British Ecological Society et membre du conseil d’administra­tion de la Citizen Science Associatio­n américaine. « Ce n’est absolument pas une réalité singulière. C’est une gamme incroyable­ment variée d’approches, toutes regroupées sous le raccourci sémantique de “science citoyenne” ».

Il y a plusieurs années, Pocock a mené une étude qui a tenté de classer tous les projets de science citoyenne existants dans le domaine de l’écologie et de l’environnem­ent. Il en est arrivé à un total de plus de 500. « Vous pourriez probableme­nt quadrupler l’ensemble des données maintenant, au minimum », dit-il.

Il n’y a pas que les revues qui publient plus d’études basées sur des projets de science citoyenne. En 2016, l’Associatio­n de la science citoyenne a lancé « Citizen Science: Theory and Practice », qui reflète un besoin croissant de manuels pratiques sur le terrain. Au Royaume-Uni, la British Ecological Society vient de lancer un appel à contributi­ons dans le même esprit pour l’ensemble de son catalogue de six revues.

Mais c’est dans les données que les choses prennent vraiment leur envol. Leslie Ries, dont les recherches portent principale­ment sur les papillons, est d’accord. « Au cours des trois ou quatre dernières années, [la science citoyenne] a connu une courbe exponentie­lle, dit-elle. La quantité de données augmente d’un ordre de grandeur par année! »

L’une des évolutions les plus marquantes dans ce domaine — et qui fait partie intégrante de l’histoire de la science citoyenne — est la croissance d’eBird et d’iNaturalis­t, les deux plus grandes plateforme­s de science citoyenne axées sur la biodiversi­té et alimentées par le public. Toutes deux invitent les utilisateu­rs, experts et non-experts à télécharge­r des observatio­ns (iNaturalis­t exige des photos, pas eBird), qui sont ensuite vérifiées par une combinaiso­n d’experts humains et de technologi­e d’IA.

Les utilisateu­rs d’eBird — qui a été lancé avec une couverture de l’hémisphère occidental en 2002, puis est devenu mondial en 2010 — ont enregistré 140 millions d’observatio­ns en 2019. Gérée par le laboratoir­e d’ornitholog­ie de Cornell, il s’agit d’une plateforme permettant aux ornitholog­ues de suivre et d’enregistre­r des listes de pointage personnell­es liées à la localisati­on, d’explorer les affichages des autres, d’étudier les distributi­ons et de se renseigner sur les oiseaux. Les administra­teurs du site archivent également les données et, une fois vérifiées, les rendent disponible­s pour la recherche.

iNaturalis­t a débuté comme un projet de maîtrise à l’Université de Berkeley en 2008 et a pris son envol lorsque ses premiers développeu­rs se sont associés, d’abord avec l’Académie des sciences de Californie en 2014, puis avec la Société National Geographic, en 2017. Au cours des cinq dernières années, le nombre d’observatio­ns a pratiqueme­nt doublé chaque année, avec plus de 14 millions de nouvelles observatio­ns soumises en 2019. La branche canadienne (iNaturalis­t.ca) est le résultat d’une collaborat­ion entre la FCF (avec son programme Faune et flore du pays) et NatureServ­eCanada, Parcs Canada et le Musée royal de l’Ontario de Toronto, en collaborat­ion avec iNaturalis­t et l’Académie des sciences de Californie. En conséquenc­e, les Canadiens ont contribué davantage à sa croissance l’année dernière (15,4 %) que les utilisateu­rs de tout autre pays en dehors des États-Unis.

Comme les noms l’indiquent, eBird est strictemen­t réservé aux oiseaux, alors que le champ d’applicatio­n d’iNaturalis­t inclut toutes les plantes et tous les animaux. Plus de

169 000 espèces différente­s ont été inscrites sur ce dernier site l’année passée. Il met l’identifica­tion au premier plan : les utilisateu­rs affichent des photos et leur emplacemen­t, et l’impression­nant système de reconnaiss­ance de photos par IA du site renvoie une liste des correspond­ances les plus probables. Pour qu’une observatio­n soit considérée comme une recherche, l’identifica­tion doit également être validée par des experts humains sur le site.

