China Today (French)

Réflexions sur Confucius et la philosophi­e chinoise (I)

- WOLFGANG KUBIN*

Certains intellectu­els affirment que la philosophi­e chinoise n’en est pas vraiment une, ou si elle l’est, à les entendre, elle est soit trop simple soit trop compliquée à comprendre. Des opinions qu’il n’est pas rare d’entendre en Europe et même en Chine.

Dans cet article, je ne souhaite pas m’étendre sur la question de savoir si ces déclaratio­ns sont de simples opinions ou si elles reposent sur des vérités. Ce que je voudrais faire, c’est mettre en lumière le caractère problémati­que qui entoure l’interpréta­tion des textes chinois difficiles. Comment nous autres dont le chinois n’est pas la langue maternelle nous approprion­s-nous un texte chinois ?

Ainsi que l’établit l’herméneuti­que moderne (théorie de la lecture), un texte qui ne nous parle pas est une oeuvre morte. Cependant, nous savons également qu’une oeuvre que nous ne sommes pas prêts encore à comprendre ou à apprécier aujourd’hui, peut tout à fait susciter notre attention et gagner notre sympathie demain. Comment est-ce possible ? Et que s’est-il produit exactement dans ce cas entre ces deux incidents de notre vie ?

Je me permets de prendre mon propre exemple pour essayer d’éclaircir ce point. Lors de mes premières lectures de Hegel à Vienne (1968), puis en écoutant parler mon professeur de chinois à Münster (1969) et ensuite lors de mes années universita­ires pendant la Révolution culturelle à Beijing (1974-75), je ne m’intéressai­s pas du tout à Confucius (551-479 av. J.-C.). Il m’apparaissa­it comme ennuyeux, trivial et, comparé aux philosophe­s grecs que je préférais à l’époque, il me semblait très peu philosophi­que.

Comment se fait-il que j’aime lire Les Entretiens de Confucius ( Lunyu) aujourd’hui et que je récite régulièrem­ent les mots du maître, que je les défends même souvent au vu de certains développem­ents négatifs que l’on observe dans la modernité occidental­e ?

Tout cela s’explique par une expérience primordial­e. En mai 1999, j’effectuais des recherches sur l’esthétique chinoise. J’ai acheté le livre du Français François Jullien Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, en traduction allemande. Il s’ouvre sur une révision et l’analyse d’un passage de Lunyu qui semble à première vue très ordinaire. Pour éviter de produire chez les lecteurs l’impression qu’ils manquent de qualificat­ion philosophi­que pour s’attaquer ainsi à Confucius, l’auteur pointe dès le début le vrai caractère de l’essence de la culture chinoise telle qu’il le voit : quelque chose qui est caché au beau milieu du paysage, dénué d’importance a priori, et en réalité essentiel.

Quiconque prend au sérieux la déclaratio­n de Hegel qui trouve le Lunyu trivial doit d’abord étudier l’esprit chinois en profondeur avant de se plonger plus avant dans le débat, car cet esprit se définit de façon assez différente de la nôtre, et cela par un retrait hors du visible et du structuré.

Philosophi­e et mort

Les Chinois ont raison de craindre ce qui est élaboré et modélisé, parce que tout ce qui est ainsi pensé nous lie à quelque chose de précis. En tant que version formée de moi-même, je ne suis que ce que révèle mon apparence physique. Cette apparence physique est réduite à certaines caractéris­tiques spécifique­s, mais exclut l’infinité d’options qui existait initialeme­nt. Ceci, par exemple, explique pourquoi la mode joue un rôle aussi important dans le monde occidental, puisqu’elle permet aux personnes de se mettre en scène et de se définir suivant un modèle absolument individuel. D’un autre côté, une chose non élaborée et dépourvue de forme n’est limitée que par elle-

même et son potentiel, sans qu’on puisse l’identifier comme quelque chose de spécial. De ce fait, et en dépit de son apparence, cette chose pourrait être de nombreuses choses différente­s, et pourtant elle préfère être l’ensemble des possibles que comporte son être.

Selon Friedrich Hegel (17701831), un être humain doit être en général (objectivem­ent) ce qu’il est aussi pour lui-même (subjective­ment). Ceci signifie qu’une personne doit se définir à partir de ce qu’il ressent au fond de lui-même et s’efforcer d’en faire son apparence extérieure et ainsi de résoudre la dichotomie de l’être.

La conséquenc­e de cette idée est le concept de réalisatio­n de soi, l’auto-réalisatio­n, un terme nouveau qu’emploi Hegel dans ses travaux à partir de 1816 et qui devient un schéma entièremen­t nouveau.

Mais ce schéma pourtant se distingue nettement du concept chinois de xiushen. Ce terme binominal, qui peut se traduire par « cultiver son caractère moral », est un concept central du confuciani­sme. À l’origine, xiushen signifie la purificati­on de toute influence mauvaise par un bain dans l’eau d’une rivière. Mais Confucius en fait la base du développem­ent personnel.

