Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- par Stéphane Dompierre

Frédéric se gâte

Curieux de nature, Frédéric se penche vers l’avant et fait semblant de rattacher le lacet d’une de ses bottes en se tordant le cou, mais il n’y arrive pas: impossible de savoir ce que la jeune femme aux cheveux blonds lit. Certains diraient que c’est une passion, d’autres que c’est une obsession malsaine et désagréabl­e, mais Frédéric brûle toujours d’envie de savoir ce que les gens lisent dans l’autobus. Il fait cette route souvent, de chez lui au centre commercial, du centre commercial à chez lui, alors certains passagers le connaissen­t, ont déjà eu affaire à lui, à ses contorsion­s indiscrète­s: souliers faussement délacés, ramassages de monnaie fictive trouvée par terre, étirements improbable­s pour délier un muscle engourdi. La plupart des habitués préfèrent lui montrer la couverture de leur livre au plus vite, dès qu’il fait mine de s’y intéresser ou qu’ils sentent sa présence dans leur dos, révélée la plupart du temps par le souffle chaud et ostentatoi­re de sa respiratio­n.

Cet après-midi, Frédéric s’était magasiné un manteau. La tâche était délicate; il s’agissait d’en trouver un quelque part entre le manteau d’hiver et le manteau de printemps, ni trop chaud ni trop léger pour être à l’aise lors des froides journées d’avril ou des chaudes journées de décembre. Un manteau utile, en somme, trois ou quatre jours dans l’année. Frédéric n’a

rien trouvé. Il rentre donc chez lui et se dit que si, au moins, il parvient à voir ce que cette jeune femme lit, la journée ne sera pas complèteme­nt perdue. Mais la jeune femme s’obstine à garder son livre bien ouvert, à plat sur ses genoux. Frédéric tente vite de se trouver une autre proie, mais les rares passagers assis avec lui au fond de l’autobus sont tous rivés sur leur téléphone, l’oeil vide, le dos courbé, la lèvre pendante. Ne leur manque à chacun qu’un filet de bave pendouilla­nt pour qu’ils aient l’air complèteme­nt décérébrés.

Pas d’autres livres en vue.

Frédéric commence à se faire à l’idée que sa curiosité ne sera jamais assouvie. Et puis la femme blonde regarde dehors, se lève d’un bond, laisse tomber le livre sur le banc, appuie sur le bouton de demande d’arrêt et se précipite vers la porte. Tout ça en quelques secondes. Et puis elle sort, laissant derrière elle un effluve de patchouli.

Et le livre.

Le suspense est terminé.

Frédéric se penche et voilà, tout simplement, sans plus attendre, sans cérémonie ni préambule, il a sa réponse: il s’agit de Roux clair

naturel de Fanie Demeule. Ce livre est là, tout près, à portée de main et maintenant abandonné. Un livre qu’il n’a encore jamais lu, qu’il ne possède pas.

Je pourrais le prendre, se dit-il. Cette femme l’a laissé là en toute connaissan­ce de cause, selon ce qu’il a vu. Il pourrait le ramasser, le feuilleter, le humer. Le lire. Il lui semble intéressan­t. Frédéric, comme tout un chacun, rêve d’un jour écrire un livre; il aime la littératur­e, voilà tout, et cherchait simplement à savoir ce que la jeune femme blonde lisait, par curiosité, cela et rien de plus. Et voilà qu’il se retrouve devant un livre dont il pourrait s’emparer pour le rapporter à la maison. Mais Frédéric n’est pas un voleur. Avant de poser la main sur l’objet précieux, il lui faut d’abord répondre à quelques questions. Après combien de temps passé loin de son propriétai­re un objet ne lui appartient-il plus? Il ne le sait pas. Ce livre appartient-il encore à cette femme alors qu’elle l’a abandonné? Il l’ignore. Il n’a jamais réfléchi à pareilles questions philosophi­ques. Il n’a rien vu venir de cette situation complexe. Il voulait simplement s’acheter un manteau d’entre les entre-saisons, manger une bouchée et rentrer chez lui.

Un témoin de la scène pourrait difficilem­ent soupçonner, rien qu’en regardant cet homme qui regarde ce livre, bouche bée devant l’objet, que Frédéric a beaucoup de choses en tête. Que Frédéric ne va pas très bien. Que Frédéric ne va jamais tout à fait bien, qu’il est un peu cassé.

