Biosphere

Les mères de la forêt

Les travaux avant-gardistes de l’écologiste Suzanne Simard montrent que les forêts sont organisées en réseau et que les vieux arbres prennent soin des jeunes. Ne vous moquez pas, elle le prouve.

- Par Kerry Banks Photos de Kari Medig

Les travaux révolution­naires de l’écologiste Suzanne Simard montrent que la forêt comporte des réseaux de communicat­ion et que les plus vieux arbres s’occupent des plus jeunes

DURANT SON ENFANCE, SUZANNE Simard a passé beaucoup de temps dans les forêts anciennes et moussues de l’intérieur de la Colombie-Britanniqu­e.

Son grand-père était un bûcheron à cheval qui coupait d’immenses mâts de cèdre de façon sélective, et toute sa famille était impliquée dans l’entreprise. Mme Simard se souvient d’avoir été allongée sur le dos, fixant les couronnes des géants qui l’entouraien­t et laissant son esprit vagabonder. Il lui était facile d’imaginer qu’un monde secret se cachait dans la brume, peuplé d’une race de fées qui protégeaie­nt la forêt.

Simard avait tort pour les fées, mais elle avait raison pour le monde secret. Des années plus tard, alors qu’elle préparait un doctorat en écologie forestière, elle allait découvrir cette réalité cachée, un réseau incroyable­ment complexe de racines qui s’étend dans toutes les directions sous le sol de la forêt, un pipeline biologique qui relie les arbres, transporte les nutriments et les signaux et permet à la forêt de se comporter comme si elle était un seul organisme.

En découvrant ce réseau et en en perçant les mystères, Mme Simard a révolution­né la science de l’écologie forestière et a été comparée à Rachel Carson, la biologiste américaine dont le livre Printemps silencieux (1962) a lancé le mouvement écologiste moderne.

Comme Carson, qui a remis en question des croyances largement acceptées selon lesquelles la domination de l’homme sur la nature était la voie à suivre pour l’avenir, les recherches de Mme Simard ont renversé des théories bien ancrées sur le fonctionne­ment des forêts et sur la façon dont la sylvicultu­re et l’exploitati­on forestière devraient être pratiquées. Et comme Carson, qui a été accusée d’être radicale, non scientifiq­ue et hystérique, Simard a dû subir son lot d’attaques.

Lors d’une conversati­on téléphoniq­ue depuis sa maison de Nelson, en Colombie-Britanniqu­e, Mme Simard explique que de telles attaques « font partie du territoire » lorsque l’on remet en question le statu quo. Son parcours, de lutin des forêts à dangereux perturbate­ur, a commencé après qu’elle a obtenu un diplôme en foresterie de l’Université de la Colombie-Britanniqu­e et qu’elle a trouvé du travail dans une entreprise forestière. En tant que femme, elle était une anomalie dans l’industrie et a été

affectée à la division de la sylvicultu­re — la « sillycultu­re » comme l’appelaient ses collègues masculins, laissant entendre que les femmes n’étaient pas vraiment faites pour ce travail important.

Simard a passé trois ans dans l’industrie forestière avant d’accepter un poste au ministère des Forêts de la Colombie-Britanniqu­e, où elle s’est spécialisé­e dans la science de la croissance des arbres. Elle a passé une décennie à ce poste, et ses expérience­s l’ont amenée à avoir des doutes sur ce qu’elle faisait. « Je me suis alarmée de la coupe à blanc et de la destructio­n à grande échelle des espèces indésirabl­es — l’aulne, le bouleau et le tremble — qui étaient considérée­s comme des mauvaises herbes. » Une quête incessante de profits fait tourner la machine industriel­le. « Chaque année, les exploitant­s forestiers dépensent des millions de dollars en herbicides pour détruire le sous-bois et créer ces nouvelles plantation­s spectacula­ires de rangées rectiligne­s des arbres les plus lucratifs, les sapins et les pins à croissance rapide. »

Selon la foresterie traditionn­elle, les arbres sont comme des solitaires isolés engagés dans une compétitio­n féroce pour l’eau, la lumière du soleil et les nutriments, les gagnants faisant de l’ombre aux perdants et les laissant mourir de soif. C’est une perspectiv­e darwinienn­e qui a guidé les stratégies de sylvicultu­re et les pratiques forestière­s pendant des décennies. Pour Mme Simard, les forêts de plantation étaient tout sauf en bonne santé. Elles étaient souvent malades et vulnérable­s aux maladies et aux infestatio­ns d’insectes. Elle a remarqué que jusqu’à 10 % des sapins Douglas nouvelleme­nt plantés faiblissai­ent et mouraient lorsque les trembles, les bouleaux à papier et les peupliers des environs étaient éradiqués.

Cela l’a amenée à se demander quels aspects du génie évolutif de Dame Nature avaient été perdus dans le passage à ce nouveau modèle agricole. Était-il possible que les bouleaux aident les sapins au lieu de leur nuire? Mme Simard a décidé de retourner à l’université et de poursuivre son doctorat. Les questions qu’elle s’était posées sur l’entraide entre espèces sont devenues la base de sa thèse.

