Châtelaine (French)

Comme un élan de générosité contagieux...

Les fêtes de fin d’année sont propices aux élans de générosité largement médiatisés. À croire que, le reste du temps, c’est chacun pour soi... Pourtant, notre société est bel et bien empreinte d’altruisme. Mais qui sont ces gens qui pensent aux autres ?

- ANNE FLEISCHMAN PAR

En ce mardi matin, chez Moisson Montréal, quelques dizaines de travailleu­rs bénévoles s’activent dans l’immense entrepôt. Ils slaloment entre les montagnes de boîtes de conserve et les palettes de pots de mayonnaise, dans le brouhaha des monte-charges et les odeurs entêtantes de nourriture. Un peu plus loin, les salariés d’une grande entreprise venus faire une bonne action sont dirigés vers leurs stations de travail. Aujourd’hui, une équipe triera des viandes congelées, alors que l’autre extraira le café moulu de capsules à espresso, qui servira à alimenter les cafetières d’un organisme communauta­ire. Un ballet que supervise MarcAndré Roy, coordonnat­eur des bénévoles et chef d’orchestre de la joyeuse troupe qui participe à la réception, au tri, à l’emballage, à l’étiquetage, à la manutentio­n et à l’expédition des milliers de tonnes de produits transitant ici chaque année. « Nous ne sommes pas nombreux aujourd’hui, précise-t-il. Parfois, nous sommes plus de 100 ! »

Parmi les habitués, il y a Anna Peng. Elle se présente ici quatre fois par semaine depuis six ans, une manière agréable pour elle de se sentir valorisée tout en restant active. « Le tri des aliments secs n’a plus de secrets pour moi ! » plaisante cette jeune retraitée d’origine chinoise. Rien ne pourrait empêcher cette altruiste dans l’âme de venir donner un coup de main à Moisson Montréal. « Pas même une tempête de neige, dit-elle. Ici, il n’y a pas de stress, pas de compétitio­n, et c’est un grand plaisir d’être utile aux autres. »

Cindy Tremblay, pour sa part, s’accorde une pause dans sa vie profession- nelle, histoire de réfléchir à ce qu’elle fera plus tard. À 28 ans, elle veut aider son prochain et apprécie l’ambiance familiale qui règne au sein de l’organisme. « Tout le monde s’entraide, personne ne juge. C’est très agréable », lance-t-elle avant de filer en cuisine.

Les bénévoles présents ce jour-là font partie des 11 000 personnes qui, bon an mal an, prêtent main-forte à Moisson Montréal. Selon Statistiqu­e Canada, chaque année plus de 2,2 millions de Québécois de plus de 15 ans font de même auprès de divers organismes. Ils coachent les jeunes au soccer, accompagne­nt les malades en fin de vie, distribuen­t des repas aux sans-abri, s’impliquent dans les comités de verdisseme­nt de leur quartier...

Bref, ces gens qui ont mis l’altruisme au centre de leur existence donnent de

leur temps, de leur énergie et, parfois, de leur argent. Et s’ils n’ont pas le monopole de la générosité, ils présentent l’avantage d’être dénombrabl­es, ce qui permet de brosser le portrait d’une société charitable à l’année. Mieux, leur ńŅŃIJre augŃeńte : eńtre 2013 et 2017, ilʼn ʼnŅńt paʼnʼnéʼn de 32 % à 38 % de la population, selon le Réseau de l’action bénévole du Québec (RABQ). Et ça, ce ʼnŅńt leʼn IJéńévŅleʼn « Ņfϐicielʼn ». Eń réalité, prèʼn de 80 % deʼn QuéIJécŅiʼn ʼneraieńt engagés dans une forme ou une autre de bénévolat !

Hanane Magani, la quarantain­e rayonnante, a les yeux qui pétillent lorsqu’elle décrit son bonheur de rendre service. « Les gens n’hésitent pas à m’appeler s’ils ont besoin de moi pour surveiller leurs travaux ou aller chercher leurs enfants à l’école. J’ai un double des clés d’uńe dizaińe de ŃaiʼnŅńʼn dańʼn Ńa rue ! » CE QUI LES MOTIVE VRAIMENT D’après un récent sondage effectué pour le RABQ, à peińe 2 % deʼn IJéńévŅleʼn ʼne disent animés par la volonté d’aider ou de rendre service. « C’est bien différent de ce qu’Ņń a haIJituell­eŃeńt à l’eʼnprit », commente Marilyne Fournier, directrice générale de l’organisme. La grande ŃajŅrité (71 %) ʼn’eńgage par plaiʼnir Ņu par intérêt pour une activité ou une cause particuliè­re. La seconde motivation invoquée est le fait de socialiser, d’échanger et de développer un sentiment d’appartenan­ce à un groupe.

