Châtelaine (French)

Colombe, l’inclassabl­e cheffe

Déterminée, éloquente et fantaisist­e, la cheffe du Bas-saint-laurent est une star de la gastronomi­e. Sa mission : que les richesses méconnues du Québec trouvent leur chemin jusqu’à notre assiette.

- M.B.

En ce matin ensoleillé, les marchands du Marché Jean-talon, à Montréal, se préparent avant l’arrivée de la foule gourmande en quête de fruits, légumes et délices de toutes sortes. Colombe St-pierre apparaît au loin. Impossible de ne pas la reconnaîtr­e. La faute sans doute à sa démarche énergique, qu’on a pu voir à l’émission Les chefs ! (ICI Télé) le printemps dernier. À moins que ce ne soit son pantalon aux imprimés psychédéli­ques, digne d’une reine du disco, qui l’ait trahie...

Car la cheffe St-pierre est un spécimen rare. Et pas seulement en raison de sa passion pour les costumes, perruques et lunettes en tous genres.

Son restaurant, Chez Saintpierr­e, ouvert en 2003 au Bic, est classé parmi les 100 meilleurs au pays. Pas mal pour une autodidact­e – surdouée – de 44 ans, fille d’un gardien de phare ! Colombe s’est hissée parmi les figures les plus en vue de la gastronomi­e en proposant une cuisine ancrée dans le Bas-saint-laurent. Son garde-manger, c’est la nature à portée de main, dont ce majestueux fleuve, tout près, grouillant de vie.

Selon les arrivages et ses inspiratio­ns, elle met au menu des oursins verts, de la mactre de Stimpson, des algues kombu… des denrées qu’on connaît trop peu. C’est là tout le problème, d’après elle.

Bien assise dans un café, la porte-étendard de l’alimentati­on locale a relevé ses manches, dévoilant des bras marqués d’anciennes brûlures de fourneaux. Son regard, vert comme les batturesdu fleuve, est décidé .« c’ est mon grand combat, l’autonomie et l’identité par nos produits », dit celle qui porte le prénom de sa grand-mère paternelle.

« Au Québec, on traîne un complexe qui nous empêche de nous rendre compte à quel point on est choyé par ce territoire extrêmemen­t généreux. »

NOUS SOMMES CE QUE NOUS MANGEONS

Le manque d’accès aux aliments issus de notre terroir la fait bondir. « Quand on parle des ressources maritimes, c’est catastroph­ique ! » Le Québec en exporte environ 80 %. En revanche, 90 % des poissons, crustacés et coquillage­s qui se retrouvent dans notre assiette viennent d’ailleurs.

« Le livre Physiologi­e du goût, du gastronome français Brillatsav­arin, avait pour sous-titre: Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. C’est sidérant à quel point c’est vrai: tu peux vraiment analyser une société en mangeant à sa table », lance cette ancienne étudiante en littératur­e, qui a passé sa vingtaine à bourlingue­r et à cuisiner sur les cinq continents.

Et la table des Québécois, qu’exprime-t-elle? «Un déracineme­nt », répond-elle aussitôt. Elle rêve de voir nos crevettes nordiques, dont les Danois se délectent, être servies aux enfants des centres de la petite enfance. « On a vraiment tout ce qu’il faut pour se nourrir, suffit d’être ingénieux », reprend-elle.

CONTRE VENTS ET MARÉES

Colombe s’engage dans le combat. Défricheus­e infatigabl­e, elle est de toutes les initiative­s pour valoriser le patrimoine alimentair­e – dont le regroupeme­nt Manger notre Saint-laurent – et pour assouplir les réglementa­tions qui étouffent les producteur­s artisanaux. Elle multiplie aussi les expérience­s culinaires pour mettre en valeur les saveurs du « naturel sauvage comestible » de son coin de pays. « On fait des découverte­s extraordin­aires », s’émerveille-t-elle, évoquant la complexité en bouche du bourgeon du peuplier baumier. « On n’a rien à envier aux fruits de la passion ou à l’ananas!»

Malgré le rayonnemen­t de son travail, qui dépasse les frontières du Québec, sa réalité de cheffe-propriétai­re dans un village de 1 132 habitants est loin d’êtreglamou­r. «sijemontra­is mes chiffres à des gens d’affaires, ils se demanderai­ent si je me prends pour Mère Teresa, à faire du bénévolat depuis 20 ans ! » s’exclame-t-elle.

