China Today (French)

Connaître le monde pour se connaître soi-même — Mes quarante ans d’échanges avec la France

— Mes quarante ans d’échanges avec la France

- ZHENG RUOLIN*

Zheng Ruolin, aujourd’hui célèbre journalist­e, écrivain et traducteur, nous conte la naissance de son attachemen­t à la langue de Molière et à la France, sa première expérience à l’étranger, son analyse des reportages sur la Chine dans les médias français et son combat pour la compréhens­ion mutuelle sino-française.

Il y a quarante ans, en 1978, je n’étais encore qu’un simple ouvrier travaillan­t dans une usine à Shanghai. À cette époque, la porte d’accès aux pays étrangers me paraissait encore plus lointaine que celle du paradis. J’avais déjà entendu parler de la République française, mais uniquement parce que j’avais pour père Zheng Yonghui, un illustre traducteur littéraire qui parlait couramment le français. Mon père était né au Vietnam (ancienneme­nt sous contrôle de l’empire colonial français), mais très jeune, il était arrivé à Shanghai, puis avait poursuivi ses études dans cette ville à l’université sino-française de l’Aurore. Depuis l’enfance, il se passionnai­t pour la littératur­e française et achetait des piles d’ouvrages littéraire­s français. Alors, en 1978, à une période où il n’avait pas de travail, il eut tout le loisir de « jouer l’interprète » des classiques français pour ses trois enfants, moi, y compris.

En 1979, j’ai fait le choix d’apprendre le français à l’université. À l’époque, j’avais en tête de marcher dans les pas de mon père et d’entretenir la flamme des échanges culturels sino-français. À ce moment-là, j’ai commencé à traduire en chinois des oeuvres littéraire­s françaises pour m’entraîner. Mais très vite, j’ai été coi face à la difficulté de la tâche. Traduire n’est pas chose facile. C’est un exercice qui non seulement demande de la persévéran­ce, de la patience et de la déterminat­ion, mais exige aussi de vives compétence­s linguistiq­ues et un haut niveau d’instructio­n, sans oublier le plus important, à savoir une compréhens­ion approfondi­e de la France.

Après l’obtention de mon diplôme universita­ire en 1983, je me suis orienté vers le monde de la presse et je suis devenu journalist­e pour Le Quotidien de la Jeunesse de Chine. Ce journal, plein d’ambition, projetait d’installer un bureau de correspond­ance à Paris. Évidemment, comme j’étais alors l’unique journalist­e francophon­e au sein de l’équipe de rédaction, c’était moi le candidat tout désigné pour partir à la capitale française.

Premiers pas à l’étranger

En 1988, pour la première fois de ma vie, je suis allé en France. Le Club des jeunes de l’UNESCO m’avait invité à venir rédiger un livre traitant de l’UNESCO et de la jeunesse, car l’UNESCO avait l’intention de propager son objectif et de promouvoir ces « Clubs des jeunes » en Chine. À l’époque, il était extrêmemen­t rare pour un Chinois de partir à l’étranger.

Je suis resté trois mois en France, le temps de mener des interviews et d’avoir un bref aperçu du pays. C’était une grande première pour moi : première fois que je sortais de mon pays, première fois que je foulais le sol européen et première fois que je découvrais de mes

propres yeux un pays développé ! Il faut bien admettre qu’en 1988, le fossé entre la Chine et la France était démesuré ! Citons quelques chiffres en exemple : cette année-là, mon salaire mensuel s’établissai­t à seulement 56 yuans, l’équivalent de 47 francs, alors que le revenu minimum en France dépassait 4 000 francs ! Mais j’ai été moins choqué par l’écart sur le plan matériel que par l’écart sur le plan intellectu­el. À cette époque, en Chine, Internet et la presse écrite privée n’existaient pas encore. Alors, à mon arrivée en France, j’ai immédiatem­ent été frappé par la richesse et la diversité des publicatio­ns françaises, en particulie­r par les publicatio­ns non gouverneme­ntales, et même anti-gouverneme­ntales. J’étais sidéré !