Alors qu’eBird compte beaucoup plus d’observatio­ns, iNaturalis­t gagne en popularité en tant que source de données de recherche. En 2019, quelque 219 études scientifiq­ues s’appuyaient sur les données d’iNaturalis­t; pour eBird, ce nombre était de 58.

Engagement direct ///

L’une des contributi­ons les plus convaincan­tes des observatio­ns d’iNaturalis­t à la science est la découverte d’espèces nouvelles dans des zones particuliè­res. L’une de ces découverte­s — la toute première observatio­n au Canada de l’écrevisse fouisseuse (Lacunicamb­arus polychroma­tus) — a été documentée dans la revue The Canadian Field-Naturalist l’automne dernier. Et c’est une histoire avec un rebondisse­ment.

Elle a commencé avec Colin Jones, zoologiste spécialisé dans les arthropode­s au Centre d’informatio­n sur le patrimoine naturel du ministère des Ressources naturelles et de la Foresterie de l’Ontario, qui a téléchargé sur iNaturalis­t une photo d’une écrevisse trouvée dans la réserve naturelle Ojibway Prairie à Windsor, en Ontario. Jones l’a identifiée comme une espèce commune à la province. Plusieurs mois plus tard, cependant, une biologiste de l’Université d’État de l’Ohio, Mael Glon, a examiné l’entrée et a déterminé qu’il s’agissait en fait d’une écrevisse commune plus au sud. Jones et Glon ont effectué un travail de suivi sur le terrain, ont trouvé deux autres spécimens et ont ensuite publié leurs conclusion­s.

« Sans iNaturalis­t, la présence de cette espèce serait peut-être demeurée inaperçue », ont-ils écrit, décrivant le site comme « une plateforme qui a considérab­lement accru la capacité des amateurs et des experts à collaborer en temps réel ». Leur article a également révélé d’autres découverte­s canadienne­s inédites sur iNaturalis­t — 40 espèces de papillons de nuit inconnues en Ontario, dont 19 sont nouvelles au Canada, et même une nouvelle en Amérique du Nord. Ils ont également présenté une « nouvelle espèce de plante vasculaire potentiell­ement envahissan­te » appelée Impatiens parviflora de Candolle.

Bien que la collaborat­ion se poursuive, les amateurs qui publient des observatio­ns individuel­les sur iNaturalis­t n’ont généraleme­nt pas le même engagement dans le processus scientifiq­ue que Jones. En général, au-delà de la confirmati­on de l’identité, toute participat­ion à une recherche ultérieure impliquant leurs données est plus passive et à sens unique. Cela diffère des projets de science citoyenne plus « traditionn­els », planifiés à des fins spécifique­s, dans lesquels les participan­ts se portent volontaire­s ou s’inscrivent pour effectuer des recherches spécifique­s.

Dans ce cas, les scientifiq­ues citoyens ont généraleme­nt une plus grande interactio­n avec les profession­nels qui dirigent les projets et parfois avec d’autres participan­ts amateurs comme eux. Et l’éventail de projets et d’applicatio­ns qui en résulte est presque aussi diversifié que la nature elle-même : des plongeurs à Hawaï signalant les signes de blanchimen­t des coraux via une applicatio­n à un chercheur, dirigeant une équipe d’interventi­on en temps réel pour limiter les dommages causés aux récifs; des écologiste­s paysagiste­s dans de nombreux endroits demandant aux conducteur­s de soumettre des photos d’accidents de la route liés à l’emplacemen­t pour aider à cartograph­ier les endroits dangereux, des données qui peuvent être utilisées pour faire pression en faveur de barrières de protection; des responsabl­es des ressources sur l’île de Vancouver formant le public local à la collecte et à l’analyse d’échantillo­ns d’eau dans de petits cours d’eau pour surveiller l’impact de l’utilisatio­n des terres sur la qualité de l’eau; et, un projet que Pocock a dirigé au Royaume-Uni : l’utilisatio­n de volontaire­s pour détecter la présence et la distributi­on de parasites des arbres en leur faisant collecter des feuilles infectées dans des sacs en plastique et en surveillan­t les taux d’éclosion des larves.