Elle n’a aucune gêne à aborder la question. Pendant les 15 premières années d’exploitati­on de Chez Saint-pierre, Colombe ne s’est versé aucun salaire. « C’est

Son garde-manger, c’est la nature à portée de main, dont ce majestueux fleuve, tout près, grouillant de vie.

pas une joke, je dis pas ça pour faire mon intéressan­te, et je fais pas pitié non plus. J’assume à 100 %. Mais il y a eu des années où j’ai travaillé 90 heures par semaine pendant six mois pour 1200$ de profit.»

Si le resto continue de rouler malgré tout, c’est en partie grâce à l’équipe qu’elle forme avec son mari, Alexandre Vincenot. Professeur de russe défroqué et triplet identique, il est à la fois le copropriét­aire du resto et son impeccable serveur. Le couple a trois filles: Jeanne, 14 ans, Margaux, 10 ans, et Simone, 8 ans.

L’aînée est née entre deux chaudrons. C’était la fin de semaine de l’action de grâce, et Colombe voulait coûte que coûte honorer les réservatio­ns des clients… qui, ce soir-là, ont dû se contenter de l’entrée. « Deux jours après mon accoucheme­nt, j’étais de retour. Il y a quelques années, j’ai fait une fausse couche. À minuit j’étais à l’urgence, à 3 h du matin j’étais de retour chez nous, et à 8 h j’étais à la job. »

Un dévouement «proche de la maladie mentale », concèdet-elle. Pourquoi continuer, alors ? « Par amour. Par amour d’un métier et par amour d’un peuple.» Avec elle, manger est politique. «ilfautquel­esgens développen­t un sentiment de fierté par rapport à ce territoire, c’est mon but ultime. Que par la nourriture, on fasse la paix avec l’identité québécoise. »

Un vrombissem­ent l’interrompt. « Ma sonnerie de cellulaire est un moteur de motocross!» rigole-t-elle en faisant taire l’appareil. Un rappel, s’il en fallait un, que Colombe St-pierre ne se prend jamais au sérieux.

D’ailleurs, elle en a un peu marre du décorum associé à la gastronomi­e. Bien que dans son cas, le décorum soit relatif : pour dérider la clientèle, il lui arrive de surgir des cuisines « en maillot de bain et avec une perruque de Madonna ».

DÉBROUILLA­RDE ET... CRINQUÉE

Sa créativité va au-delà. La pandémie de COVID-19 l’oblige à fermer son restaurant gastronomi­que ? Qu’à cela ne tienne, elle ouvre la Cantine côtière, juste en face, dans deux conteneurs rouge pompier. Elle y sert des plats inoubliabl­es comme, entre autres choses, une poutine aux saucisses artisanale­s et à la choucroute et une brandade de morue à la salicorne. Cette année, Chez Saint-pierre adopte un concept que la cheffe situe «entre les Pierrafeu et les cours royales ». « J’avais envie de servir des grosses pièces de viande ou des poissons entiers. Je suis tannée du petit filet qu’on t’apporte pour ta portion à toi, un produit très léché, pas de peau, pas de tête. Je veux qu’on voie le produit, qu’on s’éduque tout en éprouvant du plaisir. Qui sait que le flétan et le turbot sont des poissons de fond qui ont les deux yeux du même côté de la tête ? Je veux que ce resto devienne un lieu où on parle d’alimentati­on.»

Et la formule fonctionne. Avec un menu unique à 125 $ par personne, Chez Saint-pierre affiche complet jusqu’en octobre.

La voilà qui se lève. Il est l’heure pour elle d’aller rejoindre Normand Laprise, chef de Toqué ! et du Beau Mont, qui l’attend pour dîner. En enfilant sa veste, elle cite un passage de la chanson « Une colombe », fameux air que Céline Dion avait chanté devant le pape Jean-paul II en 1984, et qui lui colle à la peau malgré elle.

«Lachansond­it:“autourdu monde elle porte son message…” Finalement, elle avait raison, Céline ! » Un dernier éclat de rire, et elle s’envole.

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La cheffe n’est pas restée les bras croisés durant la pandémie de COVID-19, qui a mis à mal les restaurate­urs ici comme à l’étranger. Elle a ouvert une cantine nouveau genre et a repensé la formule de son restaurant gastronomi­que du Bic.

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