PAS DE CHICANE DANS MA CABANE!
UN CONFLIT ÉCLATE DANS NOTRE FAMILLE ET CRÉE UNE GUERRE FROIDE. DOIT-ON LE DÉSAMORCER OU ATTENDRE QU’IL S’ESTOMPE? DES SPÉCIALISTES NOUS EXPLIQUENT COMMENT GÉRER LA SITUATION AVEC TACT. par Édith Vallières
C’est Pâques chez les Leroux. Comme tous les ans, le clan célèbre autour d’un grand festin. Si l’atmosphère est à la fête, le coeur de Justine, lui, est triste. La jeune femme de 25 ans ne parle plus à son oncle Denis depuis qu’il la taquine au sujet de son célibat. «Je fuyais sa présence et j’évitais son regard depuis des années! Ses propos me blessaient beaucoup trop. Ça créait des froids et de l’hypocrisie au sein de mon entourage. Certains disaient que j’étais susceptible, tandis que d’autres
trouvaient que mon oncle faisait du harcèlement psychologique… Mais personne n’osait en parler ouvertement», confesse-t-elle, un trémolo dans la voix.
Les Leroux ne font pas figure d’exception. Les conflits intrafamiliaux affectent de nombreux foyers dans la province. Ils tirent leur source dans de petits ou de gros «irritants» du quotidien, comme les propos déplacés, la confusion des rôles familiaux, la gestion des finances, la maladie ou encore la perte d’autonomie d’un proche.
« C’est important d’ouvrir son coeur et ses oreilles car, souvent, on croit à tort que notre antagoniste sait exactement ce que nous pensons, voulons et aimons.» — CAROLINE PAQUET, PSYCHOLOGUE ET MÉDIATRICE FAMILIALE
«Un conflit est un écart de compréhension ou d’interprétation dû à des différences: âges, désirs, tempéraments, perceptions, valeurs, intérêts…, affirme la psychologue Mélanie Lamarre. Il peut aussi être le résultat de non-dits accumulés depuis trop longtemps ou de besoins non assouvis. On tolère et tolère jusqu’à ce que ça explose! […] Les anicroches sont tout à fait normales. Le fait de devoir s’adapter à de nouvelles réalités crée des tensions dans une famille.»
Ignorer, minimiser ou laisser traîner un conflit est, par contre, dangereux. La présidente de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, Guylaine Ouimette, explique: «La famille, c’est comme une équipe sportive. Si l’un des joueurs va mal, les autres en sont automatiquement affectés. Avec le temps, ça peut mener à un clivage, où chacun se campe sur ses positions et vit de la rancoeur.»
«Les personnes “vulnérables” sont les premières touchées, ajoute-t-elle. Les cas types sont les grands-parents qui, conscients du problème, peinent à agir. Ou encore le cousin coincé dans un conflit de loyauté entre sa cousine, qu’il souhaite protéger, et son père, qu’il cherche à défendre parce que c’est sa figure paternelle. Le stress qu’ils portent en eux est difficile à vivre. Certains adoptent un comportement agressif, d’autres font de l’insomnie, s’isolent ou sont anxieux.»
Justine Leroux avait elle-même de la difficulté à se concentrer au travail, la veille de chaque réunion de famille. Le problème prenait trop de place dans son esprit, et sa famille était à court de solutions. Après trois ans d’attente, elle est enfin passée à l’action pour le bien commun.
Faire la paix
«C’est notre devoir d’adulte de régler nous-mêmes les mésententes que nous avons créées, concède Mme Lamarre. Si l’on fige trop longtemps, on risque d’être déçu de nous-mêmes.» Généralement, les conflits se résolvent une étape à la fois, par la coopération et la conciliation.
Tout d’abord, on doit faire un travail d’introspection à l’aide d’une série de questions: Comment est-ce que je réagis lorsqu’une mésentente est sur le point d’éclater? Quelles sont les conséquences de ma réaction? Quel est mon besoin profond? Si les mots ne viennent pas, Guylaine Ouimette suggère de dessiner nos émotions en y allant couche par couche, comme on épluche un oignon.
