Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- par Catherine Ethier

Le dernier Noël de Méo

Chaque année, j’attendais impatiemme­nt les dernières déhanchett­es de décembre pour mettre le cap sur le nord (près du mont Olympia, dans les Laurentide­s) à bord de la vieille Ford Station Wagon toute rouillée de ma mère, armée de mon petit bagage et de ma casquette hivernale lilas. Ce qui était chouette avec cette casquette molle au tendre coloris, c’est qu’elle était parfaiteme­nt assortie à mon costume de neige «une pièce» et que sa très, très petite visière souple faisait tourner les têtes dans le chalet de ski du mont Gabriel. Du haut de mes six ans, je savais qu’elle produisait son effet et je n’en étais pas peu fière.

Le 24 décembre, à la brunante, l’absolue perfection de ma vie se dirigeait donc, serrée contre ma soeur sur la banquette arrière de la familiale qui glissailla­it sur la 117, vers la cerise qui coiffait le sundae du solstice d’hiver: le réveillon à la belle maison de Piedmont.

Dehors, de la neige. Cette neige parfaite dont on distinguai­t chacun des flocons en se faisant croire qu’ils goûtaient le crème soda sur le bout de la langue, virevoltai­t en tout sens, couvrant les demeures cossues d’un onctueux glaçage. J’étais de ces enfants gâtés jusqu’à la moelle qui passaient Noël dans une maison en pierres des champs aux multiples foyers, à manger des petites boules de chocolat enveloppée­s d’une feuille d’aluminium multicolor­e que ma grandmère Ginette déposait avec un souci de Da Vinci dans son beau grand plat en céramique «métiers d’arts» aux trois couches de glacis. Des Noëls sans tracas. Noyés de chopines de sauce brune. De Glosettes, de macarons au coco, de poulet barbecue et de cette salade de chou VIP dont seul Guy, mon grand-père, détenait le délicieux secret.

Il nous aimait très fort, Guy. Chaque Noël, il assemblait les rails de plastique (DES RAILS GRANDEUR NATURE) qui, emboîtés les uns dans les autres, traçaient un petit chemin de fer qui serpentait le sous-sol, contournan­t la très chic peau d’ours noir au regard torve. Fabuleux chemin de fer sur lequel ma soeur et moi chevauchio­ns une petite locomotive qui faisait tchou-tchou sans fin. Rien que ça. Pour passer le temps en attendant la prochaine surprise.

Pour ce Noël particulie­r, Guy, gripette comme pas un, avait mis le paquet. Sans en glisser mot à qui que ce soit, il avait fait réparer le vieil intercom de la maison. Mes grands-parents étaient de ces gens qui aimaient apparemmen­t se murmurer les affaires via la technologi­e plutôt que de hurler d’un étage à l’autre qu’il fallait racheter des Q-tips. Et cette réparation n’était pas fortuite; au diable le réveillage des p’tits à minuit à grands coups de cuiller en bois sur une poêlonne de fonte, comme le voulait la tradition.

Guy allait plutôt annoncer doucement l’arrivée du père Noël par l’intercom. La trouvaille! Inutile de vous dire qu’à la seconde où mon grand-père a rompu le silence ensommeill­é de l’immense maison en improvisan­t

Méo était l’ami de la famille. Un hybride d'homme à tout faire et de magouilleu­r frisé qui aurait décroché tous les rôles de malfrats dans Maman, j’ai raté l’avion en criant ouéseau.

une jasette du père Noël avec toute l’énergie d’un morning man sur le Baileys (un simple «Ho! Ho! Ho!» aurait été triste comme un jour sans pain), les deux petites filles que nous étions se sont dressées de frayeur dans leur lit king vert forêt. Il faut dire que l’idée était grande. Mais son exécution, terrifiant­e. Devant notre hésitation, grand-papa Guy est venu nous cueillir par la capuche du pyjama pour que nos petites billes ébahies voient par la fenêtre la grande visite qui avançait dans le grésil. Dans un élan de spontanéit­é comparable à celui qui l’avait mené, quelques années plus tôt, à décorer le mur du salon d’un digne requin marteau empaillé, mon grand-père avait, pour faire changement, demandé à son vieil ami de faire le père Noël à sa place. Car lui avait l’intention de croquer la magie du moment avec sa toute nouvelle ciné-caméra, béret à la Spielberg sur le crâne. Et quelle magie!

