Coup de Pouce

SUIVRE SON ENFANT À LA TRACE

ALORS QUE DE NOMBREUX PARENTS LOUANGENT LES VERTUS DE LA GÉOLOCALIS­ATION, LES EXPERTS S’INQUIÈTENT DES DÉRIVES POSSIBLES.

- Par Maude Goyer

Lorsque Nicolas est entré en première année d’école secondaire, ses parents lui ont acheté un téléphone intelligen­t – et l’ont initié à la géolocalis­ation, une fonction qui leur permet de suivre «en temps réel» ses déplacemen­ts grâce à un dispositif technologi­que. Nicolas n’y voyait pas d’inconvénie­nt. «Cela rassurait ma mère, dit l’adolescent, aujourd’hui âgé de 15 ans. J’ai continué à la

texter et à l’appeler pour lui dire où j’allais et à quel moment je rentrais, mais c’était un outil de plus.»

La mère de Nicolas confirme: la géolocalis­ation lui simplifie la vie. «Quand je vais le chercher, je vois exactement à quel endroit il se trouve, je sais où me diriger en voiture, explique Stéphanie, une Montréalai­se de 43 ans. S’il a une pratique de soccer, je constate qu’il est en chemin, que ce soit à pied ou

en autobus. Et lorsqu’il revient à la maison, je peux estimer à quelle heure il arrivera. Je planifie le souper en conséquenc­e!»

André, père de trois jeunes filles, se souvient d’un moment de panique: sa benjamine avait oublié son téléphone dans l’autobus qui la menait à son cours de natation. Comme il la géolocalis­ait, il s’est demandé si elle s’était perdue… ou si elle était mal prise. «Elle m’a appelé en arrivant au centre aquatique pour me rassurer, raconte-t-il, mais c’est là que je me suis dit: “Est-ce bien nécessaire de la suivre?” Au fond, je savais où elle se trouvait, mais qu’est-ce que j’aurais pu faire de plus, sur le coup? Pas grand-chose, j’étais à 12 km d’elle!» Sa conjointe et lui ont cessé d’utiliser la géolocalis­ation à la suite de cet «incident»… mais ont décidé de renforcer les consignes destinées à leurs adolescent­es de 14, 16 et 17 ans. Ils demandent maintenant à être tenus informés de l’horaire de leurs journées et d’être prévenus en cas de changement­s ou de retards.

L’ENLÈVEMENT D’ENFANT: UN DANGER RÉEL?

Qu’ils choisissen­t ou non de géolocalis­er leurs enfants, Stéphanie, André et tous les parents du monde ont la même volonté: que leur progénitur­e soit en sécurité. Et si cette préoccupat­ion est facile à comprendre, l’enjeu, lui, l’est un peu moins. Rappelons que les probabilit­és d’enlèvement d’enfant par un étranger sont de… 1 sur 14 millions (rapport de ParticipAC­TION et de la GRC, en 2015). «Le danger est réel ou pas? demande Alexandre Coutant, professeur au Départemen­t de communicat­ion sociale et publique et directeur du Centre de recherche sur la communicat­ion et la santé. La question de la géolocalis­ation met en opposition deux valeurs: la sécurité et la liberté. Il ne faut pas oublier que les adolescent­s entrent dans une phase importante de la vie, pendant laquelle ils gagnent en autonomie…»

Le journalist­e Pascal Forget couvre l’évolution du monde numérique depuis une vingtaine d’années. Il se souvient de son propre passage à l’âge d’adulte. «Mon père me disait: “Donne-moi une idée d’où tu es, pour que je sache s’il arrive quelque chose.” Et c’était très bien comme ça! L’enfant va apprendre à être débrouilla­rd et autonome, à se faire confiance, à se tromper, à être fier de lui.» Devant ce raisonneme­nt, Aude, 15 ans, géolocalis­ée depuis deux ans par ses parents, reste perplexe: «Je ne pense pas que ça empêche quoi que ce soit… mais je n’y ai jamais vraiment réfléchi», avoue-t-elle, hésitante.

LA RELATION DE CONFIANCE

IL EST PRIMORDIAL D’EN DISCUTER AVEC SON ENFANT AVANT D’ACTIVER LES BALISES DE GÉOLOCALIS­ATION SUR SON TÉLÉPHONE.

C’est ce que Mitsiko Miller, coach parentale et formatrice, craint le plus: une décision précipitée, sans recul ni réflexion profonde. «C’est à chaque famille de trouver sa zone de confort, souligne-t-elle. Il faut se poser des questions et se demander, par exemple, quel message on envoie à son enfant... Qu’on ne lui fait pas confiance? Ou encore que le monde est dangereux?» Elle croit aussi qu’il est primordial de discuter avec son enfant avant d’activer les balises de géolocalis­ation sur son téléphone. «Je ne pense pas que faire cela à son insu soit une bonne idée, laisset-elle tomber. Cela montre que les relations parentsenf­ants sont déjà très ébranlées, selon moi.»

Annie «l’a fait» pourtant. Cette Lavalloise de 45 ans savait que sa fille de 14 ans lui cachait certains de ses déplacemen­ts au centre-ville de Montréal. Elle voulait en avoir le coeur net. «Avec des faits, j’ai pu l’interroger et obtenir des réponses. J’ai cessé de la surveiller par la suite… mais elle sait que je peux de

nouveau recourir à cet outil, si elle ne respecte pas notre entente.» Sa fille Jade n’a pas voulu s’exprimer sur la question. «Je ne pense pas que ça fasse son affaire!» lance Annie.

QU’EN DIT LA LOI

D’un point de vue légal, la question est délicate… et elle fait partie de la Loi sur le cadre juridique des technologi­es de l’informatio­n. «L’article 43 stipule qu’il est interdit d’exiger que quelqu’un porte un tel dispositif, à moins que ce soit pour des raisons de protection de la santé, des motifs de sécurité ou que la personne consente de façon libre et éclairée», explique Pierre Trudel, juriste et professeur en droit de l’informatio­n à l’Université de Montréal, en insistant sur les trois derniers mots.

À l’instar de M. Trudel, la professeur­e invitée à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, Catalina Briceno, s’inquiète des conséquenc­es de la géolocalis­ation. «La première question à se poser, c’est: Quelles sont les motivation­s du parent? Et ensuite: Sommes-nous bien renseignés sur la collecte de données personnell­es? Qui peut accéder à ces informatio­ns? Nous en savons bien peu, il me semble.»

Est-ce que «Big Brother» nous surveille? Le professeur Alexandre Coutant refuse de verser dans la paranoïa, mais il tient à nous mettre en garde contre «les discours marketing des entreprise­s qui offrent ce genre de services ou d’applicatio­ns. Rappelezvo­us plutôt de quoi vous aviez envie à cet âge-là.»

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