Par la suite, on explique calmement à l’autre, en utilisant le «je» (et non le «tu» qui tue!), comment on se sent: «Je n’aime pas quand...» ou «Je ne me sens pas bien lorsque tu fais ceci ou cela.» «C’est important d’ouvrir son coeur et ses oreilles car, souvent, on croit à tort que notre antagoniste sait exactement ce que nous pensons, voulons, et aimons, reconnaît la psychologue et médiatrice familiale accréditée Caroline Paquet. Plus on l’écoutera, plus il nous écoutera en retour, et plus on trouvera facilement un compromis qui répondra à nos besoins et à ceux de notre famille.»
En se prêtant à l’exercice, Justine Leroux a découvert un fait important sur son oncle: il ne lançait pas des blagues pour la mépriser personnellement. D’un tempérament nerveux, il avait de la difficulté à canaliser ses émotions lors des grandes réunions de famille. «De mon côté, avoue-t-elle, je faisais ce que les psychologues appellent une “distorsion cognitive”. Je ne remarquais que les défauts de Denis, et non les fois où il animait la fête avec son humour, sa guitare et ses chansons. Au final, nous souffrions tous les deux en silence, sans trop nous comprendre.»
Lancer des SOS
Arriver à un terrain d’entente peut parfois prendre des semaines ou des mois, selon l’ampleur du problème. «Ne paniquons pas si la première tentative de réconciliation échoue, car ce n’est pas tout le monde qui a de la bonne volonté ou qui est capable de se détacher de soi pour comprendre ce que les autres vivent», remarque la psychologue Mélanie Lamarre. Trop de conflits stagnent, car ils restent bloqués sur le “J’ai raison, tu as tort.” Il faut parfois (re)modifier notre comportement, prendre du recul ou même opter pour un autre compromis, plus viable.
Pour nous aider, on peut consulter des ressources documentaires et visuelles en ligne, utiliser la grille de Porter sur les attitudes d’écoute ou encore assister à des ateliers sur la résolution de conflits. Caroline Paquet suggère également le livre Comment réussir une négociation de Roger Fisher et William Ury.
Rien ne fonctionne après trois tentatives? On cherche prudemment un modérateur dans notre famille (voir encadré) ou l’on consulte des spécialistes impartiaux, comme un médiateur familial ou un travailleur social. Ces «arbitres des émotions» offrent des consultations individuelles ou de groupe, au cours desquelles ils dressent un portrait global du conflit et donnent des pistes de solutions «gagnant-gagnant».
«Dans tous les cas, “gagner” ne signifie pas obtenir tout ce qu’on veut d’un claquement de doigts, tempère Mme Lamarre. Ça peut vouloir dire apprendre à lâcher prise ou, pour que l’harmonie règne de nouveau au sein du noyau familial, adopter de nouveaux comportements, plus souples et mieux adaptés. On peut aussi “gagner” en découvrant des choses extraordinaires sur nous-mêmes et sur notre entourage.»
Grandir à tout âge
Justine Leroux constate que depuis qu’elle a négocié avec son oncle, elle est mieux outillée pour affronter la vie. Elle a appris à mettre des mots sur les maux qui l’habitaient depuis longtemps, et les rencontres familiales sont redevenues une source de joie pour tous. «Maintenant, j’essaie d’exprimer mes préoccupations sur-le-champ. Je ne veux plus qu’elles minent mes rapports avec mes proches. C’est tout un changement d’attitude, que j’apprends également à transposer au travail, à l’aide d’une phrase simple: “Trouve la paix en toi et tu la trouveras autour de toi.”»
Guylaine Ouimette voit, elle aussi, d’autres aspects positifs aux conflits: «Ça solidifie les liens familiaux. La famille qui réussit à régler une discorde peut ensuite affronter n’importe quelle autre difficulté du quotidien.» Plus empathique, elle connaît désormais les forces et les faiblesses de chaque membre.
«Le respect est primordial, renchérit Mme Lamarre. On vit dans une société du moi-moi-moi: mes droits, mon respect, mes désirs… Or les autres veulent aussi être entendus et compris. Alors, il ne faut jamais hésiter à faire les premiers pas [en levant le drapeau blanc]. Ce ne sont pas tous les conflits qui se terminent bien. Notre adversaire peut décider de ne plus jamais nous parler. Mais, au moins, on se sera écouté en allant jusqu’au bout • de l’aventure.»
« Ce ne sont pas tous les conflits qui se terminent bien. Notre adversaire peut décider de ne plus jamais nous parler. Mais, au moins, on se sera écouté en allant jusqu’au bout de l’aventure.» — MÉLANIE LAMARRE, PSYCHOLOGUE