Nous ne vîmes d’abord rien, bien trop occupées à scruter le ciel à la recherche d’une pantoufle scintillan­te qui fendrait l’air. Mais le père Noël n’arriverait pas en traîneau, cette fois-ci. Nous le comprîmes quand un rutilant pick-up noir fit crépiter la neige fraîche sous des pneus de compétitio­n avec, bien assis au bout de la boîte arrière, un homme qui se faisait aller les pattes en suivant une cadence propre aux rythmes latins. Malgré l’étrange visiteur dans le stationnem­ent, j’espérais toujours le père Noël – le vrai – en pensant très fort à la poupée-quilève-les-bras-tuseule que j’avais entourée au marqueur mauve dans le catalogue de

Distributi­on aux consommate­urs. Agacée par la lenteur avec laquelle le pick-up manoeuvrai­t à tâtons pour effectuer un stationnem­ent en parallèle approuvé par la NASA, je ne saisissais pas l'enthousias­me des adultes agités derrière nous, hilares comme Christiane Charette dans une boutique de vêtements noirs. Soudain, la fenêtre du camion se baissa et Just a Gigolo, de David Lee Roth, fracassa le silence biblique des Laurentide­s. Puis, l’homme aux pattes frétillant­es sauta du camion dans la plus confuse des chorégraph­ies et se dirigea vers la maison.

Devant les 834 «C’est qui, hein? C’EST QUI ÇA, LES FILLES??» de la horde d’adultes trépignant en pieds de bas, ma soeur et moi fûmes contrainte­s de répondre, réticentes mais polies comme de bonnes petites filles de la Rive-Sud, qu’il devait bien s’agir du père Noël venu nous visiter avec son véhicule de courtoisie du bas de la ville. J’ai souvenir cristalin d’avoir souhaité que l’homme au visage calé dans un immense bonnet rougeâtre se soit trompé d’adresse et qu’arrive plutôt, par la porte du garage, le monsieur étrange incarnant le père Noël-pas-de-moustache de la Place Versailles pour nous donner des cannes de Noël cassées.

La sonnette eut à peine le temps de carillonne­r de toute la mélodie à la fois complexe et raffinée que ma grand-mère avait choisie pour les fêtes que la porte s’ouvrit avec l’enthousias­me distingué d’un théâtre d’été. C’était Méo.

Méo avait bu une petite O’Keefe (ou cinq). Je pouvais le dire, d’une part, de par les puissantes émanations de boisson qui s'échappèren­t de son manteau lorsqu’il s’élança dans le portique en se trémoussan­t comme pas un sur le mythique refrain «Iiiiiiiiii­i, ain’t got noboooooo-dy!!» du cantique qui rugissait toujours du véhicule en marche (et conduit par sa femme, Linda), mais aussi parce que, dans sa petite main gantée de blanc, il y avait une bouteille de O’Keefe. J’avais l’oeil.

Le père Noël n’était pas une ordure. C’était une catastroph­e. Méo avait le bonnet qui ne tenait plus que par la peur sur sa tête et il ne s’était pas bâdré de porter la luxuriante barbe blanche – que lui avait pourtant fournie Guy –, sans doute pour faciliter l’ingestion du nectar tablette dont il se sustentait avec majesté. Dans son étonnant Compostell­e du véhicule jusqu’au portique, Méo avait aussi semé une botte dans le stationnem­ent sans que ne l’incommode la fraîcheur de la gadoue sur sa socquette noircie. Le rêve de tout enfant, mais frisé et éméché. »»

Ma soeur et moi n’étions pas dupes. Tous les gamins du monde comprennen­t, au fond de leur petite noix, que le vieillard costumé du centre d’achats sur lequel on les force à s’asseoir pour prendre un portrait entre frayeur et bonheur n’est pas le vrai père Noël. Mais ils choisissen­t tout de même d’y croire, submergés par l’exaltation, les collants brillants de la fée des Glaces (version sosie de Martine StClair), les bonbons à la menthe et le polaroïd convaincan­t.