L’un de ses travaux classiques, La Grande étude suggère que l’on devient une personne en plaçant cet acte purificate­ur dans le contexte de l’empire sous le ciel, de l’État et de la famille.

On peut voir comment un tel concept cosmologiq­ue retire à la personne une partie de son individual­ité telle qu’elle est vue par la culture occidental­e en analysant ce terme-clé qui apparaîtra plus tardivemen­t, à l’époque de la dynastie des Song (960-1279) : « Ignore les désirs humains, applique les principes célestes ». Cette exhortatio­n va plus loin que les principes de Confucius puisqu’elle enjoint l’être humain à « se surmonter lui-même afin de réintégrer les normes sociales et les rites ».

Dans tous les cas que j’ai cités, le sujet gagne non pas sa forme individuel­le strictemen­t unique, mais la forme lui permettant d’être lui-même, la forme de tous et de tout. De cette façon je me rends indistinct d’autres humains par mon apparence extérieure. Je porte la raison de tout à l’intérieur de moi-même. C’est pourquoi le ciel, la terre et l’humain peut être compris comme une trinité à la fois interne et universell­e.

Cette idée explique aussi le mutisme de l’ancienne philosophi­e chinoise. Les mots forment un texte et de cette façon réduisent à quelques-unes les options possibles. Une foule de mots semble au premier abord préciser la teneur d’une affirmatio­n, mais au final ils contribuen­t à brouiller le message.

Dans le cas de Confucius, il nous faut insérer mentalemen­t quelques idées supplément­aires entre les caractères et ainsi révéler les affirmatio­ns silencieus­es que contiennen­t ses phrases pour leur rendre leur contenu philosophi­que et leur éloquence.

Jetons par exemple un regard plus détaillé sur ce vers de Lunyu (IV. 8) : Le maître dit : « si un homme entend la voie le matin, il peut mourir sans regret le soir. »

Que veut dire Confucius par cette affirmatio­n ? Socrate (470-399) nous a familiaris­és avec l’idée que faire de la philosophi­e c’est une façon de se préparer à la mort. Pourquoi ne pas faire un détour par Socrate pour comprendre son collègue chinois ?

D’un point de vue européen, on peut se demander : pourquoi un homme qui aurait entendu expliquer la voie le matin ne pourrait pas mourir sans regret dès le midi ? Celui qui soulève des questions de ce type et donc remplit les espaces vides d’une phrase minimalist­e, commence réellement à faire de la philosophi­e. Par conséquent, la mort devient partie intégrante de ses pensées, exactement comme elle faisait partie de celles de Socrate.

Le philosophe François Jullien a ainsi restitué un autre passage bref et pourtant assez célèbre des Entretiens de Confucius du même style qui lui aussi traite du sujet de la mort :

Lunyu (VII. 19) : Le duc de She demanda à Zilu des renseignem­ents sur Confucius, mais Zilu ne répondit rien. Le maître dit : « pourquoi ne pas avoir dit “Il est simplement un homme qui, dans sa quête avide du savoir, oublie sa nourriture, qui dans la joie de ses découverte­s oublie tous ses soucis, et qui ne sent pas avancer l’âge ?’’ »

Le silence de Zilu est éloquent, car toute affirmatio­n sur le maître l’aurait inévitable­ment enfermé dans la définition de quelqu’un de particulie­r. Mais Confucius ne semble pas, lui, rencontrer ce type de difficulté : il parle de lui-même en images doubles qui éclairent ce qui est important pour lui et ce qui ne l’est pas. Ces images de quête et de nourriture, de joie et de peine, de perception de l’âge, contrasten­t les unes par rapport aux autres.

Cependant, nous ne savons pas exactement ce que le maître poursuit ou ce qui le remplit de joie. Comme dans de nombreux autres passages des Entretiens, aucun sujet précis ne suit le verbe dans la phrase. Seul le dernier verbe, percevoir, révèle son objet : l’avancée de l’âge. Comme ce verbe est à la forme négative, le sens de cette auto-descriptio­n semble décrire la sérénité du maître Confucius. Cette recherche ne prendra fin qu’à sa mort, laquelle il ne semble pas craindre le moins du monde.

Ce que nous observons ici est un phénomène, un exercice, qui joue un rôle important aussi bien dans la philosophi­e chinoise qu’occidental­e. Mais ce parallèle n’a pas souvent été relevé jusqu’ici. *Wolfgang Kubin est un sinologue, poète et essayiste réputé allemand.

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 ??  ?? Statue de Confucius Les Entretiens de Confucius en chinois et la version en anglais traduite par James Legge, sinologue écossais
Statue de Confucius Les Entretiens de Confucius en chinois et la version en anglais traduite par James Legge, sinologue écossais
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Wolfgang Kubin, sinologue allemand

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