Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- Par Simon Boulerice

Si ça le rend heureux...

C’est mon mari qui s’est mis dans la tête qu’il avait du talent. Il a fait ça tout seul. Il est comme ça, Germain. Il voit quelque chose à l’écran, il lit un truc dans un journal et, aussitôt, il veut l’appliquer à sa vie. Généraleme­nt, ça fonctionne. À TVA, l’été dernier, on a parlé de jardins. Germain s’est documenté et en a créé un tout à fait respectabl­e dans notre cour arrière. L’automne passé, un voisin lui a parlé de compost. Mon mari s’est dit que c’était le moment de nous y mettre, nous aussi. Il s’est chargé de tout et a veillé à la bonne marche de l’entreprise. Encore plus récemment, dans Le Journal de

Montréal, un journalist­e rapportait qu’un homme d’Edmonton avait amassé suffisamme­nt d’argent Canadian Tire pour s’acheter un tracteur. Plus de 1000 $ en coupures de 10 et 25 sous! Germain a aimé l’idée et a eu envie de la reproduire, à plus petite échelle. Il a compté ses avoirs: près de huit dollars Canadian Tire. Il a fait une cueillette auprès de tous ses frères, ses beaux-frères, ses amis et ses collègues de travail – Germain est bien entouré. Il a réussi à récolter assez d’argent pour s’acheter un ventilateu­r sur pied. Il l’a posé dans la chambre d’amis, là où personne ne peut en bénéficier, puisque les invités ne restent presque jamais pour la nuit. J’ai trouvé ce projet un peu ridicule – Germain a perdu un temps fou à tournoyer à gauche et à droite pour amasser la risible cagnotte – mais je l’ai trouvé touchant dans son empresseme­nt à obtenir quelque chose de gratuit. Je tiens bien les rabais des circulaire­s en haute estime, moi! Je ne vois pas pourquoi mon mari ne pourrait pas, lui aussi, s’enorgueill­ir d’avoir eu droit à une gracieuset­é.

Je ne sais pas où il a pris l’idée de faire son propre vin. Peut-être un reportage aux nouvelles? Germain a décidé d’économiser, là aussi. Il a calculé l’argent qu’on dépense chaque mois à la SAQ (ou encore plus fréquemmen­t à l’Espace cellier de notre épicerie), et il a cru pertinent de se mettre à la vinificati­on. «Pourquoi acheter ce que je pourrais faire moimême?» Il s’est donc équipé en grand. Pour loger son artillerie, j’aurais apprécié qu’il se contente du sous-sol, mais il semblerait que la fraîcheur qui y règne n’est pas bonne pour la concoction du vin. Germain a donc posé ses barils et ses tuyaux dans la chambre d’amis, à côté du ventilateu­r éteint.

La semaine dernière, pour accompagne­r ma lasagne, on a goûté au résultat de son labeur. Je ne suis pas prête à dire que c’était infect, mais le goût ne m’a pas convaincue. J’observais mon mari du coin de l’oeil pour voir si lui, il était charmé. Il semblait satisfait. Presque fier même. Qui aurais-je été pour lui révéler la fadeur de son cru? Et puis, je trouvais mon Germain tellement guilleret que j’ai souri en disant qu’il avait décidément tous les talents. Cette fois, c’était faux.

Germain a toujours considéré que tous les vins se valent. Ses papilles n’ont aucune finesse. Il ne distingue pas la piquette d’un bon bordeaux. Ce n’est pas moi qui vais le lui reprocher: je ne suis guère mieux que lui, j’ai moi aussi le goût dérangé. Je ne dirais pas que tous les vins s’équivalent, mais je serais malhonnête de croire que mon palais est raffiné. Tout de même, mes papilles ont remarqué que ce vin maison n’était pas inspirant. Je me suis bien gardée de le lui dire. Dirait-on à un enfant que son dessin est hideux?

Mes amies le reconnaiss­ent: Germain est une perle. J’aime son calme absolu quand le siège téléphériq­ue stoppe sans préavis au mitan du remonte-pente. Il enfouit ma tête dans son cou pour que j’oublie mon vertige. J’aime sentir sa main sur mon front quand je lui demande si je suis fiévreuse. On dirait qu’elle peut évaluer avec précision si ma températur­e excède le réglementa­ire 37,5. Voilà maintenant 29 ans que j’aime tenir sa main-thermomètr­e. Ses doigts qui se faufilent entre les miens, chaque fois, sont rassurants. Personne ne peut m’apaiser comme Germain.

Quand je me suis brûlé les deux mains sur un rond de poêle en 1996, il ne m’a pas culpabilis­ée. Il a simplement préparé les repas du petit et les nôtres pendant un mois. C’est lui qui a accompli toutes les tâches domestique­s nécessaire­s, lui qui m’a habillée, lui qui m’a coiffée, lui qui m’a nourrie. Il a pris soin de moi sans poser de questions. Il n’a même pas ri quand je lui ai expliqué que je m’étais mise à danser dans la maison, alors que jouait à la radio une chanson me mettant le diable au corps. Au beau milieu d’une arabesque totalement improvisée et approximat­ive, exécutée pour raviver le souvenir des cours de ballet de mon enfance, j’ai voulu me tenir à une barre ou à une surface dure. Le comptoir étant surchargé de vaisselle sale, j’ai plaqué mes mains sur le four, sans penser que j’avais fermé un des ronds deux minutes plus tôt. Mes paumes ont brûlé vives. Mon mari a su gérer la situation de crise avec doigté. Il a été mes mains le temps d’une saison.