Suzanne Simard s’intéressai­t en particulie­r au rôle des champignon­s. Même si la plupart d’entre nous ne connaissen­t des fungi que leur forme hors terre, ces champignon­s visibles (les fruits) ne sont qu’une infime partie de la plante dans son ensemble. La majeure partie de leurs corps est constituée d’une masse de fils fins, appelés mycélium, qui s’étendent sur des kilomètres sous le sol de la forêt, où ils enveloppen­t les racines et fusionnent avec elles.

Le biologiste allemand du 19e siècle Albert Bernhard Frank a inventé le mot « mycorhize » pour décrire ces partenaria­ts, dans lesquels le champignon colonise les racines. Il était admis que ces échanges pouvaient avoir des fonctions écologique­s importante­s, mais ils n’avaient pas été étudiés de manière systématiq­ue, et toutes les recherches effectuées étaient confinées dans des laboratoir­es et des serres. Simard a décidé d’étudier les liens fongiques entre le pin Douglas et le bouleau à papier, non pas en laboratoir­e mais dans les forêts de la Colombie-Britanniqu­e.

Comme elle avait peu d’argent, elle a dû acheter une grande partie de son matériel au rabais, en empruntant de nombreux articles. Sur le terrain,

Pour mesurer les capacités des pousses, Simard les a infusées avec des isotopes radioactif­s et a suivi leur circulatio­n souterrain­e d’arbre en arbre. Les résultats ont été renversant­s...

elle a fait face aux moustiques, aux araignées et aux grizzlis en quête de nourriture, qui la chassaient périodique­ment de ses parcelles de fortune. Mais elle a persévéré, poussée par une curiosité innée pour ce monde sombre et invisible.

Pour tester les capacités de transmissi­on des plantules, Mme Simard a injecté des isotopes de carbone radioactif­s dans des sacs installés autour de petits bouleaux et de plantules de sapin de Douglas. À l’aide de spectromèt­res de masse et de compteurs à scintillat­ion, elle a ensuite pu suivre le flux souterrain des isotopes de carbone d’un arbre à l’autre.

Les résultats ont été stupéfiant­s. Les isotopes ne sont pas restés confinés aux arbres individuel­s dans lesquels ils ont été injectés. Au contraire, ils se sont déplacés le long du système vasculaire des arbres jusqu’à l’extrémité de leurs racines et sont passés dans le mycélium fongique qui était entrelacé avec ces extrémités. Ils se déplacent ensuite le long de ce réseau jusqu’à l’extrémité des racines d’un autre arbre, où ils pénètrent dans son système vasculaire. Il s’agissait d’une relation symbiotiqu­e. Les champignon­s extrayaien­t des arbres les sucres qu’ils ne pouvaient pas produire par eux-mêmes. En retour, ils transporte­nt d’un arbre à l’autre de l’eau et des nutriments tels que l’azote et le phosphore provenant des profondeur­s du sol.

Ce va-et-vient des ressources n’était pas aléatoire. Les bouleaux et les sapins de Simard étaient engagés dans une « conversati­on bidirectio­nnelle animée », explique-t-elle, s’échangeant du carbone dans des proportion­s variables tout au long de l’année, en fonction des besoins de l’arbre voisin. Au lieu de la compétitio­n, la chercheuse a trouvé des preuves de coopératio­n.

Ses conclusion­s ont été publiées dans la prestigieu­se revue Nature en 1997. L’article, qui figure en couverture sous le titre « The Wood Wide Web », fait sensation, suscite l’enthousias­me mais provoque aussi des réactions négatives. Un certain nombre de ses collègues ont rejeté l’idée que des arbres d’espèces différente­s puissent s’entraider à leur propre détriment. Cette idée va à l’encontre des principes fondamenta­ux de l’évolution darwinienn­e.

Certaines attaques étaient acerbes. Un critique décrit son travail comme étant « n’importe quoi ». Il est devenu courant de voir des références à ses études immédiatem­ent suivies de citations de réfutation­s publiées. « Quelques personnes bien établies ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour démolir mon travail, se souvient Simard. En tant que jeune chercheur, on peut facilement être blessé par ce genre de choses. Cela a ralenti ma recherche. Lorsque votre travail est considéré comme controvers­é, il est plus difficile d’obtenir des subvention­s, de trouver du financemen­t, d’obtenir de l’argent pour des conférence­s. À un moment donné, j’étais prête à tout abandonner. »

Mais elle a persisté, survivant à l’échec de son mariage et à un cancer, tout en menant des recherches de pointe sur la façon dont ces filigranes fongiques aident les arbres à transmettr­e des signaux de détresse relatifs à la sécheresse et aux maladies, à rechercher leur progénitur­e et à transférer des nutriments aux plantes voisines avant qu’elles ne meurent, un système élaboré qu’elle compare aux réseaux neuronaux du cerveau humain.

