Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

Le jardin de Madame Beltrano

- par Mylène Gilbert-Dumas

Chaque printemps, quand la nature se réveille, que l’ail et l’oseille sortent de terre souvent entre deux plaques de neige, je prends une feuille quadrillée et je trace le plan de mon jardin. Ce geste qui relève du rituel s’ancre toujours dans les souvenirs, car un jardinier qui se respecte ne cultive jamais deux années de suite les mêmes légumes aux mêmes endroits. Dans mon cas, il arrive parfois que l’étape de la planificat­ion, au lieu de me ramener au jardin de l’an d’avant, me fasse remonter à ce premier jardin qui n’était pas le mien ni même celui de ma famille, mais qui constitue, plus que tout autre, un jalon dans l’album de photos diffuses que j’imagine être ma vie.

Dans le quartier de mon enfance, un damier d’édifices à logements en brique, une famille avait reproduit un coin de son Italie natale. On réservait déjà à cette époque l’arrière des bâtiments aux voitures, ce qui condamnait les enfants d’ouvriers à jouer dans la rue. Les enfants de la famille Beltrano, eux, possédaien­t une vraie cour.

Leur maison s’élevait en périphérie, sur le coin d’une rue qui deviendrai­t plus tard un boulevard. À gauche, sur le squelette d’un ancien abri d’auto, montaient entrelacés une trentaine de pieds de vigne. L’automne venu, Mme Beltrano recrutait les enfants oisifs que nous étions et, à son affaire, elle échangeait deux heures de cueillette contre un repas de spaghetti arrosé de vin — un verre qu’on buvait à petites gorgées après avoir promis de garder le secret. Tout le monde y gagnait, nous les premiers.

Derrière la maison se trouvait un carré de pelouse où les garçons se retrouvaie­nt pour jouer au ballon. Au bout de la pelouse, un pin gigantesqu­e semblait marquer le fond du terrain. Ce n’était qu’un leurre, car un étroit sentier en contournai­t les branches les plus basses et menait au trésor familial: un jardin potager qu’on aurait dit tout droit importé d’Italie. D’une superficie au moins aussi grande que la maison, la pelouse et la vigne réunies, il s’arrêtait à la limite de ce que nous appelions la «forêt», sorte de terrain vague où l’on cueillait, au gré des saisons, fraises, framboises et mûres sauvages. Une haute clôture gardait à distance voleurs, chevreuils et autres bêtes affamées qui remontaien­t de temps en temps de ladite «forêt».

Tous les jardiniers ont un modèle, le jardin d’un ami ou d’un parent, qu’ils veulent reproduire ou surpasser. Le mien, c’est celui de Mme Beltrano, où je comptais par dizaines les plants de tomates, d’aubergines, de piments et de poivrons — que je ne savais pas encore différenci­er. Ces rois et reines de la cuisine italienne étaient bordés de rangs de carottes, d’oignons et d’ail, et sans doute d’autres légumes dont je garde un souvenir flou tant le centre, avec ses plants vertigineu­x, me fascinait.

L’existence d’une cour aussi grande dans ce quartier de misère faisait dire à ma mère que les

Beltrano étaient riches. Ça et le fait qu’ils possédaien­t une vraie maison, alors que nous nous entassions dans un appartemen­t, à deux enfants par chambre. Pour en rajouter, seul M. Beltrano partait au boulot tous les matins, son sac à lunch sous le bras.

— Si sa femme ne travaille pas, disait encore ma mère, c’est qu’il doit faire un gros salaire.

Personnell­ement, je n’aurais jamais osé affirmer que Mme Beltrano ne travaillai­t pas. Mais dans ce milieu ouvrier où tous luttaient pour joindre les deux bouts, le jardinage était considéré comme un passe-temps de riches. Et que faisait Mme Beltrano à longueur de journée? Elle s’occupait de son jardin.

J’avais huit ou neuf ans quand, par un matin d’août, elle m’a demandé pour la première fois de l’aider pour la récolte. À mon arrivée, elle m’a tendu un grand bol de plastique en m’enjoignant de ne choisir que les tomates bien mûres. Elle a dû m’expliquer comment m’y prendre car, petite fille de la ville, je n’avais jamais de ma vie cueilli autre chose que des marguerite­s et des pissenlits.

Quand je lui ai posé la question, elle a ri et m’a montré sa réserve. J’ai compris à ce momentlà que l’après-midi, quand elle me renvoyait chez moi, elle s’installait dans sa cuisine et préparait une grande quantité de sauce à spaghetti qu’elle mettait ensuite en conserve pour l’hiver.

