Châtelaine (French)

UNE DÉESSE DU PIED

J’ai succombé à une folle envie : photograph­ier mes pieds pour des fétichiste­s, avides de sensations fortes sur le web. C’était pour la curiosité, avant tout, mais aussi dans le but de dénicher un revenu d’appoint. Mais quelle épopée !

- PAR AUDREY PILON-TOPKARA

Assise sur le plancher froid de ma chambre, je me contorsion­ne devant le miroir pour trouver la pose qui mettra le mieux en valeur mes pieds. Ça y est, cette fois c’est bon . Je les mitraille à l’aide de l’appareil photo de mon téléphone. Je choisis ensuite le cliché le plus avantageux et le publie sur un forum qui réunit des internaute­s un peu particulie­rs : des fétichiste­s du pied. Un rituel que j’effectue sur une base quotidienn­e depuis plusieurs semaines.

Mon but ultime? Aguicher ces hommes pour qu’ils acceptent de me rémunérer afin d’obtenir plus de photos ou de vidéos de mes humbles orteils. En cette période d’inflation galopante, pourquoi ne pas tenter le coup ?

Je n’ai pas besoin de patienter longtemps –pas même 24 heures, en fait – avant de recevoir des dizaines de commentair­es d’adorateurs du pied, qui peuvent écrire directemen­t sous mes photos.

Leur enthousias­me me fascine. « Je veux embrasser chacun de tes magnifique­s orteils.» « Le ton soyeux et vibrant de ta peau est ce qui me revigore le plus, ainsi que la forme de tes petits orteils ! » « Tes pieds ont l’air tellement doux, ils me font bander.»

Voilà qui me laisse perplexe. Comment ces gens peuventils­savoirquem­apeauestdo­uce?etsurtout,dois-jemaintena­nt assumer le fait que des inconnus se masturbent devant leur écran en fixant mes pieds ?

C’est sous un pseudonyme, bien sûr, que je publie des photos de mes petons sur Reddit, dans la section r/feetpics, l’un des plus grands forums en ligne consacrés à ce type de fétichisme. Avec près d’un demi-million de membres, principale­ment des hommes âgés de 20 à 45 ans, ce forum est la porte d’entrée pour celles (et ceux) qui voudraient faire leurs premiers pas dans cet univers. C’est aussi un moyen de générer un revenu d’appoint.

Car oui, il existe bel et bien un marché pour ce type de contenu sur le web. Certains mannequins de pieds engrangent des dizaines de milliers de dollars par année. Comme Sativa Skies, une entreprene­ure dans la vingtaine, qui affirme gagner ainsi près de 5 000 $ par mois. Une exception, je le comprendra­i bien assez vite.

Les mannequins qui connaissen­t le plus de succès sont souvent de très belles femmes dans la vingtaine aux pieds élégants ou atypiques : exceptionn­ellement grands ou avec des ongles d’orteil très longs. Les pieds sales, enduits de crème, luisants d’huile, ou farfouilla­nt dans du blanc d’oeuf, eh oui, peuvent aussi séduire…

À UN PIED DE L’EXTASE

Mais d’où vient ce fétichisme, au juste ? Une chose est sûre, il serait moins rare qu’on le pense. Un Américain sur sept aurait déjà fantasmé sur cette partie précise du corps, selon un sondage national mené aux États-unis par le psychologu­e Justin Lehmiller, chercheur associé à l’institut Kinsey de l’université de l’indiana.

Ses causes, par contre, font débat. Sont-elles neurologiq­ues, puisque dans le cerveau, les pieds et les organes génitaux sont localisés dans des zones contiguës ? Le neuroscien­tifique Vilayanur Ramachandr­an, de l’université de Californie à San Diego, en est convaincu. Ce fétichisme résulterai­t d’un «câblage croisé dans le cerveau entre les deux parties du corps ».

Une théorie réfutée par le neurobiolo­giste Conall Eoghan Mac Cionnaith, du Groupe de recherche en neurobiolo­gie comporteme­ntale de l’université Concordia, à Montréal. « Oui, les zones cérébrales responsabl­es de la sensation de toucher pour les organes génitaux et les pieds sont proches. Mais ces zones sont activées quand la personne reçoit un stimulus aux pieds, et non en regardant ou en touchant les pieds de quelqu’un, soit le comporteme­nt typique des fétichiste­s du pied », dit-il.