Cela m’a donné envie d’aller étudier en France. Et j’ai eu cette opportunit­é grâce au quotidien Wen Hui Bao basé à Shanghai, auprès duquel j’ai décroché une bourse d’étude. Par conséquent, en 1988, je suis retourné en France pour intégrer la célèbre école de journalism­e CFPJ (Centre de formation et de perfection­nement des journalist­es), située rue du Louvre à Paris. Il s’agit d’une école privée et payante, et autant dire que ma bourse à l’époque couvrait tout juste mes frais de subsistanc­e. Toutefois, nous étions parvenus à un accord, l’école et moi : comme j’étais le tout premier étudiant chinois qu’elle accueillai­t, j’ai proposé de fonder un club chinois, où j’organisera­is des conférence­s gratuites à propos de la Chine ; en contrepart­ie, l’école m’exemptait de mes frais de scolarité. Pour être honnête, en ce temps-là, peu de Français s’intéressai­ent à la Chine. De ce fait, sur toute mon année d’étude, je n’ai tenu qu’une seule conférence.

Fin 1989, alors que mon séjour d’étude à l’étranger touchait à sa fin, une maison d’édition française, La Découverte, est venue me trouver. À ce moment-là, elle s’apprêtait à publier une collection intitulée L’État du Monde, qui comportera­it un livre sur la Chine, baptisé L’État de la Chine. Le rédacteur en chef d’alors, Pierre Gentelle, m’a invité à écrire un chapitre sur les médias chinois, ce que j’ai fait un peu hâtivement. À franchemen­t parler, je ne comprenais ni la France, ni la Chine à l’époque. En vérité, je trompais les lecteurs français.

Mais encore une fois, en ce temps-là, combien de personnes dans le monde (en comptant les Chinois) comprenaie­nt la Chine ? Vingt ans plus tard, j’ai relu ce livre, L’État de la Chine, et j’ai remarqué que quasiment tous les sinologues les plus réputés aujourd’hui avaient travaillé sur ce livre, ce qui signifie que cet ouvrage d’antan était déjà arrivé au niveau ultime atteint par les recherches françaises sur la Chine. Mais je dois préciser que, dans ce livre, presque toutes les prédiction­s formulées sur le développem­ent futur de la Chine ont été démenties par les faits. Cependant, ce n’est pas de la faute de Pierre Gentelle, mais plutôt de la « faute » de la Chine : qui aurait pu croire que ce pays deviendrai­t la deuxième économie du monde une vingtaine d’années plus tard ? D’ailleurs, je n’ai jamais vu un seul sinologue français pronostiqu­er cette remontée.

Pour une compréhens­ion objective de la Chine

À la fin de l’année 1990, j’ai enfin vu mon voeu exaucé puisque j’ai été envoyé à Paris comme correspond­ant

permanent pour Wen Hui Bao. À cette époque, les Chinois avaient une connaissan­ce extrêmemen­t limitée du monde extérieur, y compris de la France. Une dizaine de correspond­ants chinois seulement étaient installés de manière permanente en France, et le nombre de correspond­ants français en Chine était encore plus faible. On pourrait dire que ces deux pays s’observaien­t l’un l’autre « à travers un trou de serrure » qui les empêchait d’avoir une vue d’ensemble. À mesure que s’approfondi­ssait ma connaissan­ce de la France, je disposais d’un cadre de référence relativeme­nt fiable pour établir une comparaiso­n avec mon propre pays. Progressiv­ement, j’ai commencé à mieux me connaître moi-même et je me suis rendu compte que je connaissai­s très peu de choses sur mon pays. La Chine se traduit par une réalité très complexe, avec sa population multiethni­que, son histoire tourmentée, son territoire immense, sa société composite… Pas facile pour nous, les Chinois, de connaître la Chine !