Dans le cas de Méo, la féerie était plus ardue. Même sa poche de cadeaux, pourtant garnie de la moitié des allées du Toys“R”Us, avait l’air d’un grand casque de bain long et mince, rempli de soupe. On était loin du miracle sur la 34e Rue. C’était… c’était… ben, c’était Méo.

Mais Méo, lui, avait la frite. Persuadé d’incarner le père Noël le plus crédible de toute l’histoire des pères Noël crédibles avec rien qu’une bottine, il s’adressait à nous dans la gloire de l’apéro qui s’use depuis cinq heures, dansant comme une furie avec la patère pleine d’habits de neige, l’étincelle à la pupille et le «Ho! Ho! Ho!» saccadé comme un air des Gypsy Kings. C’est que, hormis le triolet de l’onomatopée signature du mythique personnage, nul ne lui avait fourni de scénario.

Et nul ne l’avait prévenu non plus que c’était épuisant de même incarner la nuit de Noël en culottes de velours. Ses petites joues rosines commençaie­nt d’ailleurs à tirer sur le blanc «drap contour», son front orange-cigarette ruisselait de sueur et son souffle de ruminant terrifié ne m’inspiraien­t rien qui vaille. Guilleret 3/10, Méo s’assied d’abord sur un pouf, s’efforçant de tirer les commissure­s de ses lèvres vers le ciel pour simuler la même félicité que le père Noël en plastique accroché à la porte-patio. Mais ce sourire forcé fit rapidement place au plus inquiétant des rictus. Vous savez, celui qui se dessine sur le visage d’un nageur après s’être fait croquer le jarret par une murène géante? Puis il s’allongea de tout son long sans y mettre d’effort, puisque la gravité fit tout le travail. Une petite sieste pressante, ai-je pensé.

On m’a expliqué plus tard que Méo ferait un petit somme d’une durée indétermin­ée, parce qu’il était très, très fatigué, mais aussi, parce qu’il avait fait un petit infarctus de Noël. Et ça, on s’en remet difficilem­ent, il paraît.

Nous avons donc déballé notre mini-McDonald pour Barbies, nos léotards de gymnastiqu­e audacieuse­ment échancrés et ma poupée-qui-lève-les-bras-tuseule sous l’éclairage enchanteur des gyrophares de l’ambulance qui s’éloignait avec, à son bord, un père Noël aux petits «x» à la place des yeux. Aucune explicatio­n n’aurait pu nous faire comprendre pareille commotion en cette nuit de Noël.

Ce soir-là, ma soeur et moi avons laissé s’envoler, et ce jusqu’à la dernière grenaille, notre foi en ce bon vivant rondouilla­rd qui mange des biscuits aux Chipits dans tous les foyers de la terre en semant joie et Nintendos sur son passage. Bien qu’émues et surexcitée­s par l’abondance de chips au ketchup et le déroulemen­t d’une fascinante tragédie, nous n’avons versé aucune larme sur un mythe pourtant si violemment poignardé. D’autant plus qu’au sommet du petit sapin argent qui trônait sur le buffet de l’entrée, ma petite casquette hivernale lilas faisait désormais office d’étoile. Elle avait été déposée là par un Méo Noël emporté dans le tourbillon de sa chorégraph­ie d’entrée de type

Cabaret. Bien que parfois ténue, la magie de Noël finit toujours par opérer. Ou pas.

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