De là à conclure que l’altruisme est une forme d’égoïsme, il n’y a qu’un pas... que le psychologu­e français Jacques Lecomte refuse de franchir. Auteur de l’ouvrage La bonté humaine – Altruisme, empathie, générosité, il est parti à la recherche des racines de l’altruisme. Sa conclusion : les humains sont généreux par nature. « Je ne suis pas naïf, déclaret-il. Mais les connaissan­ces actuelles nous amènent à considérer que la violence et l’égoïsme ne sont pas fondamenta­ux pour notre espèce, contraireŃ­eńt à la cŅŅpératiŅ­ń et au partage. »

Qu’on l’appelle bonté, bienveilla­nce, compassion ou générosité, la connexion profonde entre les individus est inscrite entre nos deux oreilles dès notre naisʼnańce. Leʼn ʼncieńtiϐiq­ueʼn Ņńt déjà prŅuvé qu’il existe dans notre cerveau des zones de la récompense et de la satisfacti­on qui s’activent quand nous coopérons ou nous montrons généreux, et que des régions cérébrales associées au dégoût sont sollicitée­s lorsque nous sommes confrontés à des injustices. « Les toutpetits sont génétiquem­ent prédisposé­s à communique­r très tôt avec autrui et à manifester de l’empathie, note

Jacques Lecomte. Des bébés de quelques heures se mettent à pleurer lorsqu’ils entendent les pleurs d’un autre enfant, mais pas s’ils écoutent un enregistre­ment des leurs. C’est assez fascinant ! » LE PLAISIR DU DON Au laboratoir­e Helping and Happiness de l’Université Simon Fraser à Vancouver, on a conduit des recherches auprès d’enfants de moins de deux ans. Dans l’une d’elles, les bambins reçoivent leurs friandises préférées, puis sont placés devant trois choix cornéliens : garder leur butin, l’offrir à un singe en peluche ou donner à ladite peluche les sucreries de l’expériment­ateur. Résultat : en général, les enfants sourient plus quand ils gâtent le singe que lorsqu’ils reçoivent leurs friandises, et ont l’air encore plus contents s’ils lui donnent leur propre nourriture. « Cela suggère que le don est plus gratifiant lorsqu’il est associé à un sacrifice », fait remarquer la directrice de ce laboratoir­e, Lara Aknin, qui a dirigé de nombreuses expérience­s sur le partage.

Des bébés généreux ? Admettons. Mais quiconque a déjà vu des enfants déclencher une guerre nucléaire pour un restant de gâteau est en droit de douter que cette dispositio­n altruiste persiste avec le temps. Pourtant, c’est le cas. « Nous avons démontré que la plupart des gens préfèrent donner que recevoir. Et cela est vrai, quels que soient leur statut social et leur revenu. Que l’on soit riche ou pauvre, partout sur la planète, donner rend heureux », explique la chercheuse, qui a voyagé jusque dans des villages reculés des Áles du anuatu, dans l’océan Pacifique, pour tester le caractère universel des comporteme­nts dits « prosociaux ».

Et ce n’est pas tout. « Plus on est généreux, plus on est heureux. Et plus on est heureux, plus on a tendance à être généreux », note-t-elle. Un cercle vertueux qui redonne foi en l’humanité, tout en montrant qu’il n’existe peut-être pas d’altruisme pur et complèteme­nt désintéres­sé. Les économiste­s ont nommé warm glow (« effet chaud au coeur ») l’agréable sensation ressentie lorsqu’on aide autrui. C’est même cette petite tape dans le dos qui nous motiverait en partie à ouvrir notre portefeuil­le à des oeuvres caritative­s. « Le fait d’avoir de la satisfacti­on quand on donne n’enlève rien à la générosité, nuance Jacques Lecomte. Le souci de soi et celui des autres sont parfaiteme­nt compatible­s. Plus encore, ils se renforcent mutuelleme­nt. » LES RESSORTS DE L’ALTRUISME Dans un restaurant de Philadelph­ie, en 200ࢁ, un mŕstérieux couple paŕe son repas, paye également celui de ses voisins de table et quitte les lieux sans rien dire. Touchés par tant de générosité, les « invités » décident de rendre la pareille à une autre tablée... Et ainsi de suite. La réaction en chaîne se poursuit pendant cinq heures sous le regard ému de la serveuse.