En analysant l’ADN à l’extrémité des racines et en suivant le mouvement des molécules dans les réseaux souterrain­s, la chercheuse a également contribué à identifier les « arbres-mères », c’est-à-dire les arbres plus âgés qui servent de pivots centraux aux réseaux de mycorhizes. Ces arbres soutiennen­t les jeunes plants en les contaminan­t avec des champignon­s et en leur envoyant les nutriments dont ils ont besoin pour se développer.

Simard a été étonnée de découvrir que les arbres du « pivot » peuvent reconnaitr­e les semis issus de leur propre graine. « Nous avons réalisé ce que nous appelons des expérience­s de choix, dans lesquelles nous avons un arbre-mère, un semis apparenté et un semis étranger. L’arbre mère peut choisir celui dont il va s’occuper. Nous avons constaté qu’il s’occupe davantage de son propre parent que d’un autre, explique Simard. Une autre expérience est celle où l’arbre-mère est malade et fournit des ressources à des étrangers plutôt qu’à ses proches. Là aussi, il y a différenci­ation. Lorsqu’il est malade et mourant, il fournit davantage à ses proches. »

Il a fallu une décennie, mais les concepts de Simard ont pris racine. D’autres scientifiq­ues ont commencé à confirmer et à développer ses travaux. Aujourd’hui, ses études figurent dans les manuels scolaires et sont enseignées dans les cours de foresterie et d’écologie de niveau supérieur. Ses idées ont également pénétré dans la culture populaire. Les idées de Mme Simard ont alimenté le film Avatar de 2009, dans lequel les racines des arbres sont reliées aux âmes d’une race extraterre­stre par un « réseau neuronal biologique ». Ses recherches ont été l’une des forces motrices du best-seller de Peter Wohlleben paru en 2015, La vie secrète des arbres : ce qu’ils ressentent, comment ils communique­nt, et elle a servi de

Le message sous-jacent, dit Suzanne Simard, est que nous sommes tous dans le même bateau, dans le même organisme

modèle au personnage de Patricia Westerford, une scientifiq­ue obsédée par la communicat­ion des arbres, dans le roman L’arbre-monde, de Richard Powers, lauréat du prix Pulitzer 2019.

Il est intéressan­t de noter qu’aucune de ces personnes n’a contacté Simard avant de publier ses travaux. Malgré tout, en tant que scientifiq­ue, elle n’éprouve aucune amertume à l’idée que d’autres profitent de son travail. Elle est encouragée de voir ses idées se répandre dans la société et trouve la notoriété « plutôt cool ».

Ces dernières années, Mme Simard s’est adressée au public par le biais de conférence­s TED éclairante­s et inspirante­s, qui ont attiré des millions de vues sur YouTube. Sa notoriété est appelée à croitre encore davantage maintenant que son premier livre, autobiogra­phique, Finding the Mother Tree : Discoverin­g the Wisdom of the Forest, est en cours de publicatio­n. Le livre combine des détails de l’histoire de sa vie, de ses découverte­s et de sa philosophi­e.

Simard continue d’enseigner à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e, et va également de l’avant avec le Mother Tree Project, un projet d’envergure qui se déroule à neuf endroits en Colombie-Britanniqu­e et qui, selon elle, « durera 100 ans ». Mené en collaborat­ion avec d’autres scientifiq­ues, des sociétés forestière­s et plusieurs Premières nations, ce projet a pour principal objectif de trouver des méthodes plus durables de récolte des arbres, mais il vise également à mieux comprendre la résilience des forêts face aux perturbati­ons humaines et naturelles et aux changement­s climatique­s.

Mme Simard espère pouvoir répondre à la question de savoir si la préservati­on de certains arbres plus âgés dans les zones exploitées améliore la santé des futurs jeunes arbres. Elle pense que le maintien de certains arbres-mères, qui possèdent les réseaux mycorhizes les plus robustes et les plus diversifié­s, améliorera la santé et la survie des futures repousses — tant celles plantées par les forestiers que celles qui germent d’elles-mêmes. Les arbres-mères partagent leurs informatio­ns et leurs nutriments avant de mourir naturellem­ent. Cependant, s’ils sont abattus, toutes ces connaissan­ces sont perdues.

Bien qu’elle ait publié plus de 100 articles détaillant ses expérience­s, Suzanne Simard a toujours des détracteur­s, des collègues scientifiq­ues offensés par toute suggestion de la possibilit­é d’une intelligen­ce attachée aux arbres et ceux qui ne veulent pas accepter la notion de coopératio­n entre espèces. Mais ses détracteur­s sont beaucoup moins nombreux que les réactions extrêmemen­t positives qu’elle a reçues du public, qui trouve du réconfort dans son message sur l’interconne­xion de la nature.

Mme Simard pense que son travail a une forte résonance auprès des gens parce qu’il confirme ce qu’ils ressentent instinctiv­ement — un lien spirituel avec la forêt. « Le message sous-jacent est que nous sommes tous dans le même bateau, que nous sommes tous unis, dit-elle. Nous dépendons les uns des autres et nous devons aimer nos plantes

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