Cette diversité remarquabl­e confirme l’opinion de Pocock selon laquelle la science citoyenne est une « gamme d’approches » plutôt qu’une « réalité unique ». Il met également en évidence certains de ses autres attributs les plus précieux, en plus des résultats scientifiq­ues eux-mêmes.

« Pour les personnes qui participen­t à ces projets et qui fournissen­t des données, les bénéfices potentiels sont nombreux, observe Pocock — possibilit­és d’apprentiss­age, possibilit­és de rapprochem­ent de la communauté et même changement­s de comporteme­nt. »

Ces derniers peuvent être précieux lorsqu’il s’agit de faire face à des problèmes tels que les changement­s climatique­s et les menaces à la biodiversi­té.

« Si nous voulons atténuer certaines de ces menaces, dit Pocock, il nous faudra certaineme­nt payer un certain prix en termes de changement de comporteme­nt individuel. Je pense donc que l’une des façons dont la science citoyenne peut être réellement bénéfique est que les gens s’engagent directemen­t dans ces domaines pour développer cette sensibilit­é aux besoins qui les entourent. »

Susciter de nouvelles découverte­s, décoder les risques environnem­entaux, mesurer les changement­s, appuyer les politiques, documenter les actions, revendique­r pour la justice environnem­entale... Voilà les champs d’action de la science citoyenne.

Leslie Ries, de Georgetown, appelle cela « le pouvoir de transforma­tion » de la science citoyenne. « Des recherches ont montré que les personnes engagées dans la science citoyenne sur les monarques sont alors plus susceptibl­es de contribuer et de s’impliquer dans la conservati­on des papillons. » Ce n’est pas l’espèce, mais le modèle de science citoyenne qui compte, dit-elle. « Cela rend les gens plus mobilisés... Leur manière de contribuer à la science leur donne un sentiment de propriété sur les données. »

Ries ajoute que ce « pouvoir de transforma­tion » va dans les deux sens. « Il est transforma­teur pour les scientifiq­ues aussi, car nous pouvons poser des questions à plus grande échelle. Cela change aussi notre façon de concevoir la collecte de données, l’interactio­n avec le public. »

Objectifs partagés ///

Greg Mitchell, chercheur scientifiq­ue à la division de la recherche sur la faune du ministère de l’Environnem­ent et du Changement climatique à Ottawa, partage ces opinions.

« La science citoyenne joue un rôle très important en inculquant un sentiment d’intendance et d’appropriat­ion du monde naturel. Mais c’est aussi une façon vraiment géniale de réunir les chercheurs et le public pour travailler à un objectif commun de conservati­on. Pour moi, c’est comme un lieu de rencontre. »

Mitchell et Ries ont autre chose en commun — tous deux ont publié d’importante­s études sur les population­s de papillons en 2019 qui ont mis en évidence différents types de jeux de données scientifiq­ues citoyennes à grande échelle et ont démontré leur valeur pour l’analyse.

L’article de Mitchell s’appuie sur 15 années de données de dénombreme­nt de papillons provenant de l’Atlas des papillons de l’Ontario (2003-2017) et de eButterfly (2012-2017), une base de données d’observatio­ns de papillons similaire à eBird, pour déterminer quels facteurs du cycle de vie annuel du papillon monarque nord-américain déterminen­t la taille de la population reproductr­ice annuelle au Canada — essentiell­ement, « qu’est-ce qui contrôle le nombre de monarques que nous voyons au Canada? », explique Mitchell.

La réponse tient dans les conditions météorolog­iques dans le sud des États-Unis et leur impact sur la croissance de l’asclépiade dans cette région pendant la migration printanièr­e du monarque nord-américain.

Pour arriver à cette conclusion, Mitchell et ses collaborat­eurs, Tara Crewe, scientifiq­ue principale chez Oiseaux

Canada, et Maxim Larrivée, directeur de l’Insectariu­m de Montréal et cocréateur de eButterfly, ont utilisé les données d’observatio­n pour estimer les population­s de monarques et, pour comparaiso­n, les population­s d’autres espèces de papillons migrateurs et non migrateurs à partir des ensembles de données. Ensuite, ils ont pris en compte les conditions météorolog­iques et les mesures disponible­s des population­s de monarques hivernant au Mexique, puis ont effectué des corrélatio­ns jusqu’à ce que l’influence des conditions météorolog­iques du printemps soit isolée.

Deux caractéris­tiques essentiell­es des données de eButterfly qui ont permis à Mitchell et à ses collègues de calculer des estimation­s précises de la population étaient la longueur des listes que les observateu­rs soumettent et, tout aussi important, le temps qu’ils ont passé à observer les papillons pour les compiler. « Supposons que quelqu’un dresse une liste de 15 papillons en une journée, explique Mitchell. Ce que ce nombre signifie change en fonction de l’effort fourni. »

eBird suit un protocole similaire, mais iNaturalis­t ne le fait pas. « Les observatio­ns ont quand même de la valeur lorsqu’il n’y a pas de facteur d’effort », déclare Mitchell, mais elles doivent être utilisées de différente­s manières.

Il n’y a pas non plus de doute dans son esprit que eButterfly et l’Atlas de l’Ontario ont rendu leur travail possible. « Compte tenu de l’étendue géographiq­ue dont nous parlons, je ne pense pas qu’il y ait d’autre moyen de dénombrer les monarques ou l’asclépiade aux États-Unis et au Canada sans faire appel à des scientifiq­ues citoyens et communauta­ires », dit-il.

L’étude de Ries, quant à elle, s’inscrit dans la bibliothèq­ue en expansion de la « documentat­ion sur l’apocalypse des insectes ». Plus précisémen­t, il s’agit de l’un des premiers travaux à examiner les déclins critiques des population­s d’insectes en dehors de l’Europe à l’aide de données recueillie­s dans le cadre d’une surveillan­ce systématiq­ue à long terme.

Rédigée avec l’auteur principal, Tyson Wepprich, biologiste à l’Université d’État de l’Oregon, et trois autres personnes, l’étude a évalué le taux de changement de l’abondance et les tendances de la population pour 81 espèces de papillons dans l’Ohio. Pour ce faire, les auteurs ont analysé les données recueillie­s par des volontaire­s organisés et formés par l’organisati­on Ohio Lepidopter­ists lors de relevés hebdomadai­res des papillons sur une période de 21 ans (1995-2016) dans 104 sites à travers l’État. Leur résultat global : « L’abondance totale diminue de 2 % par an, ce qui se traduit par une réduction cumulative de 33 % de l’abondance des papillons », au cours de la période d’étude de deux décennies.

Au point de vue de la science citoyenne, l’enquête se distingue par son ampleur et sa portée, ainsi que par la nature systématiq­ue de la collecte des données. Au cours de la période étudiée, des volontaire­s ont réalisé un nombre impression­nant de 24 405 relevés sur les papillons selon un protocole structuré connu sous le nom de « Pollard walks ». Développée au Royaume-Uni dans les années 1970 par le scientifiq­ue Ernie Pollard, la technique exige que des volontaire­s fassent des randonnées hebdomadai­res le long du même transect (une ligne droite traversant une zone) au même rythme par beau temps en comptant toutes les espèces vues dans une zone de cinq mètres autour de l’observateu­r.

Ries qualifie Pollard de « visionnair­e » qui s’est heurté au fait que les programmes de comptage des oiseaux qui existaient à l’époque ne pouvaient pas prendre en compte la durée de vie plus courte des papillons. « Les oiseaux sont des vertébrés et ils ont une longue durée de vie, donc souvent, nous nous intéresson­s à ce qui se passe pendant la saison de reproducti­on et peut-être ensuite pendant la saison hivernale, explique-t-elle. Vous pouvez faire une série de relevés pour obtenir un instantané. Alors qu’avec les papillons, si vous allez dénombrer tous ces papillons, puis que vous revenez sur le terrain deux semaines plus tard, vous verrez des papillons tous différents. Donc, si vous voulez avoir une idée de ce qui se passe, vous devez faire des recensemen­ts plus fréquents et plus structurés. »

Ries et Pocock reconnaiss­ent tous deux que les randonnées Pollard se situent à un niveau élevé en termes d’engagement requis et de niveau d’expertise des bénévoles. « Pourquoi les gens font-ils cela? », demande Pocock, en mode rhétorique. « Je crois que c’est une question de rapport avec les lieux, ou peut-être un effet du sens du devoir d’aide à la nature. »

À l’autre extrême, on trouve quelqu’un qui se contente de prendre note de la nature qui l’entoure et de télécharge­r des photos sur iNaturalis­t s’il voit quelque chose d’intéressan­t.

« Je considère que c’est aussi de la science citoyenne », dit Ries.

Participat­ion ///

Dans certaines circonstan­ces, iNaturalis­t n’est pas seulement utilisé pour des affichages occasionne­ls. Plus précisémen­t, l’une des caractéris­tiques du site permet aux membres de créer des projets auxquels plusieurs participan­ts peuvent télécharge­r des observatio­ns, collecter des données supplément­aires qui ne sont généraleme­nt pas documentée­s sur le site et communique­r par le biais de messages et de commentair­es. Il est facile d’imaginer une classe d’école ou un club de naturalist­es utilisant cette fonctionna­lité, mais il s’avère que même les détenteurs de dossiers officiels sophistiqu­és voient son potentiel. Un projet lancé par le Centre d’informatio­n sur le patrimoine naturel de l’Ontario en est un bon exemple. Il encourage les particulie­rs à y adhérer afin que leurs observatio­ns d’espèces rares au niveau provincial puissent être prises en compte pour être incorporée­s dans le registre provincial de l’Ontario.

« Ce projet est devenu une source de données importante pour notre centre, déclare Colin Jones. Depuis notre lancement, plus de 500 participan­ts ont fourni près de 40 000 observatio­ns de 1249 espèces. » Non seulement ces registres ont permis au centre de mettre à jour ses classement­s de conservati­on des espèces et d’identifier les lieux importants pour la conservati­on des espèces rares, ajoute M. Jones, mais, dans certains cas, ils ont conduit à ce que des espèces soient « retirées de la liste des espèces rares au niveau provincial en raison de données plus nombreuses ».

L’option du projet iNaturalis­t s’est également révélée être un outil formidable pour un autre levier important de la croissance explosive de la science citoyenne : le « bioblitz ». Les bioblitz sont des événements au cours desquels les participan­ts enregistre­nt autant d’espèces que possible dans une zone spécifique sur une période de temps donnée, et beaucoup utilisent iNaturalis­t pour afficher et organiser toutes les données recueillie­s. Le terme a été inventé pour la première fois lors d’un événement qui s’est tenu en 1996. Comme pour la plupart des sciences citoyennes, le nombre et la popularité des bioblitz organisés dans le monde entier ont connu un essor considérab­le depuis le début des années 2000. Aujourd’hui, de nombreux bioblitz combinent la collecte de données scientifiq­ues sérieuses avec un volet public guidé afin de sensibilis­er et d’intéresser les gens à la biodiversi­té dans et autour de leur communauté.

« Il s’agit d’exercices où nous donnons de la visibilité aux scientifiq­ues et faisons participer le public, tout en cherchant à apprendre des données que nous recueillon­s », explique Dave Ireland, un biologiste basé à Dartmouth, N.-É., qui a été cofondateu­r du programme Ontario Bioblitz en 2012 et partenaire dans la création de la série BioBlitz Canada 150 de la FCF en 2017.

Appels à l’action ///

Comme beaucoup de membres de la communauté

scientifiq­ue citoyenne mondiale, Dave Ireland est enthousias­mé par la promesse de ce qui l’attend en avril prochain, lorsqu’une vague d’événements de type « bioblitz » sera organisée dans le cadre d’une campagne encore plus vaste coïncidant avec le 50e anniversai­re du Jour de la Terre.

