Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- Par Geneviève Lefebvre

Abrazo

– Madame Tessier?

Déjà, Delphine regrette d’avoir répondu. Damnée politesse dont elle n’arrive pas à se défaire malgré de subites montées de rage depuis quelque temps. Trois mois et quatre jours, pour être précis.

– Oui?

– C’est Jorge, du studio Abrazo tango. Vous n’êtes pas venue à votre premier cours hier soir.

La voix est chaude, sans reproches, presque parfumée. Une invitation à s’y plonger pour ne plus en sortir. Une bourrasque de neige la fouette au visage dès qu’elle pousse la lourde porte vitrée de la bibliothèq­ue, la ramenant à une réalité faite de slush abrasive, de travailleu­rs impatients et de solitude multipliée par mille. – Je suis inscrite à un cours de tango?! – Avec votre mari, oui. La mémoire lui revient d’un coup; le départ d’Emma en stage d’anglais à Calgary, la maison plus calme, la réorganisa­tion au travail qui lui permettait de prendre trois jours de congé par semaine, le vague désir de retrouver Louis en tête à tête pour vérifier qu’ils «existaient» toujours et, sur le babillard de l’école où elle était bibliothéc­aire, cette affiche qui l’avait clouée sur place. Un homme, une femme, face à face. Elle, longue et fine dans sa robe virevoltan­te, la bouche rouge baiser et le mollet galbé par des talons hauts, lui, viril et langoureux, la main posée au creux des reins de sa partenaire dans une étreinte qui susciterai­t toutes les passions, tous les abandons.

Jorge Montorenao y Maria Puentes, Abrazo tango.

Delphine avait payé l’inscriptio­n, glissé une note romantique dans une enveloppe de beau papier grège et elle s’apprêtait à offrir son cadeau de séduction dansée à Louis quand il lui avait annoncé qu’il partait. Avec une autre.

Son mari si prudent, si économe, qui réglait chaque mois le solde de sa carte de crédit et demandait une garantie prolongée pour le moindre appareil électrique, ne pouvait pas tout quitter sur une impulsion déraisonna­ble. L’hypothèque sur le chalet était remboursée, les filles s’émancipaie­nt... Cette nouvelle période de leur vie devait être celle des récoltes. Et voilà que d’un craquement d’allumette, son mari prévisible mettait le feu au champ. Ça devait être une tumeur au cerveau. Ou des seins frais. – C’est Jessika?

Bien sûr que c’était Jessika, se disait-elle, la recrue du cabinet de Louis. À la réception de Noël, Delphine l’avait tout de suite repérée; une milléniale ambitieuse qui levait des yeux de biche éperdue sur le grand juriste qui venait de l’engager. «Elle me fait penser à toi», lui avait dit Louis. Une beauté naturelle...

De vingt ans de moins que moi, s’était retenue de dire Delphine.

Elle avait ensuite fait semblant d’être émue qu’il lui répète pour la millième fois qu’elle n’avait rien à craindre. Pas une femme n’avait autant d’élégance et de classe que Delphine, elle était sa belle d’Ivory, si parfaite au saut du lit qu’aucun artifice n’était nécessaire.

Ce compliment qui lui avait tant fait plaisir aux premiers jours de leur amour était devenu un automatism­e et une prison dont elle ne cherchait pas à s’évader; visage nu, allure classique, coupe au carré dont elle ne dérogeait jamais. Ses cheveux d’égérie scandinave s’étaient à peine éclaircis de quelques fils blancs avec les ans. Parfois, les grands soirs, elle portait un gloss qui mettait en valeur sa bouche et son teint lumineux.

Et puis, la bombe avait explosé; Louis partait parce qu’il était tombé amoureux d’Anne.

Anne qu’ils avaient rencontrée chez leurs amis du chalet, la seule qui était arrivée sans un époux au bras, pieds nus dans ses Converse, les cheveux trop longs, habillée comme un garçon et l’oeil étiré de noir, façon Amy Winehouse, malgré les fines rides qui formaient un delta sur ses tempes. Alors que les autres buvaient du vin, Anne s’était dirigée vers le quai, toute menue dans son maillot de sport délavé, et elle avait plongé sans éclaboussu­res pour nager jusqu’à l’autre rive. Personne ne traversait le lac Agathe. On nageait jusqu’au ponton, on prenait une pause, et l’on revenait pour l’apéro. C’était la norme, et tous les riverains s’y soumettaie­nt. Delphine se souvient qu’elle en avait été vaguement irritée. Quelle sorte de femme sautait à l’eau maquillée comme une junkie pour traverser un lac immense? Cette Anne ne pouvait pas s’arrêter au ponton, comme tout le monde?

Il fallait croire que non, parce que Louis la quittait. Pour une femme qui avait trois ans de plus que lui, qui ne possédait pas de chalet et qui n’avait même pas de seins.

– Qu’est-ce que tu lui trouves? Delphine n’avait pas dit «de plus que moi». C’était implicite.

– Elle est vibrante.

Vibrante. Le mot lui fait encore mal quand elle y pense, une lame acérée en plein coeur.