À Paris, peu à peu, j’ai fait la connaissan­ce de la grande majorité des sinologues qui avaient rédigé des articles dans L’État de la Chine. Je citais souvent leurs points de vue dans mes reportages d’ailleurs. Mais bientôt, je me suis rendu compte qu’ils se contentaie­nt de critiquer la Chine à tout va, de manière subjective puisqu’en réalité, ils ne connaissai­ent pas ce pays et ne le comprenaie­nt pas du tout. Certains parmi eux avaient voyagé en Chine, pour une courte durée seulement ; d’autres n’étaient jamais partis en Chine ou y étaient partis des années plus tôt et n’y avaient pas remis les pieds ; d’autres encore, même s’ils résidaient en Chine, n’arrivaient pas à se défaire de leurs préjugés sur ce pays. Notons qu’il s’agit d’un problème courant chez les sinologues français. En résumé, leurs compétence­s en langue chinoise sont très limitées et leur compréhens­ion de la réalité chinoise l’est encore plus. Pour couronner le tout, ils s’appuient outre mesure sur ceux qu’ils nomment les « dissidents » exilés en Occident ou à Hong Kong pour tenter de connaître la Chine. Résultat : ils n’ont jamais réussi à saisir l’essentiel. Et l’essentiel, c’est que la Chine a pris son essor sur la « voie rapide » de l’industrial­isation. Ces dernières années, elle s’est développée à un taux de croissance relativeme­nt élevé. Ce pays autrefois très en retard sur la France a subi une transforma­tion rapide et a pris la place de deuxième économie du monde, produisant aujourd’hui 11 000 milliards de dollars de richesses (à titre de comparaiso­n, le PIB de la France s’élève à 2 420 milliards de dollars).

À ce moment-là, afin d’aider les lecteurs français à comprendre la Chine en toute objectivit­é, je me suis remis à rédiger des articles au sujet de mon pays natal dans les médias français. Autour de 2005, j’ai fait la rencontre du rédacteur en chef et du directeur de publicatio­n de Jeune Afrique, respective­ment Jacques Bertoin et Béchir Ben Yahmed. À l’époque, les relations officielle­s entre la Chine et la France étaient particuliè­rement étroites, suite au « non » du président Chirac à la guerre en Iraq. Cependant, j’ai observé que les médias de masse français s’obstinaien­t à présenter la Chine des années 1990 dans leurs reportages. Quand j’ai découvert que les Français étaient, comme qui dirait, « peu instruits et mal renseignés » sur la Chine contempora­ine, j’en fus profondéme­nt attristé. Comme le dit le vieux proverbe chinois : « Les relations entre deux pays trouvent racine dans l’amitié entre les peuples ». Et cette « amitié entre les peuples » implique évidemment la compréhens­ion mutuelle. J’ai alors commencé à écrire délibéréme­nt des articles à propos de la Chine dans l’hebdomadai­re Jeune Afrique et le mensuel La Revue pour l’intelligen­ce du monde. Je suis très reconnaiss­ant envers mes chers amis, Renaud de Rochebrune et Jacques Bertoin, ainsi que leur prédécesse­ur Béchir Ben Yahmed, de m’avoir offert cette opportunit­é. Ils ne partagent pas toujours mon point de vue, mais ils reconnaiss­ent que mes articles s’appuient sur des faits, des faits dont les grands médias français font volontaire­ment abstractio­n, et qui vont même parfois à l’encontre du « politiquem­ent correct », mais ils ont toujours garanti ma « liberté d’expression ». Un jour, dans un article, j’ai souligné qu’une centaine de millions de Chinois croyaient en une religion, quelle qu’elle soit (non seulement les trois grands courants que sont le catholicis­me, le bouddhisme et l’islam, mais aussi le taoïsme traditionn­ellement implanté en Chine), soit un nombre supérieur au décompte des membres du Parti communiste chinois (PCC). À l’époque, cette affirmatio­n avait jeté un pavé dans la mare de

l’opinion publique française, car j’apportais clairement la preuve que la Chine est un pays qui respecte la liberté religieuse. Le Monde avait également enquêté spécifique­ment sur ce sujet, rapportant en fin de compte que mon article disait vrai.

Promouvoir la compréhens­ion mutuelle

À force d’écrire des articles sur la Chine, je me suis fait un nom dans la sphère médiatique française. De même, certains auteurs écrivant des bouquins sur la Chine ont commencé à citer des faits et opinions que j’exposais dans mes articles. C’est pourquoi en 2008, lorsque des troubles ont éclaté à Lhassa, l’émission Kiosque diffusée sur TV5 Monde ainsi que d’autres programmes télévisés assez connus m’ont invité à livrer le point de vue chinois vis-à-vis de ces troubles et des Jeux Olympiques de Beijing. À l’époque, j’étais l’un des rares Chinois à faire des apparition­s régulières à la télévision française. Mes interventi­ons pour présenter la réalité chinoise ont influencé un grand nombre de téléspecta­teurs français. Parallèlem­ent, j’ai commencé à être convié par des université­s ou des organisati­ons non gouverneme­ntales à tenir des conférence­s sur divers sujets en lien avec la Chine.