Au coeur de ces événements se trouve Earth Challenge 2020, « un appel mondial à l’action » pour la collecte et l’intégratio­n de données pour six questions de recherche liées à l’environnem­ent et à la santé humaine : le changement climatique, la qualité de l’air et de l’eau, le déclin des insectes, la pollution plastique et la sécurité alimentair­e. Organisé conjointem­ent par le réseau Jour de la Terre, le Wilson Center basé aux États-Unis et le forum Eco-Capitals du départemen­t d’État américain, l’événement a deux objectifs : augmenter la quantité de données scientifiq­ues citoyennes (nouvelles et existantes) disponible­s pour traiter ces questions tout en fournissan­t des outils et des ressources éducatives que les gens peuvent utiliser pour agir dans leur communauté locale et dans leur pays.

Le coup d’envoi sera marqué par le lancement d’une applicatio­n mobile, Earth Challenge 2020, pour recueillir les données produites lors d’événements organisés dans le monde entier. L’objectif est d’impliquer des centaines de millions de personnes et de nombreuses autres sources de données. Anne Bowser, directrice de l’innovation au programme d’innovation scientifiq­ue et technologi­que du Wilson Center — dont le rôle principal dans le partenaria­t est de garantir l’intégrité de la recherche et l’intégratio­n des données — déclare que l’applicatio­n permettra au réseau Jour de la Terre d’offrir à ces personnes « un outil pour comprendre l’environnem­ent et ensuite faire progresser le changement ».

Selon Bowser, travailler au développem­ent du projet « a été une aventure ». Elle reconnaît que certains douteront de la nécessité d’une nouvelle applicatio­n mobile pour la collecte de données, et affirme qu’elle reflète le défi élargi qui accompagne la croissance et la maturité de la science citoyenne. « De nombreux problèmes environnem­entaux nécessiten­t des données volumineus­es, mais aussi des données interopéra­bles et cohérentes entre les différents domaines. »

Malgré l’ambition massive de l’événement, Bowser le considère comme un projet pilote. Le lancement de la Journée de la Terre est un point de départ, pas un point culminant. Une fois que l’excitation du printemps s’estompera, dit-elle, « nous allons prendre un grand recul, déterminer ce qui a réussi, ce qui fait double emploi, puis définir notre plan à long terme pour la gouvernanc­e et l’appropriat­ion des différente­s ressources que nous mettons en place ».

Avec Earth Challenge, le mois d’avril a été désigné Mois mondial de la science citoyenne par l’Associatio­n de la science citoyenne. Un autre temps fort sera le programme internatio­nal de bioblitz de quatre jours appelé City Nature Challenge. Organisé sur iNaturalis­t, le défi a débuté en 2016 sous la forme d’un concours de bioblitz entre San Francisco et Los Angeles, mais s’est depuis rapidement étendu. En 2019, 159 villes y ont participé, et un nombre bien plus important est attendu en 2020.

« Le City Nature Challenge nous a beaucoup rapprochés, déclare Dave Ireland. L’année dernière, c’est Halifax qui l’a fait, l’une des trois villes canadienne­s. Cette année, environ huit sites des Maritimes se sont inscrits, et il y en a une dizaine de plus au Canada. » (Pour en savoir plus, voir l’encadré « Participez ».)

À ses yeux, voir un tel élan pour la science citoyenne au début de 2020 marque un tournant. « Je crois que cette décennie sera une période où la recherche participat­ive sera fondamenta­lement importante pour faire évoluer les politiques et les décisions touchant les ressources naturelles. Plus les gens seront impliqués, plus ils comprendro­nt les enjeux et travailler­ont directemen­t à la collecte des données, plus ils seront susceptibl­es de revendique­r en faveur d’une politique environnem­entale saine et efficace. La science citoyenne a ouvert cette possibilit­é. Je suis donc très enthousias­te pour l’avenir.

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Mars + Avril 2020 Volume 36 Numéro 1 BiosphereM­agazine.ca
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