La vie est une expédition
Quand vos parents sont des canoteurs au long cours, vous apprenez beaucoup de choses en grandissant. Sur les défis, le travail acharné et ses récompenses, la résilience. Et sur vous-même.
Quand vos parents sont des mordus de canot-camping, vous apprenez tôt les valeurs du travail acharné et ses récompenses. Vous les découvrez et vous vous rencontrez vous-même
FIN 2017, ASSISE AVEC MON PÈRE, ROBIN FRASER, quelques semaines avant sa mort à 88 ans, il m’a demandé quels avaient été les événements les plus importants de ma vie. Je crois maintenant que ce n’est pas vraiment parce qu’il tenait à entendre ma réponse, mais plutôt parce qu’il voulait parler de la sienne. J’ai répondu que les deux années passées à vélo avec Gord à travers l’Afrique étaient l’un d’eux, et que la naissance de nos deux enfants en était un autre. Et pour lui? « Les voyages en canot, a-t-il dit. Sans l’ombre d’un doute, les voyages en canot. »
En 1950, à l’occasion de ses 21 ans, ma mère, alors Tory Ketcheson, a demandé et reçu un canot de 16 pieds en bois de cèdre entoilé. Elle avait passé sa jeunesse dans les bois et je suppose qu’elle voulait y passer sa vie d’adulte aussi. En 1959, peu après leur mariage, mes parents ont fait leur première excursion en canot sur une grande rivière. Ils ont passé 25 jours dans ce petit canot à descendre la rivière historique Albany jusqu’à la baie James, rien que tous les deux. Ma soeur aînée, Morna, a été conçue lors de cette excursion.
(Ma mère est morte prématurément, en 1998, mais nous avons toujours ce canot; 70 ans plus tard, il est bien rapiécé.)
Chaque été, pendant les 40 années qui ont suivi, mes parents ont pagayé sur une grande rivière canadienne, dont certaines à plusieurs reprises : la Churchill, la Rupert, la Nascaupi, la Coppermine, la Winisk, la Caniapiscau, la Hanbury-Thelon et bien d’autres encore. Maman a pris un été de congé pour chacun de ses trois bébés. Sans doute rêvait-elle de naissances en hiver.
Lorsque chacun de nous, les enfants, a atteint l’âge de 13 ans, nous avons été invités à les accompagner. (Avant cela, nous étions en camp d’été pour la durée du voyage, pour développer nos compétences en camping.) À cet âge, nous étions prêts et capables. Alors, l’été venu, nous montions à bord du train dans le centre-ville de Toronto avec les bateaux, le matériel et les sacs à dos, et nous
allions jusqu’au bout du chemin de fer. Puis nous prenions des hydravions, les canots enveloppés dans de la toile de jute et attachés aux flotteurs. Après de nombreuses heures de vol palpitantes au-dessus du nord du Canada, où des milliards de lacs ressemblent à des flaques d’eau sous nos pieds, nous étions largués au milieu de la rivière. Le moment était venu de pagayer.
J’ai maintenant une perspective sur les choses que je considérais comme allant de soi à l’époque. Ma mère a dû consacrer des mois à l’avance pour planifier, commander, peser et emballer des repas déshydratés pour une demidouzaine de personnes affamées, afin que nos provisions durent quatre semaines, le tout divisé en sacs de coton à cordon qu’elle avait cousus sur mesure à partir de vieux sacs à linge du camp. Même si nous pêchions tous les soirs, si nous ne prenions rien, ce qui était rare, j’imagine qu’il y avait une anxiété passagère, car chaque adulte recalculait mentalement les repas restants.
C’est un défi de voyager dans la toundra. Nous avons ramassé et gardé du bois de chauffage précieux. Nous avons pris notre petit-déjeuner au milieu d’essaims de mouches noires si denses que, même avec des filets couvrant toute la tête, chaque cuillerée de gruau de la rivière Rouge et chaque gorgée de Tang comportaient leur charogne poivrée. Nous avons gobé avec gratitude les restes d’huile des boîtes de sardines du déjeuner. Nous vivions dans des tentes « modernes » en coton égyptien et nous passions nos doigts à l’intérieur pour éloigner les fuites d’eau de pluie de nos fronts endormis. Nous dormions dans un muskeg si profond que nous ne pouvions pas atteindre le sol, un meilleur matelas que tous ceux que j’ai eus depuis. Nous avions souvent de la neige.
Au cours d’un de nos voyages, nous sommes tombés sur les vestiges de la cabane de John Hornby où l’aventurier anglais et ses deux protégés, son cousin de 18 ans Edgar Christian et son camarade de classe Harold Adlard, sont morts de faim pendant l’hiver et le printemps 1927. (Cette terrible expérience est décrite en détail dans le journal de Christian, trouvé dans le poêle de la cabane plus de deux ans après par des chercheurs de la GRC et publié en Angleterre en 1937.) Les rigueurs de la nature sauvage ont été écrites en grand.
