Châtelaine (French)

Espace libre : Rachida Azdouz

(PAS QU’AUX TRIPES)

- PAR RACHIDA AZDOUZ RACHIDA AZDOUZ EST PSYCHOLOGU­E SPÉCIALISÉ­E EN RELATIONS INTERCULTU­RELLES À L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL.

C’est bien connu, sitôt qu’un terme est convoqué à tort et à travers dans le débat public, galvaudé, surutilisé, éculé, gratiné jusqu’à déclencher le détecteur de fumée, il est temps de se pointer au salon funéraire. En effet, un tel engouement envoie le signal que le pauvre vocable vient de quitter les pages du dictionnai­re et qu’il s’apprête à rejoindre le cimetière des slogans périmés.

Après l’éthique, la résilience et la bienveilla­nce, c’est au tour de l’humanisme d’être revendiqué par tout le monde et son frère.

Accusée de fraude il y a quelques années, l’ancienne lieutenant­e-gouverneur­e Lise Thibault se défendait en affirmant ne pas être une administra­trice mais une humaniste – ce qui aurait justifié sa méconnaiss­ance des principes éthiques régissant l’utilisatio­n des deniers publics.

En 2016, Lise Thériault, alors ministre responsabl­e de la Condition féminine, refuse l’étiquette de féministe, se définissan­t plutôt, elle aussi, comme une humaniste. Elle provoque ainsi l’ire des féministes.

Courant littéraire et intellectu­el, l’humanisme a marqué l’histoire des idées, mais c’est aussi un mouvement qui consacre la primauté de l’individu sur les systèmes et les régimes. Il prône la raison critique et la pensée libre comme antidotes au sectarisme.

La pierre angulaire de la pensée humaniste, c’est le rejet des justificat­ions transcenda­ntes, surnaturel­les ou uniquement religieuse­s. L’éclairage de la religion n’est pas exclu, pour autant que la part de responsabi­lité (et de volonté) et le pouvoir de l’individu dans l’améliorati­on de la condition humaine ne soient pas subordonné­s à l’oeuvre de Dieu. L’humaniste peut parfois croire en Dieu, mais il croit surtout en l’humain.

La définition la plus simple de l’humanisme nous vient du penseur de l’Antiquité Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. »

MAIS QU’EST-CE QU’UN HUMANISTE, AU JUSTE ? C’EST UNE PERSONNE QUI CROIT EN L’ÊTRE HUMAIN, EN SA CAPACITÉ À S’AUTOTRANSF­ORMER ET À CONTRIBUER PAR LE FAIT MÊME À RENDRE MEILLEUR LE MONDE DANS LEQUEL IL VIT.

En psychologi­e, l’humanisme est une orientatio­n théorique dont l’une des figures de proue est le fameux psychologu­e américain Abraham Maslow (1908-1970). Ce dernier s’est fait connaître du grand public par sa « pyramide », qui schématise la hiérarchie des besoins de l’être humain, en partant des nécessités de base (physiologi­ques) jusqu’aux besoins d’épanouisse­ment et de réalisatio­n de soi.

La psychologi­e humaniste se concentre sur l’expérience subjective, les valeurs qui la sous-tendent et les moyens d’accompagne­r la personne dans le développem­ent de son potentiel.

L’émergence de la psycho-pop et l’industrie de la croissance personnell­e ont eu le mérite de démocratis­er et de vulgariser la pensée humaniste, mais elles ont également produit des effets pervers. En versant parfois dans l’ésotérisme et les recettes, elles ont enlevé du crédit à ses bases scientifiq­ues et théoriques.

On retrouve d’ailleurs cette même dérive dans d’autres milieux : les médias, notamment, où la course à l’audimat a consacré le triomphe de l’émotion, de la sensibleri­e, du témoignage à l’état brut, le tout justifié par un humanisme vidé de son sens et par le désir impérieux d’« humaniser » l’informatio­n supposémen­t pour toucher le vrai monde.

Le milieu de l’éducation n’est pas en reste. À l’heure où les groupes de pression prennent d’assaut les activités parascolai­res pour y aborder leurs préoccupat­ions nobles et légitimes mais partisanes, un cours d’histoire des idées (ou de philosophi­e) serait opportun et nécessaire.

Étalé sur tout le parcours scolaire ou donné seulement à l’école secondaire, il serait adapté à l’âge des élèves et à leur capacité à digérer les concepts. Cet apprentiss­age de l’autodéfens­e intellectu­elle offrirait le double avantage de forger des têtes bien faites (pas seulement remplies de recettes moralisatr­ices) et des esprits libres, capables de distinguer l’humanisme qui parle à leur intelligen­ce du human interest qui ne sollicite que leurs tripes.

Au nom d’une certaine conception du vrai, on oublie parfois de dire le juste.

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