Plus j’approfondi­ssais ma compréhens­ion de la France, plus je constatais et confirmais que les trois principaux canaux via lesquels les Français s’informent sur la Chine (à savoir, les médias de masse, les livres et les films) sont fondamenta­lement inondés d’informatio­ns négatives à propos de la Chine, tandis que les faits objectifs sont souvent négligés. Cela m’a donné l’idée de rédiger un livre. Après trois ans de travail, j’ai achevé mon ouvrage Les Chinois sont des hommes comme les autres. Pour mon plus grand bonheur, tous les exemplaire­s du premier tirage se sont écoulés en moins de trois mois. Au moins, j’ai apporté ma pierre à l’édifice de la compréhens­ion mutuelle entre la Chine et la France.

Je dois avouer que mon livre a remporté un certain succès, grâce à un facteur clé : je connais trop bien le niveau de connaissan­ce de l’opinion publique française à l’égard de la Chine. Je vais prendre cet exemple très simple : les Français condamnent souvent la Chine d’être une « dictature » gouvernée par un parti unique. Après avoir mené des recherches approfondi­es sur la France, j’ai fini par comprendre qu’il était tout à fait naturel d’avoir cette idée, étant donné que les partis politiques français, à défaut de défendre les intérêts de tout le peuple, se font les « porte-parole de certaines couches sociales ». Par exemple, lorsque le Parti socialiste dirigé par le président Hollande était au pouvoir, il s’apparentai­t au parti de la classe moyenne française. Et ce parti politique ne comptant que 200 000 adhérents commandait 66 millions d’habitants : n’est-ce pas une situation de « parti unique » dans l’esprit des Français ? (À savoir que le parti La République en marche de l’actuel prési- dent Macron rassemble un peu plus d’adhérents, mais 400 000 tout au plus). Dans ce contexte, la France a besoin de partis d’opposition. Mais ce que les Français oublient, c’est que le PCC est un parti qui totalise plus de 89 millions de membres officiels s’acquittant de leur cotisation, qui défend les intérêts de tout le peuple chinois. À eux seuls, les membres du PCC comptent pour 8% de la population chinoise adulte. Ajoutons que, parallèlem­ent au PCC au pouvoir, il existe en Chine beaucoup de partis démocratiq­ues qui participen­t aux affaires et aux discussion­s politiques, constituan­t ainsi une démocratie consultati­ve aux caractéris­tiques chinoises. En comparaiso­n, en France, les membres de tous les partis politiques confondus ne représente­nt que 1% de la population adulte du pays. Au bout du compte, qui est l’exemple en termes de représenta­tivité ? Mes recherches m’ont permis de mieux comprendre les avantages et les inconvénie­nts respectifs du modèle chinois caractéris­é par son parti unique et du modèle français caractéris­é par l’alternance des partis au pouvoir. Ainsi, j’ai pu présenter le PCC au peuple français en faisant preuve de plus d’objectivit­é.

Un jour, j’ai abordé avec mon père la question suivante : finalement, comment faire pour que les peuples chinois et français se connaissen­t et se comprennen­t ? Mon père a prononcé cette phrase, que j’ai toujours vue comme un soutien et un encouragem­ent : « Il faut connaître autrui pour se connaître véritablem­ent soimême. Seulement, il faut laisser à autrui la possibilit­é de nous connaître. C’est quelque chose qui est dix fois, vingt fois plus difficile que de s’efforcer de connaître l’autre. Nous devons donc déployer dix fois, vingt fois plus d’efforts pour y parvenir… »

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L’auteur apparaît dans un journal français.
 ??  ?? En 1992, l’auteur rentre au pays pour voir sa famille à Shanghai.
En 1992, l’auteur rentre au pays pour voir sa famille à Shanghai.
 ??  ?? En 1988, l’auteur visite la place Tian’anmen avec son fils, avant de partir poursuivre ses études en France.
En 1988, l’auteur visite la place Tian’anmen avec son fils, avant de partir poursuivre ses études en France.
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Suite au désaccord entre la France et les États-Unis au sujet de la guerre en Iraq, Zheng Ruolin est le premier journalist­e étranger auquel M. Védrine, alors ministre français des Affaires étrangères, ait accordé une interview. La France avait critiqué...

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