Pour Jacques Lecomte, cette anecdote illustre deux constats importants. « La bonté est communicat­ive et il suffit parfois de peu de choses pour qu’elle se manifeste chez quelqu’un. »

Une conclusion qui n’étonne pas Marilyne Fournier du RABQ. « Le bénévolat est contagieux ! Un bénévole heureux va en recruter un autre. Près de la moitié d’entre eux ont un conjoint qui en fait aussi », dit-elle.

Mais existe-t-il une échelle de l’altruisme, allant, disons, de la belle-mère de Cendrillon à mère Teresa ? « Il faut éviter de catégorise­r les gens, car il n’y a pas vraiment de personnali­té altruiste, répond la psychologu­e Chantal Lafortune. On peut faire des gestes généreux dans certains contextes et moments de sa vie, et pas dans d’autres, pour toutes sortes de raisons. Par exemple, quelqu’un peut donner de son temps pour les autres, mais être très réticent à l’idée d’offrir de l’argent, ou l’inverse. »

Il y a aussi des conjonctur­es qui font ressortir le meilleur chez tout un chacun. Les situations d’urgence, par exemple, sont de véritables déclencheu­rs d’empathie. « Le sauvetage répond à une impulsion immédiate, ce qui contribue à confirmer que l’altruisme est profondéme­nt humain », note Jacques Lecomte. Tous ces gens qui sont venus en aide aux sinistrés lors des inondation­s de 201ࡹ ou les milliers de paires de mitaines tricotées par monsieur et madame Toutle-monde pour les réfugiés syriens témoignent des élans de solidarité qui déferlent de temps à autre sur le Québec. PAS SI NOMBRILIST­ES Et cette générosité n’épargne aucune génération. ême que les jeunes de 15 à 25 ans seraient les plus engagés au pays, selon Statistiqu­e Canada. Étonnant, non ? « Cette réalité ne cadre pas avec l’image qu’on se fait d’eux et de la société moderne, où chacun est soi-disant très centré sur soi », souligne l’historien André Thibault, professeur retraité de l’Université du Québec à Trois-Rivières et spécialist­e de l’engagement. C’est que les milléniaux manifesten­t leur altruisme d’une façon différente. Plus prompts à soutenir une cause qu’un organisme, hyperactif­s sur les médias sociaux, ils tendent à rajeunir les concepts traditionn­ellement attachés à l’engagement. « Contrairem­ent à leurs aÁnés, les jeunes s’identifien­t davantage à des communauté­s d’appartenan­ce qu’à des communauté­s géographiq­ues. Ils

sont très ouverts sur le monde, veulent comprendre l’implicatio­n concrète de leurs gestes et souhaitent donner un sens à leurs dons », avance Marilyne Fournier.

La société contribue aussi à faire de nous des êtres altruistes… ou pas. « Pour moi, il existe trois fondements dans l’altruisme. D’abord, la biologie (le fonctionne­ment de notre cerveau) nous prédispose à la générosité. Le deuxième fondement, notre environnem­ent immédiat – la famille, l’école ou la société – nous influence également. C’est finalement notre liberté individuel­le, c’est-à-dire les choix que nous faisons au quotidien, qui déclenche les comporteme­nts altruistes », conclut Jacques Lecomte.

Dans quelques semaines, Hanane Magani offrira des cadeaux au brigadier scolaire qui se gèle au coin de la rue, au discret concierge de l’école et aux profs dévoués de ses enfants. Musulmane d’origine marocaine, Hanane n’a pourtant pas de sapin tatoué sur le coeur. Elle a juste décidé de faire plaisir aux autres. Quant à nna, Cindŕ et les autres bénévoles de Moisson Montréal, il y aura un peu d’eux dans les milliers de paniers de Noël qui déferleron­t bientôt sur le Québec.

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