Mais nous avions aussi des « luxes ». Une sangle de portage autour du front sur un sac à dos surdimensionné était une bénédiction. Des fers à feu stables posés sur un foyer de fortune en pierre, également. Les cigarettes de ma mère, soigneusement emballées dans des sacs en plastique, et une bouteille de rhum fort dans des gobelets en fer-blanc étaient les récompenses des adultes en soirée. Mais j’ai surtout apprécié l’harmonica de mon père. Après avoir monté nos tentes, pêché, mangé, et peut-être pataugé délicatement dans la rivière froide pour nous laver, papa s’asseyait et jouait des airs folkloriques au coucher du soleil.
Notre culture familiale valorisait le travail, l’ingéniosité, la débrouillardise. Faire ou faire faire — et une fois fait, réparer. Si vous aviez besoin de quelque chose et que vous ne l’aviez pas, eh bien, vous deviez trouver un substitut à portée de main qui suffirait. À défaut, vous deviez le fabriquer vous-même à partir de rien, puis le raccommoder jusqu’à la fin des temps. Je porte encore des chaussettes d’hiver tricotées par ma mère il y a 40 ans, aujourd’hui tombées dans la quasi-obscurité.
Nos parents étaient des gens qui aimaient la terre, qui respectaient et admiraient les gens qui y vivaient. Mon
père, avocat dans une grande entreprise du centre-ville, était également un défenseur de la nature qui a dirigé la Société canadienne de conservation de la nature pendant des années et a contribué à divers conseils de naturalistes. Ma mère, son âme soeur, était intrinsèquement liée à la terre. Elle vénérait la nature et ses habitants. Elle a travaillé dans les pensionnats isolés du Canada et a ensuite fait campagne contre eux, bien avant que le monde ne reconnaisse qu’ils étaient une catastrophe. Tisserande de talent, elle passait des heures dans la solitude des bois à ramasser des plantes pour teindre ses laines filées à la main. Elle cueillait des morilles dans les bois pour le repas et portait des colliers de pierres ramassées sur les rives du lac Supérieur. (Un été, elle a brossé notre colley So So, a filé sa laine et nous a tricoté un chandail à partir de celle-ci. Il nous piquait impitoyablement.) Le plus mémorable pour moi, c’est qu’elle nous a lu des histoires d’Inuits, de Lapons, de chasseurs de phoques au large des côtes de Terre-Neuve — des gens pour qui le dur labeur physique dans des conditions exigeantes était le prix à payer pour vivre dans la nature de manière libre et non protégée.
Le dernier voyage en canot a eu lieu en 1995. Ils ont de nouveau pagayé sur l’Albany, leur premier voyage ensemble, juste tous les deux. La tumeur au cerveau de ma mère était déjà présente, mais personne ne le savait. À l’avant, elle a dû rater quelques notes de la chanson familière que les rapides chantaient toujours : leur canot s’est mis en portefeuille sur un rocher. Tout a été emporté par le courant. Ils ont dû abandonner leur embarcation brisée et entreprendre de marcher dans la brousse. Ils ont marché pendant trois ou quatre jours avant de rencontrer un couple de trappeurs qui vérifiait ses lignes. Maman est morte d’un cancer un peu plus de deux ans plus tard.
Pour moi, ces voyages étaient un enchaînement de moments exquis : le bruit de l’eau qui tourbillonne à chaque coup de pagaie; un troupeau de boeufs musqués à la toison grise sur les rives de la Thelon; le plaisir de dormir sur le muskeg; la sensation de respirer lentement le velours de l’air du printemps.
À l’adolescence, sans surprise, je disais à mes parents à quel point il était pervers de leur part d’insister pour tout faire à la dure. Aujourd’hui, je reconnais que l’autonomie et la résilience sont l’héritage qu’ils m’ont laissé et que ces voyages nous ont appris beaucoup de choses. Les sangles de portage se présentent sous de nombreuses formes, et la famille et les amis en sont une; ils vous aident à répartir la charge, à la rendre supportable. Ils m’ont appris à n’apporter que ce que vous pouvez porter parce que bientôt vous porterez ce qui vous porte. À réparer par défaut, et cette réparation est une forme de préservation et de création. À profiter des restes. À faire de la musique. Et à garder l’oeil sur les rochers dans le courant. Et quand l’adversité frappe et que tout le reste échoue, restez ensemble et comptez sur votre intelligence et sur les autres pour rentrer chez vous en toute sécurité.1
Kirsten Forbes est une mère, raccommodeuse, productrice dans l’industrie du jeu vidéo et autrice, qui vit à Vancouver. Cette contribution est la première d’une nouvelle rubrique de notre magazine, Enfants de la nature, qui explorera ce que nous gagnons des contacts avec la nature dans l’enfance.