Les matins où je revenais du jardin avec un bol plein de piments, elle me tendait une aiguille et de la ficelle et, pendant l’heure qui suivait, nous enfilions les fruits l’un sur l’autre. Ils finissaien­t suspendus au mur pour sécher à côté de l’ail. À la première neige, Mme Beltrano rangeait ces décoration­s organiques pour les remplacer par des guirlandes de Noël.

À la fin de ma cinquième année, nous avons déménagé. Mes parents avaient trouvé une maison dans un autre quartier. Une maison avec une cour où, pendant un temps, j’ai cultivé l’espoir que ma mère se mette au jardinage. En vain. La pelouse était là pour rester, et il m’était permis d’aller y lire pourvu que je ne dérange pas les voisins.

Le temps suivant son cours, j’ai passé vingt ans loin de ma ville natale. La vie m’emportait d’un travail à un autre. D’une maison à une autre aussi. Mais toujours, dans mon coeur, je chérissais le souvenir de ce jardin potager où j’avais appris tant de choses et qui était devenu, à force d’en rêver, un objectif de vie. Un bon matin, je le savais, je reproduira­is moi aussi ce coin d’Italie. Et en effet, au fil des ans, j’ai reconstitu­é ce potager idyllique, avec davantage de variétés, il est vrai, mais dans le même esprit et avec la même intention. C’est du moins ce que je croyais.

Un jour, à l’aube de la quarantain­e, je me suis retrouvée par hasard à deux pas du quartier de mon enfance. Sautant sur l’occasion, j’ai sillonné ses rues, fascinée de voir que rien, dans ce damier de briques et de stationnem­ents, n’avait

Je me souviens qu’après un été particuliè­rement chaud, je ramassais tous les jours une telle quantité de tomates que je ne pouvais pas imaginer ce que Mme Beltrano comptait en faire. Elle ne pouvait tout de même pas garder tout ça dans son frigo!

vraiment changé. J’ai eu beau toutefois l’arpenter de long en large et en suivre toute la périphérie, je n’ai reconnu nulle part la maison de Mme Beltrano. Encore moins l’endroit où elle faisait son jardin. Même le grand pin avait disparu.

J’ai interrogé les voisins. Se souvenaien­t-ils d’une maison avec un immense jardin à l’arrière? La réponse vint d’un homme âgé qui promenait son chien.

— La ville les a expropriés pour construire le boulevard.

En effet, la rue qui bordait le quartier comptait deux voies de plus que dans mes souvenirs. Sur le coup, j’en ai eu les larmes aux yeux. J’espérais qu’au moins, on les avait bien dédommagés, car je savais à quel point ils s’étaient investis dans l’aménagemen­t de leur propriété.

— C’est sûr qu’ils avaient travaillé fort, a rétorqué l’homme avec sincérité, mais ils devaient bien s’attendre à ce qu’un jour, la ville reprenne son bien.

Que la ville reprenne son bien?

— Je ne comprends pas, ai-je dit, confuse. La maison ne leur appartenai­t pas?

L’homme regarda le bout de la rue, là où s’était trouvé autrefois le potager de mes rêves, mais où on ne voyait plus qu’un ruban d’asphalte.

— La maison peut-être, mais pas le jardin. Je veux dire, ce qu’il y avait dedans, ce qu’ils y faisaient pousser, c’était à eux, évidemment.

Et il m’a raconté qu’il vivait déjà dans ce quartier quand les Beltrano, immigrants peu fortunés, avaient emménagé. Il avait compris que ces gens étaient habitués à tirer profit de chaque centimètre de terre quand il les avait vus débroussai­ller, dessoucher, labourer, clôturer. Tout cela sur un terrain vague adjacent au leur.

— Je pense que ça les a nourris plusieurs années. Le temps que ç’a duré, c’était un bon investisse­ment. Surtout qu’ils avaient de l’aide…

Il m’a regardée avec un intérêt nouveau, et son visage s’est soudain éclairé. J’ai pensé qu’il m’avait peut-être reconnue, mais un chat a traversé la rue. Le chien s’est excité. L’homme s’est excusé et a poursuivi son chemin, m’abandonnan­t, médusée, à mes souvenirs d’enfance et à ces images qu’on se fait de la vie des autres.

En y repensant aujourd’hui, penchée sur ma feuille, un crayon de plomb à la main et la tête pleine de ces fruits et ces légumes que je me vois déjà en train de cultiver, de cuisiner, de déguster, je me dis que, d’une certaine manière, ma mère avait eu raison. Avec tout ce temps passé en plein air dans son potager, avec toutes ces tomates savoureuse­s mûries sur le plant, Mme Beltrano avait été riche. Riche, mais pas comme ma mère l’entendait.

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