Pendant quelques semaines, Delphine a été convaincue que c’était une lubie. Louis allait revenir. Il fallait qu’il revienne: elle ne savait pas qui elle était ni quoi faire de sa vie sans lui. Et puis, on ne quitte pas 23 ans de mariage et une hypothèque remboursée pour une fille inconnue, aussi vibrante soit-elle. Mais Paul, leur ami notaire, avait téléphoné à Delphine et, d’une voix gênée, il lui avait annoncé que Louis venait de renoncer à sa part de la maison et du chalet. Il lui laissait tout.

Delphine avait alors compris qu’il ne reviendrai­t pas.

S’il était parti pour une Jessika aux yeux de biche, Delphine aurait eu la compassion de toutes les femmes de son entourage. Elles se seraient empressées de lui dire que «c’est un classique, que tous les hommes sont pareils, qu’ils voient leur propre déchéance dans le corps vieillissa­nt de leur épouse et que, comme ils n’ont aucune maturité, ils s’empressent de fuir avec un petit cul ferme. Voire que ça va durer, cette histoire-là!» Elles auraient bu trop de chardonnay, bitché contre ces jeunes femmes sans scrupules et ces hommes sans loyauté, et, en douce, parce qu’il est tout de même inconvenan­t de ne pas s’assumer, elles auraient échangé les bonnes adresses où se faire injecter un petit boost de jeunesse «sans que ça se voit, je te le jure, ça reste très naturel». – Madame Tessier?

Le cours de tango. Merde.

– Je suis là.

– Si vous venez plus tôt, vendredi, je pourrais vous donner un cours de rattrapage, parce que sinon vous aurez du mal avec les pas et les figures.

– Mon mari est mort.

Au bout de la ligne, le silence de Jorge suinte la consternat­ion. Delphine a presque pitié de lui, tant elle entend son malaise d’avoir parlé

de danse à une veuve toute fraîche. Mais c’est plus fort qu’elle, la honte est trop cuisante et son désir de conserver un semblant de fierté, trop fou. Vraiment, c’est un soulagemen­t de prétendre que Louis est mort.

Dans l’indigo de la nuit qui tombe, la vitre de la bibliothèq­ue lui renvoie l’image d’une femme lisse et blonde engoncée dans un manteau de lainage beige. À la boutique, elle avait eu un coup de coeur pour une redingote rouge vif, mais elle s’était dit que ce beige était plus classique, plus versatile. Avec son teint de femme triste, ce lainage lui donne l’air d’une réfugiée de guerre dans un film polonais.

– Je suis vraiment désolé, ça doit être terrible. Oui, vraiment terrible, pense-t-elle. En même temps, d’avoir dit que Louis est mort, ça va déjà mieux. Elle n’est pas obligée d’expliquer une nouvelle fois qu’elle est l’heureuse bénéficiai­re d’un mari qui a défié tous les clichés.

– Vous voulez que je vous rembourse? Ça me ferait plaisir.

Pour une raison qui lui échappe, l’idée d’être remboursée pour un cadeau destiné à raviver la flamme de leur couple la remplit de tristesse.

– Oui, sans doute. De toute façon, j’imagine que ça ne se danse pas sans partenaire, le tango.

– Je pourrais vous transférer à un cours de danse sans partenaire. Nous avons le flamenco, les claquettes et la danse folkloriqu­e.

Folkloriqu­e. C’est pire que vibrante. Sous les flocons qui se font plus légers, Delphine laisse échapper un léger rire. Non, vraiment, il y a des limites à l’humiliatio­n.

– Vous riez?

– Oui. C’est rien, ne vous en faites pas, ça m’a échappé.

– On a des cours de danse africaine aussi. Avec des djembés. Vous voulez essayer? Ça défoule.

– Non, merci. Vous êtes gentil, mais c’est vraiment le tango que je voulais danser.

– Alors venez, je vous trouverai quelqu’un. À travers le bruit feutré de la ville, elle entend la chaleur de sa voix, a l’impression d’être accueillie dans toute la plénitude de sa peine.

À travers le bruit feutré de la ville, elle entend la chaleur de sa voix, a l’impression d’être accueillie dans toute la plénitude de sa peine.

– Si je ne trouve personne, vous danserez avec moi. Ça vous va?

L’espace d’un instant, Delphine se dit que c’est ridicule, qu’elle sera ridicule. Elle si gauche, si raide, avec Jorge Montorenao qui doit danser comme un dieu.

Vibrante.

– Il faut s’habiller comment?

– Allez chez Rossetti, rue Saint-Denis. Ditesleur que vous venez de ma part, ils s’occuperont de vous.

Le vendredi suivant, Delphine ouvre la porte du studio de danse, le corps moulé dans une robe fluide, le regard ourlé de noir et la bouche rouge baiser comme celle de la danseuse sur l’affiche, à la fois gênée du style inhabituel de sa tenue et heureuse de l’armure derrière laquelle elle peut abriter sa vulnérabil­ité. D’une main tendue, Jorge l’invite à le rejoindre.

– Aujourd’hui, nous allons placer l’abrazo, la position de départ pour toutes les figures du tango.

Dans le silence du studio, le son du claquement timide de ses talons sur le parquet de bois remplit Delphine d’une émotion indescript­ible. Une force qu’elle n’a pas ressentie depuis l’expulsion de ses deux filles de son ventre.

Elle s’apprête à rencontrer une part d’ellemême qui lui est encore inconnue, et sa curiosité est immense.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada