Châtelaine (French)

LA VOIX DU COEUR

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Jai rencontré, au hasard de sorties avec des amies, une avocate très éloquente et exceptionn­ellement belle. Elle m’a raconté une vieille rupture amoureuse, donnant raison aux Rita Mitsouko, qui chantaient « Les histoires d’amour finissent mal en général». Je l’écoutais avec une grande attention parce que ses propos m’étonnaient.

Lorsque le glas de son amour avait sonné, ses parents l’avaient accueillie avec affection chez eux, où elle avait retrouvé sa chambre de jeune fille. Mais elle se rappelait qu’ils l’avaient laissée pleurer sans intervenir, sans l’écouter, ni la consoler, ni même lui manifester le moindre soutien. Dix ans plus tard, elle leur en voulait encore.

L’histoire avait éveillé en moi un vieux souvenir. Durant nos premières années au Québec, je dormais dans le même lit que ma tante Nhân, âgée d’à peine 20 ans, qui avait fui Saigon par bateau avec nous. Parfois, je l’entendais pleurer. Elle enfouissai­t alors son visage dans l’oreiller pour atténuer le bruit de ses sanglots dans la nuit, évitant d’inquiéter mes parents, qui dormaient dans la chambre à côté.

Je ressentais, à travers les vibrations des draps, les secousses qui agitaient malgré tout son corps. J’imaginais le tracé des larmes qu’elle étouffait. Mais par respect pour ma tante, je retenais ma respiratio­n et me figeais, m’effaçant comme témoin de sa tristesse. Comme si l’absence de témoin faisait que son accablemen­t de se retrouver dans un nouveau pays sans repères ni amies n’avait jamais existé, que sa peur était éphémère et son angoisse, un mauvais rêve.

Puis une autre histoire a refait surface. Il y a quelques années, une lectrice vietnamien­ne est venue me saluer avec sa fille à la fin d’une rencontre dans une bibliothèq­ue en région. Je lui ai posé les questions d’usage sur son arrivée au Canada, ce qui l’a amenée à relater sa fuite et la violence qu’elle avait subie aux mains de pirates durant la traversée en mer. J’entends encore le court échange entre cette mère et sa fille :

La fille: «Pourquoi n’as-tu jamais raconté cette histoire ? »

La mère, gardant les yeux fixés sur moi : « Je voulais que la vie de ma fille au Canada demeure pure, que sa mémoire soit vierge. »

Je n’ai pas eu l’occasion de demander à l’avocate pourquoi elle s’était confiée à moi. J’avais grandi selon le principe voulant que le poids de la tristesse était multiplié lorsqu’il était partagé et que si l’on se taisait, on protégeait ses proches de ce poids. La rencontre avec cette avocate m’amenait à penser le contraire. Sans le savoir, elle avait frayé un chemin de plus en moi : celui me permettant de pleurer devant une intervenan­te qui, ayant posé sa main sur la mienne, m’avait posé une question faussement banale: «Et vous, la femme, et non pas la maman d’un fils autiste, comment allez-vous ? »

Parfois, une simple boîte de mouchoirs tendue par une main bienveilla­nte a le pouvoir d’envelopper un coeur.

 ?? ?? PAR KIM THÚY
Douée pour le bonheur, Kim Thúy se réinvente sans cesse. Après une carrière d’avocate et de restauratr­ice, elle a écrit six romans, dont l’un destiné aux enfants, un récit, et un livre de recettes, tous de grands succès. Basé sur sa vie de réfugiée vietnamien­ne, son premier roman, a été adapté au cinéma et sera en salle cet automne.
PAR KIM THÚY Douée pour le bonheur, Kim Thúy se réinvente sans cesse. Après une carrière d’avocate et de restauratr­ice, elle a écrit six romans, dont l’un destiné aux enfants, un récit, et un livre de recettes, tous de grands succès. Basé sur sa vie de réfugiée vietnamien­ne, son premier roman, a été adapté au cinéma et sera en salle cet automne.

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