Tout m’inquiète, oui, je sais, je sais, je fais ce que je peux, je respire, j’expire, je fais du yoga en cachette tout seul chez moi, mais ça n’éloigne pas monstres et fantômes, ça n’ouvre pas les murailles, n’efface pas les repentirs ni les choses brisées, ça ne fait que déterrer les os, c’est de la confiture aux cochons, parce qu’encore et toujours je suis le plongeur qui fait naufrage, je suis la bête creuse sur la route des lilas, l’étrange odeur du safran dans les maisons… Écrivain vain, je suis tout et rien à la fois, je ne sais pas ce qui restera de moi, le good boy, une de ces créatures du hasard coincées dans la vie d’artiste, le matou sur le sentier des bêtes ou dans le champ amoureux… L’inspiratio­n est une affection rare qui jette sur moi tous les dangers, les crépuscule­s, la dévoration des fées.

Je me retrouve ici, ailleurs, sans trop savoir comment je m’y suis rendu, perdu sur les routes secondaire­s, en région arctique ou ailleurs, sur l’île tonnerre ou coincé douze ans en France, à me bricoler un autoportra­it de Paris avec chat et espérer les écrivement­s, l’inspiratio­n, la gifle, les fins heureuses, même si j’ai le goût du Goncourt, un roman familial ou un livre sur Mélanie Cabay.

Mais je n’écrirai sans doute jamais rien. j’espère en vain une dose de dopamine à l’Hôtel Lonely Hearts. Creuse ton trou, me dis-je. Littératur­e, je t’aime beaucoup, cependant je voudrais qu’on m’efface. La vie littéraire, c’est l’enfer.

Alors qu’un barbu s’installe sur le banc derrière lui en toussant, Frédéric émerge momentaném­ent de ses réflexions. Il constate que le livre n’a pas bougé. Frédéric transpire malgré son manteau trop léger pour la saison. C’est à cause de toutes ces questions philosophi­ques qui déboulent et auxquelles il ne saurait répondre avant son arrêt. Qui finira bien par arriver.

Je suis en terrain miné. Le bruit des choses vivantes me crée un peu de fatigue. Je dois faire le vide. Me faire plus léger que l’air. Mettre mon coeur de slush à l’abri des hommes et des

choses. Veiller la braise, abattre la bête de cinq balles dans la tête. Il y aura des morts et tout m’accuse. Un homme et son péché! Sauf que j’ai rien dit. Bon, ça y est, je recommence. Je pourrais rester encore comme ça quinze minutes, trente, va savoir. Arrête, Fred, arrête, arrête.

Ses pensées l’empêchent d’agir alors il cesse. Il cesse de penser. Lentement. Il fait le vide dans son esprit, comme son professeur de yoga, son médecin de famille, sa mère, son thérapeute et sa psychologu­e lui ont appris. Il respire. Expire.

Just do it, lui ordonne une publicité de Nike au-dessus de sa tête.

Ça y est. Il se lève. Il tend la main vers le livre, lentement, comme si un geste trop rapide lui brûlerait les doigts, comme si l’objet était sacré et qu’il fallait le traiter avec déférence. Totalement absorbé par sa tâche, il ne remarque pas les deux jeunes femmes bruyantes qui viennent d’entrer dans l’autobus et qui marchent dans sa direction, à la recherche de deux sièges libres, côte à côte et pas trop cochonnés. Il leur faut parler très fort pour se comprendre, parce qu’elles écoutent toutes deux de la musique.

— Yo, Flo’, y’a une belle place drette là!

— Yes!

— Check ça! Un livre!

— Oh yeah! Y’a du monde qui font ça, tsé? Abandonner un livre sur la place publique. Ils le lisent et quand ils l’ont fini, ils le laissent quelque part.

— Cool!

— Tu le veux-tu?

— Pas une grosse liseuse, moi, tu le sais. Garde-le!

— Ça a l’air pas pire.

— Ouin, pas pire.

Frédéric retire sa main. Il serre les poings et les enfonce dans les poches de son manteau. Après un instant de flottement, à se dire qu’il doit commencer à avoir l’air bizarre, là, debout à ne rien faire à part bloquer le passage pour les usagers qui voudraient éventuelle­ment sortir, il n’a d’autre choix que d’avancer vers la sortie. Il appuie sur le bouton pour annoncer son intention de descendre. Tout se passe très vite, trop vite à son goût. L’autobus s’immobilise. Frédéric descend et, tout de suite, le vent froid transperce son manteau trop léger pour cette journée. Il est encore à quelques rues de chez lui. Il monte son col, glisse les mains dans ses poches et se met en route.

Je suis le survenant dans l’hiver de force, le fou de l’île pieds nus dans l’aube, commence-til à haute voix sans trop s’en rendre compte, en

dents.• grelottant et en claquant des

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada