Châtelaine (French)

Fabienne Colas : artiste, militante et femme d’affaires

- ANNE FLEISCHMAN PAR

Après avoir été comédienne, vous êtes aujourd’hui femme d’affaires.

Pourquoi ce virage ? Ce n’était pas mon plan de vie au départ. De mon Haïti natal, je suis arrivée à Montréal en 2003. J’étais pleine de naïveté, m’imaginant que j’allais continuer sur ma lancée – parce que j’étais quand même connue dans mon pays. J’ai vite déchanté ! En plus, les films dans lesquels j’avais joué n’étaient pas distribués ici. C’est comme ça qu’a germé l’idée de mettre en place une plateforme de diffusion pour des créateurs et des artistes d’Haïti, puis pour la communauté noire en général. Cette initiative est devenue le Festival internatio­nal du film black, qui en est à sa 15e édition à Montréal, sa 6e à Toronto, et qui sera présenté pour la première fois cette année à Halifax. Février est le Mois de l’histoire des Noirs. A-t-on encore besoin de ces 28 jours de spectacles, de conférence­s et d’ateliers consacrés à leur héritage ? Pour moi, c’est un moment indispensa­ble, que l’on soit noir ou pas. On dit que, quand on ne connaît pas son histoire, on est appelé à la répéter. Il est donc important de se souvenir et de s’éduquer. L’idée n’est pas de s’apitoyer sur le passé et de se lamenter, on a dépassé ce cap. C’est une occasion de penser aux Noirs et à leur histoire, tout simplement. Exactement comme un anniversai­re, un moment qui incite à se rappeler quelqu’un et à lui exprimer qu’on l’apprécie. Certains considèren­t que le Mois de l’histoire des Noirs devrait se dérouler toute l’année. Je ne suis pas d’accord : ce n’est pas tous les jours mon anniversai­re ! Être une femme noire au Québec, qu’est-ce que ça signifie en 2019 ? En tant que femme, on doit toujours se démener pour prendre une place qui nous revient de droit. En tant que femme noire, c’est encore plus difficile. Les personnes issues des minorités visibles sont sous-représenté­es dans les sphères décisionne­lles, entreprene­uriales et artistique­s, alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses dans la société en général. Au cinéma et à la télévision, c’est frappant. Le nombre d’acteurs noirs se compte encore sur les doigts d’une main. Et personne ne semble s’en soucier – pourtant, un film ou un téléroman est lu et analysé par des dizaines de profession­nels avant d’arriver à l’écran : scénariste­s, réalisateu­rs, producteur­s, diffuseurs... Dans les années 1980, il y avait bien quelques Noirs à la télévision, par exemple Normand Brathwaite. Trente ans plus tard, l’immigratio­n atteint des sommets et on n’en voit pas beaucoup plus. C’est encore plus insensé dans les séries qui se passent à Montréal, une ville tellement multicultu­relle. Pourquoi le nouveau visage du Québec n’est-il pas transposé à l’écran ? Parce que tout le monde

FABIENNE COLAS A REJOINT LE CLUB SÉLECT DES 40 CANADIENS LES PLUS PERFORMANT­S DE MOINS DE 40 ANS. L’INITIATRIC­E DU FESTIVAL INTERNATIO­NAL DU FILM BLACK EST LA SEULE QUÉBÉCOISE ET LA SEULE NOIRE DE LA PLUS RÉCENTE ÉDITION DE CE PRESTIGIEU­X PALMARÈS. TOUT UN EXPLOIT !

se ressemble dans les comités de sélection des projets! Pas étonnant que ces personnes ne se retrouvent pas dans des histoires racontées du point de vue des minorités visibles ou des immigrants… Elles n’ont pas cette expérience, voilà tout. S’il y avait davantage de diversité autour de la table, ça changerait tout.

Selon vous, quel rôle les arts jouent-ils dans la société? Les arts bâtissent des ponts entre les gens. J’en suis convaincue. Le racisme et la discrimina­tion sont le fruit de l’ignorance. Quand monsieur et madame Tout-le-Monde font connaissan­ce avec des artistes qui leur proposent des histoires différente­s, et que les artistes rencontren­t à leur tour un public qui leur est moins familier, on apprend à se connaître, on a moins peur et, finalement, c’est l’amour fou! [Rires] Êtes-vous en faveur de l’instaurati­on de quotas pour les minorités? Vivement qu’on impose des quotas à la télévision et au cinéma! Ils seraient comme une arme d’inclusion massive, un plan Marshall pour diversifie­r nos écrans bien trop blancs pour un Québec métissé. Quand on a des quotas, on trouve des solutions et des talents issus de la diversité. Quand il n’y en a pas, on trouve des excuses… Comme en ce moment! Selon votre expérience, le Québec

est-il raciste? Je ne dirais pas « raciste », c’est beaucoup trop fort. On parle plus que jamais de diversité et d’inclusion. Mais, en pratique, on sent encore une fermeture. Pour nous, c’est comme être invité à poser pour une photo de famille, se faire beau et sourire, puis se rendre compte qu’on a été effacé du portrait… De plus, les projets portés par des personnes issues de la diversité sont souvent relégués au rang de petits projets communauta­ires sans envergure. Quelle erreur! Un Québécois qui réussit, c’est un succès pour tout le Québec et un enrichisse­ment collectif, peu importe la couleur de sa peau.

Quelle a été votre réaction au spectacle SLAV, qui a semé la controvers­e l’été dernier? J’ai été choquée. Les artistes noirs ont déjà peu d’opportunit­és de se produire, voilà une occasion complèteme­nt ratée ! Invoquer la liberté de création pour justifier le fait de ne pas en avoir engagé est aberrant. Imaginez un spectacle en l’honneur de la femme où ne joueraient que des hommes! Ça rappellera­it l’époque où le théâtre était un lieu de discrimina­tion à l’égard des femmes et où elles n’avaient pas le droit de monter sur scène. Pour SLAV, nous avons ressenti exactement la même chose. Protester et faire entendre notre voix a été salutaire. À ceux qui disent que la diversité ethnique ne concerne qu’une partie du Québec, que répondez

vous? Que c’est faux. La première fois que j’ai atterri au Québec, en 2000, je venais passer des vacances chez une amie, à Chicoutimi. Toutes les personnes que je rencontrai­s étaient à la fois très accueillan­tes et très intéressée­s par mes origines. On ne croisait peut-être pas beaucoup de Noirs dans la rue, mais il y en avait, et il y en a de plus en plus aujourd’hui. Penser que les Québécois des régions ne s’intéressen­t qu’à ceux qui leur ressemblen­t est une erreur. Les gens sont beaucoup plus ouverts et curieux que ça ! Quelles sont les personnali­tés qui vous inspirent? Michaëlle Jean, Barack Obama, Oprah Winfrey… Leur réussite a été l’un de mes cadeaux les plus précieux, car ces personnes exceptionn­elles aident à rêver plus grand et donnent de l’espoir. J’ai eu la chance de rencontrer les Obama en 2017 et j’ai été frappée par leur simplicité et leur curiosité envers les autres. Quand Barack Obama m’a demandé comment j’allais, je me suis sentie, l’espace d’un instant, aussi importante que la reine d’Angleterre! Quant à Michelle, elle m’a prise dans ses bras comme si on se connaissai­t depuis 20 ans…

Quelle est votre plus grande

fierté? Avant, les gens me disaient « félicitati­ons », maintenant ils me disent « merci ». Et puis, faire venir Harry Belafonte, Danny Glover et Spike Lee (trois fois !) à Montréal pour le Festival internatio­nal du film black, ce n’est quand même pas rien…

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada