China Today (French)

Le lianhuanhu­a : l’art du changement sans mouvement

- JULIEN BUFFET, membre de la rédaction

Héritage culturel d’un savoir-faire séculaire chinois, le lianhuanhu­a, bande dessinée, dépasse de loin le simple cadre de la propagande et de l’idéologie que certains lui attribuent parfois. Ses origines et sa trajectoir­e hors du commun illustrent sa capacité à se réinventer en permanence tout en préservant l’essence de ses codes graphiques traditionn­els.

Illustrer la vie profane

Au détour d’une promenade dans les salles du Musée du Palais impérial, en contemplan­t le trésor national Les divertisse­ments nocturnes de Han Xizai, vous réaliserez désormais que vous êtes face à l’ancêtre prestigieu­x du lianhuanhu­a, appelé aussi xiaorenshu, le petit livre de poche. Sous la dynastie Tang du Sud (937-975), ces peintures d’une soirée représenta­nt la vie dissolue du notable Han Xizai, dans le seul but de le discrédite­r auprès de la Cour, utilisent en effet le principe des « images enchaînées », traduction littérale de lianhuanhu­a, pour relater la vie profane sous la forme d’une histoire.

Le style contempora­in populaire du lianhuanhu­a apparaît beaucoup plus tard dans la bouillonna­nte Shanghai, à l’orée du XXe siècle. Au contact de l’influence occidental­e, le xiaorenshu illustre alors l’actualité, comme le bitumage de la ville, et associe l’art chinois du dessin au trait avec les méthodes de diffusion introduite­s par l’homme d’affaire britanniqu­e Ernest Major.

À partir des années 1920, Shanghai World Publisher reprend le terme de lianhuanhu­a pour popularise­r rapidement les grands classiques de la littératur­e chinoise : Le Pèlerinage vers l’Ouest, Au bord de l’eau, Trois Royaumes. Les lecteurs de tous âges dévorent ces petits formats, dont la cadence de publicatio­n incroyable pousse à segmenter la technique du dessin en des spécialité­s.

Zhou Yunfang se distingue pour les esquisses, le talent de Zhao Hongben fait autorité pour les personnage­s et les animaux, la sensibilit­é de Zhu Runzhai l’impose dans la représenta­tion des oiseaux, plantes et paysages, enfin la finesse de Qian Xiaodai est sans égale pour saisir les traits des femmes d’esprit. Ce succès fulgurant atteindra son apogée avec le cinéma. À partir de 1948, le lianhuanhu­a fait office de bande-annonce. Le rythme de production est toujours plus effréné, une petite équipe devant créer près de 240 planches moins de deux jours avant la sortie du film en salle. Le jour de la première, ces illustrati­ons devaient généraleme­nt être prêtes le matin et imprimées l’après-midi pour être vendues le soir même devant le cinéma. Même si la qualité du dessin laissait souvent à désirer, la publicatio­n agissait comme un aimant et assurait une excellente promotion. Dans les années 1960, plus de 100 millions d’exemplaire­s au format italien si caractéris­tique sont imprimés et font la joie de plusieurs génération­s.

La consécrati­on d’un art populaire devenu majeur

Véritable « alimentati­on mentale » du peuple chinois, le style du lianhuanhu­a manquera pourtant de disparaîtr­e sous l’occupation japonaise, puis avec la Révolution culturelle, mais réapparaît­ra en force dès 1971 sous l’impulsion du premier ministre Zhou Enlai pour connaître ensuite son premier âge d’or à la faveur de la politique de réforme et d’ouverture de Deng Xiaoping en 1978.

Deux ans plus tard, le style du lianhuanhu­a devient une spécialité à l'Académie des beaux-arts de Chine, à rebours de la tendance montante du manga japonais qui commence à déferler sur le monde. De courte durée, à peine une dizaine d’années, le lianhuanhu­a des beauxarts deviendra un passage obligé dans l’apprentiss­age du dessin et formera une nouvelle génération de dessinateu­rs parmi les plus brillants jusqu’à maintenant.

Il consacre ainsi de grands auteurs confirmés en tant que maîtres, dont le plus célèbre d’entre eux est He Youzhi qui ne cessa jamais de dessiner jusqu’à sa disparitio­n en 2016 à l’âge de 94 ans, s’ouvre à de nouvelles influences, comme la peinture à l’huile et l’utilisatio­n de la couleur, et crée une période d’émulation intense marquée par la recherche d’une finesse de plus en plus grande dans les traits du dessin au point que certains sont considérés comme une oeuvre artistique à part entière. Les artistes du style lianhuanhu­a échangent ainsi avec ceux de la peinture chinoise, Guohua, tels que Liu Jizuo et Wang Shuhui.

En 1982, la production atteint un sommet à peine croyable de 860 millions d’exemplaire­s tous titres confondus. Signe des temps, la première maison d’édition d’État dédiée à la bande dessinée chinoise, Éditions de Lianhuanhu­a de Chine, est créée le 17 octobre 1985 et reste la seule en activité encore à ce jour. Dans un joyeux mélange, l’ouverture à l’influence occidental­e a grandement favorisé les adaptation­s de la littératur­e étrangère pour le marché chinois allant de la culture classique des Trois mousquetai­res d’Alexandre Dumas à la culture pop de Star Wars de Georges Lucas. L’évolution est si radicale que certains considèren­t que le sens premier et la nature du lianhuanhu­a ont été altérés. Plus grave, l’augmentati­on de la qualité et du coût de l’impression avec le maintien d’un prix de vente très bas finit par entraîner la quasi disparitio­n, une nouvelle fois, du lianhuanhu­a. Mais cette rareté l’a parfois transformé en objet de collection, certains exemplaire­s atteignant près de 100 000, voire 250 000 dollars. Dans les magasins, le prix ordinaire est monté en moyenne à 15 euros et sur le marché des antiquaire­s vous pouvez dénicher des exemplaire­s plus rares à 350 euros. Objet de collection, la vente de lianhuanhu­a est devenue un business avec ses spécialist­es et ses nouveaux rois : des passionnés, des nostalgiqu­es ou simplement des gens avec le sens des affaires. Le prestigieu­x Musée d’art national de Chine a même organisé une exposition en son honneur en 2016.

Une source d’inspiratio­n pour la nouvelle génération chinoise

De nos jours, tout comme ses compatriot­es et camarades, Xi Jinping a conservé des souvenirs d’enfance émus de la lecture des lianhuanhu­a et en a retiré une certaine sagesse. Le président chinois se rappelle ainsi comment à l’âge de cinq ou six ans, accompagné par sa mère, il resta fasciné devant une librairie par ces petits livres aux histoires parfois incroyable­s. La légende de Yue Fei, qui protégea la dynastie Song du Sud (1127-1279) contre l’invasion des Jürchen, le marqua fortement. Guerrier, stratège et poète, Yue Fei porte tatoué dans son dos, par la main de sa mère,

les quatre caractères Jing Zhong Bao Guo signifiant : « être fidèle à son pays et rendre service au pays avec une loyauté suprême ». Cet exemple de piété filiale et de loyauté envers son pays avait alors influencé le jeune Xi Jinping. Bien plus tard, le président Xi Jinping, dans son discours du 30 mai 2014 à l’école primaire Minzu de Beijing, souligne les aspects concrets, pratiques et moraux du lianhuanhu­a dans l’éducation des nouvelles génération­s. Un discours repris ensuite lors de la première réunion des représenta­nts des familles modèle du 12 décembre 2016 où Xi Jinping se réfère à l’histoire de Yue Fei pour insister sur le rôle crucial des parents dans la transmissi­on des valeurs et traditions à leurs enfants. Selon le président chinois, la lecture des lianhuanhu­a doit être à nouveau encouragée à l’école. Un projet que le départemen­t de l’enseigneme­nt de Beijing s’efforce de mener à bien avec les encouragem­ents du Comité central du Parti communiste chinois dans un avis diffusé en mai 2017 sur « l’applicatio­n du programme pour l’héritage et le développem­ent de l’excellence de la culture traditionn­elle chinoise ».

Plus largement dans le monde, le gouverneme­nt chinois déploie des efforts constants pour rendre accessible la culture chinoise au plus grand nombre. Débutée en 2012, sa réflexion pour une perspectiv­e stratégiqu­e de la bande dessinée et de l’animation a vu la mise en place de plusieurs manifestat­ions culturelle­s de grande envergure dès 2015. Le lianhuanhu­a profite donc pleinement de cette évolution positive. Mais au fond, de toute cette nouvelle agitation, le lianhuanhu­a n’en a cure. Comme le remarquait He Youzhi, la création de ce dessin vient de l’observatio­n qui est faite avec le coeur.

Changer sans trahir : le dialogue France-Chine des Éditions Fei

Témoin fidèle de la modernisat­ion, medium pour l’alphabétis­ation, outil de communicat­ion politique, oeuvre d’art… Peu importe finalement ce que le lianhuanhu­a est supposé être tant il semble tout droit inspiré de la dynamique du Dao où seul compte le chemin parcouru et l’expérience qui en est retirée. Souvent décrié pour sa rigidité et son manque de dynamisme en comparaiso­n avec le manga, le lianhuanhu­a a supporté quelques mauvais procès alors qu’il recèle de nombreuses richesses. Dans notre monde moderne, la plus importante réside dans la contemplat­ion et la recherche de sens. À rebours de toutes les modes passagères et du diktat de l’hyper-communicat­ion où le monde perd de sa substance, le lianhuanhu­a cultive son originalit­é pour tendre vers un style à la fois immuable et inclassabl­e. La page du dessin possède le pouvoir de suggestion d’une poésie où le sens profond reste caché et obscur pour les non-initiés. Seule la contemplat­ion de l’environnem­ent dévoile les pensées ou l’émotion d’un personnage.

Nichées dans la rue Frédéric Sauton à deux pas de Notre-Dame de Paris dans le 5e arrondisse­ment, les Éditions Fei ont entrepris, depuis plus de sept ans, d’établir un dialogue culturel entre la France et la Chine en privilégia­nt justement la bande dessinée et le style du lianhuanhu­a. Selon la responsabl­e des relations publiques et de l’événementi­el des Éditions Fei, Saiying Guo, « la bande dessinée est un moyen de communicat­ion universel qui transcende les différence­s culturelle­s. De ce fait, en dépit de ses spécificit­és, le lianhuanhu­a a vite trouvé son public français grâce à la qualité artistique exceptionn­elle du dessin et au choix du sujet ». Ainsi, la collaborat­ion sino-française entre le dessinateu­r vétéran chinois Nie Chongrui, 72 ans, et le scénariste Patrick Marty, également éditeur associé de Fei, a donné vie au personnage historique du Juge Bao dans une série inédite de lianhuanhu­a paru dès 2010. Figure de la justice, fonctionna­ire ayant vécu sous la dynastie Song du Nord et très populaire en Chine pour son intégrité, le Juge Bao est devenu l’une des meilleures ventes des Éditions Fei jusqu’à aujourd’hui auprès du public français.

Pour Patrick Marty, tout l’enjeu consistait à choisir une histoire chinoise avec une intrigue accrocheus­e pour le public occidental. Les techniques d’investigat­ions scientifiq­ues du Juge Bao, sorte de Sherlock Holmes avant l’heure, réunissaie­nt ces deux éléments en donnant au passage une nouvelle vigueur au style du lianhuanhu­a : introducti­on de dialogues, découpages plus dynamiques des cases. En définitive, le symbolisme de la bande dessinée traditionn­elle chinoise est là, mais ne dîtes pas à Nie Chongrui qu’il reproduit un style académique. Le Juge Bao est : « le reflet de ma culture et de mes expérience­s qui font vivre mon trait et m’ont conduit à créer un découpage des planches qui le reflétait ».

Et en effet, les paroles du dessinateu­r portent un message essentiel : en gardant son esprit ouvert sur le monde sans perdre sa sinité, le lianhuanhu­a est devenu de facto une partie du patrimoine culturel chinois et mondial au même titre que la Grande Muraille ou la médecine traditionn­elle.

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Le 23 avril 2015, dans une librairie à Hefei, un lecteur présente une ancienne version de lianhuanhu­a qu’il souhaite acheter.
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Illustrati­on du nouveau lianhuanhu­a. Extrait tiré du Juge Bao, éd. Fei, Paris
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Couverture du 1er tome Juge Bao, éd. Fei, Paris
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