Récemment, j’ai vu un clip circuler sur YouTube dans lequel Beyoncé, chantant son succès «Halo», se coince les cheveux dans un ventilateu­r. Alors qu’elle persiste à pousser ses notes en dents de scie, on retire des pales les mèches de sa généreuse tignasse. Pendant la délicate manoeuvre, la star demeure imperturba­ble. Une vraie profession­nelle. Voire un vrai robot. Germain est un peu comme Beyoncé. S’il advenait à sa courte chevelure de s’entortille­r dans la cage d’un ventilateu­r – celui obtenu gratuiteme­nt au Canadian Tire, par exemple – , son flegme serait intact, j’en suis sûre. Germain est le contrôle incarné.

Il n’y a peut-être qu’une sphère de sa vie où son contrôle flanche: celle qui concerne Antoine. À l’approche des fêtes, Germain peine à masquer son euphorie d’enfant. Il a toujours hâte que notre fils, faisant une pause dans sa folle vie montréalai­se, rentre à la maison pour passer la semaine. Il a toujours les yeux humides quand nous reformons le trio qu’il désire. Son équilibre est respecté quand Antoine est ici, près de nous. Et depuis qu’Amélie est entrée dans la vie de notre fils, son bonheur frôle l’exubérance.

Notre Antoine se marie en août avec son Amélie. Le 12... la date semble irradier sur son calendrier. Un mois pile après notre 29e anniversai­re de mariage, à Germain et moi. Le mariage se fera ici, à Baie-Comeau. Germain, magnanime comme toujours, a tenu à faire faire des économies à notre fils. Il s’est proposé pour offrir le vin à tous les invités. Sur le coup, j’ai frissonné.

Je savais trop bien ce qu’il manigançai­t; il ne comptait pas l’acheter, mais bien le fabriquer.

Je n’ai pas paniqué. Dès son adolescenc­e, par dégoût de l’étourderie et de l’engourdiss­ement, Antoine a choisi de ne pas boire. Amélie non plus, mais elle, plus par intoléranc­e à l’alcool. Les seuls que pourrait agacer le vin aigre de mon mari sont les convives. Et ils seront peu de chose, ce jour-là.

Germain servirait du vin bouchonné que ce serait bien ainsi.

J’ai compris depuis longtemps que l’harmonie au sein d’un couple repose sur l’équilibre et la réciprocit­é. Germain a des projets fous? Je l’encourage. J’ai des craintes infondées? Germain les tempère. Voilà le succès de notre amour.

Je monte voir mon mari oeuvrer dans la chambre d’amis. Je m’accote contre le cadre de porte et admire la beauté de mon Germain. Il est accroupi à la hauteur de ses barils, en position de grenouille. Il a encore la vigueur de ses 20 ans.

- Ça avance?

- Oui: c’est ma 37e bouteille.

- Déjà! Pis tu veux en faire combien?

- J’ai calculé qu’avec 50 bouteilles, on était en business. Pis si y en a trop, y sera pas perdu. On le boira tous les deux. Ou Antoine et Amélie en donneront à leurs amis.

- Pas fou.

Il est beau, mon Germain. Il a les bras forts et le sourire juvénile. Une tache de vin réveille la blancheur de son t-shirt Hard Rock Café.

- On va faire quoi pour la caisse d’air climatisé, dans’ chambre?

- ’Est morte finalement. Je vais passer au Canadian Tire après le souper. Inquiète-toi pas, tu vas dormir à’ fraîche, cette nuit.

- Je suis pas inquiète.

- Heille, Jocelyne, sais-tu ce que j’ai lu dans le journal, à matin?

- Non, quoi?

- La chanteuse Melissa Etheridge aussi s’est lancée dans la production de vin. Mais le sien est à base de cannabis.

- Cibole, dis-moi pas que ça te donne des idées!

- Non, non. Mais je trouve ça le fun. La grenouille s’étire. Ses cuisses doivent fatiguer. J’embrasse mon homme. Son haleine est avinée, et ça me va. Son projet est farfelu, et ça me va. Son vin est désagréabl­e, et ça me va. J’ai décidé de ne pas être la femme qui soupire derrière son époux en disant, avec une pointe de mépris: «Pffff, c’est sa dernière lubie.» J’aurais pu, mais je ne veux pas être ça. Je regarde la façon d’agir de mes deux hautaines de soeurs avec leur mari, et je n’aime pas ça. Germain peut bien faire ce qu’il veut.

Si ça le rend heureux, ça me rend heureuse. (Mon père me disait toujours ça: «Jocelyne, si ça te rend heureuse, ça me rend heureux.»)

Le 12 août, le vin tournera peut-être dans nos bouches, mais l’enivrement embarquera tout de même. Nous aurons irrémédiab­lement le coeur à la fête.

Germain désigne notre chambre à coucher. - Ça te tente-tu?

Il me propose une sexualité de fin d’aprèsmidi. Les courses sont faites. Le lavage aussi. Le souper est dans la mijoteuse. Comment dire non à ça?

- Oui, mais sans mon air climatisé, m’a avoir ben trop chaud.

- On a juste à prendre ça, dit-il en désignant le ventilateu­r.

Germain déménage la gracieuset­é du Canadian Tire devant notre lit. Il se déshabille avec célérité et s’occupe de dégrafer mon soutien-gorge. Je révèle mes rondeurs. Ma diététicie­nne a beau me dire que je ne mérite pas ce tour de taille généreux, mon mari, lui, m’aime ainsi.

- Tu veux une coupe de vin? Faut fêter: demain, c’est nos noces de velours.

- De velours? C’est ça, 29 ans? T’as su ça comment?

- Wikipédia, ma chérie. Le pouvoir infini des internets. Faque? Du vin?

- J’aurais trop peur d’en échapper dins draps. - Y sont rouge vin, nounoune.

- C’est vrai. Enweille, je vais prendre une coupe.

Nous trinquons. Nous buvons. Il est pas pire pantoute, ce vin.

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