Pour lui, c’est plutôt une question de conditionn­ement. Il y a quelques années, des chercheurs de son groupe sont parvenus à déclencher chez des rats mâles une excitation sexuelle en lien avec un objet précis, en l’occurrence une petite veste qu’ils devaient porter. Pas de veste, pas d’érection... Bref, par conditionn­ement, ils avaient transformé les rats en fétichiste­s de la veste.

Cette fascinatio­n sexuelle pour les pieds n’est plus une tendance marginale, mais une véritable sous-culture, estime la sexologue Josée Beaudoin. « L’essor actuel des pratiques sexuelles hors normes s’explique par l’avènement des technologi­es comme Internet. Ces gens [les fétichiste­s] peuvent aussi se sentir seuls. Alors les forums comme Reddit, qui sont encadrés par des règles, leur donnent du plaisir et un sentiment de sécurité », précise-t-elle.

Cela dit, un fétiche peut devenir un problème lorsqu’il y a absence de consenteme­nt. Même chose s’il nuit à la vie quotidienn­e ou aux relations interperso­nnelles. « S’il y a obsession, rigidité et fixation, qu’on perd des partenaire­s à répétition ou qu’on ne s’accepte pas tel qu’on est, cela devrait nous inquiéter. Dans ces cas-là, il vaut mieux consulter une sexologue », énonce Josée Beaudoin.

LA HONTE DE MIKAEL

D’aussi loin qu’il se souvienne, Mikael a toujours ressenti une attirance prononcée pour les pieds des femmes. Bien que le jeune musicien à la tignasse bouclée –à qui nous avons accordé l’anonymat– soit attiré par d’autres parties du corps, ce sont les pieds qui lui permettent réellement de s’abandonner­audésir.«cequimefai­tleplusvib­rer,c’est un pied avec de belles courbes, une belle arche », raconte le jeune homme dans la vingtaine, en riant nerveuseme­nt.

Né au sein d’une famille très religieuse, Mikael a rapidement compris que la sexualité était taboue, voire anormale. Et ce sentiment de honte s’est étendu par défaut à son fétiche, puisque celui-ci fait partie intégrante de son expression sexuelle. « Ce n’est pas bon de cacher quelque chose à l’intérieur de toi. C’est ainsi que la honte survit, dans la noirceur et le silence. Mieux vaut en parler », insiste-t-il.

Le contact empathique et l’ouverture d’esprit des femmes que le jeune homme a fréquentée­s lui ont permis d’améliorers­onrapporta­ufétichism­e.«aveclabonn­epersonne,il y a zéro honte, parce que cette sécurité émotionnel­le est présente », souligne-t-il.

Néanmoins, le chemin vers l’acceptatio­n de soi reste difficile. « J’ai tellement été conditionn­é à ressentir de la honte, ça reste comme pogné dans mon corps. Ça va me prendre du temps.»

MES PIEDS, MA FORTUNE ?

Suffit le suspense. Ai-je pu payer mon loyer grâce aux photos de mes pieds ? Eh non ! En fait, je n’ai pas touché le moindre sou. Même si j’ai reçu une pléthore de commentair­es admiratifs et érotiques, peu d’internaute­s m’ont demandé si je vendais des photos et vidéos personnali­sées. Bref, la majorité de ces conversati­ons n’ont mené nulle part.

Il y a bien ce père de famille de New York qui m’a contactée pour me proposer de devenir mon sugar daddy. Sans jamaisavoi­rvumonvisa­ge,ilétaitprê­tàm’offrir1000$ américains par semaine en échange de photos et de vidéos exclusives de mes pieds, et d’une disponibil­ité à toute heure du jour ou de la nuit pour converser avec lui virtuellem­ent. J’ai pensé accepter son offre pendant un moment. Mais je me suis rappelé qu’il faut se méfier des promesses d’argent facilement gagné, surtout si elles proviennen­t d’un inconnu sur Internet. J’ai donc décliné.

Le fait de me pousser à publier du contenu de pied au quotidien m’a épuisée mentalemen­t, puisque j’étudiais et travaillai­s en même temps. Chercher la bonne pose, le meilleur angle, l’éclairage le plus flatteur, vérifier le nombre de vues sur ma dernière photo et me demander sans cesse si j’allais finir par recevoir des propositio­ns d’achat de mes clichés, tout ça m’a minée.

Vais-je continuer à publier ce genre de photos? Probableme­nt pas. Mais j’admets que les compliment­s adressés à mes pieds ont fait du bien à mon égo. C’est déjà ça !

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