NOUVELLE LITTÉRAIRE
Plus grand que la panse, une histoire à moitié vraie
Comme chaque année, Alessandro et moi sommes venus passer nos deux semaines de vacances estivales chez ses parents, dans le nord de l’Italie. «Maudite chanceuse!» que me répètent toutes mes amies. Oui, c’est vrai, au lieu de marier un gars de Modène, j’aurais pu en épouser un de Varennes et passer mes jours de congé à regarder les Sea-Doo péter de la broue sur le lac, devant le chalet de ses parents, près de Mont-Tremblant. Je suis choyée, je sais, de me nourrir exclusivement de lasagna alla bolognese, de mortadelle et de vinaigre balsamique traditionnel pendant quinze jours – et, par conséquent, de prendre cinq livres tous les mois d’août.
Il ne faudrait surtout pas croire que je chiale la bouche pleine.
Seulement, à un moment donné, on se tanne de bouffer du saucisson préparé avec amour (et potentiellement beaucoup de bactéries) dans le sous-sol de l’oncle du voisin de la cousine de la marraine de la coiffeuse de notre belle-mère. En Italie, on ne mange qu’italien, et la petite Canadienne héritière du multiculturalisme de Trudeau père que je suis finit toujours par s’ennuyer de la diversité culinaire à laquelle on l’a habituée.
Hier matin, Lorena, ma fameuse belle-mère trafiquante de saucissons artisanaux, nous annonce nonchalamment que les Rossi, des amis de la famille, se joindront à nous pour souper aujourd’hui. Ce à quoi je réponds sur un mode tout aussi désinvolte par un « Bene, mi occupo di tutto io. » La canicule m’est sans doute montée à la tête.
La petite Québécoise en visite dans sa belle-famille italienne va se charger du repas – bien sûr! C’est comme si un Argentin qui n’a jamais vu la neige proposait à un gars de Trois-Rivières de déblayer son entrée. « No problema, amigo, yo soy el re del pelletagero! » (Traduction approximative, je parle italien, moi, pas espagnol.) C’est plus fort que moi, l’adversité me stimule. «Là où il n’y a pas de défi, il n’y a pas de vie» serait le slogan mortuaire qu’on pourrait graver sur ma pierre tombale après que j’eus succombé à une crise cardiaque induite par l’anxiété de performance qui me ronge chaque jour de mon existence – et particulièrement en cette dixième journée d’août de l’an deux mille dix-huit, alors que je me suis engagée à nourrir dix descendants de Mussolini affamés.
Évidemment, ce n’est pas en leur servant des pâtes ou du risotto que je vais les impressionner. Si je veux vraiment les conquérir, leur montrer l’ampleur de mon talent culinaire et leur prouver à quel point nous aussi, les petits francophones d’Amérique du Nord, on peut se débrouiller avec des chaudrons, je dois leur proposer un menu inusité. Quelque chose qu’ils n’ont jamais goûté. Un plat typique de chez nous. Totalement terroir. Una specialità canadese 100 % pas local du tout. Mais qu’est-ce que la gastronomie québécoise a de convaincant à offrir?
Mais qu’est-ce que la gastronomie québécoise tout court?
J’ai le choix entre le pâté chinois, la poutine et la tourtière. Des atocas en accompagnement et du pouding chômeur pour dessert. Aucune de ces options ne m’inspire. Je replonge dans mes souvenirs d’enfance, en quête d’une expérience gustative mémorable. Au fond, pour moi, la cuisine québécoise est synonyme de «cuisine de ma mère». Je texte donc cette dernière, afin qu’elle me refile ses meilleures recettes. Décalage oblige, elle ne répond pas à mes messages (et quand je parle de décalage, je ne fais non pas allusion au décalage horaire, mais bien au décalage technologique dont souffre ma pauvre maman, qui m’a demandé récemment si elle pouvait aller sur Facebook avec son Motorola à clapet).
Alessandro me propose de m’accompagner pour les courses. Je décline gentiment son offre, préférant m’arranger seule. Comme une grande fille qui sait exactement ce qu’elle fait. Même si je suis à peu près tout l’inverse.
Mon beau-père me prête sa voiture pour que je puisse aller à l’Esselunga, l’épicerie grande surface située dans le village voisin. L’équivalent du Maxi dans la banlieue de Bologne – les jokes de Martin Matte en moins, mais beaucoup, beaucoup de sortes de coulis de tomates en plus. Armée de ma liste de course écrite à l’endos d’un carton d’emballage de parmigiano reggiano, je m’assois derrière le volant de la Volkswagen manuelle de mon suocero. Je répète: Volkswagen. Manuelle.
Mon moteur étouffe cinq fois sur une distance de sept kilomètres. Ces hot-chicken sont mieux d’être un succès, parce que mon niveau d’estime personnelle est déjà assez bas dans l’échelle de la confiance.
Une fois à l’intérieur du supermarché, je prends quelques minutes pour parcourir l’allée des surgelés avec, comme but principal, de faire baisser ma température corporelle. Il fait 40 degrés à l’extérieur – 40 degrés réels, pas ressentis. Ici, la canicule est une réalité tangible, pas juste une «impression de». Je m’empare d’un sac de petits pois, puis me dirige vers la section de la viande. Hop! un beau gros poulet dans le panier. Ma chasse aux hot-chicken se corse quand vient le temps de trouver du pain tranché blanc. Un ingrédient si simple que les Italiens ne semblent pas avoir pensé l’inventer… La chose qui se rapproche le plus du Gadoua moelleux, c’est le pain à tramezzini, qui sert à confectionner la version dolce vita des sandwichs pas-de-croûte. Ça devra faire l’affaire.
Au tour des sachets de sauce brune en poudre... Je tenais pour acquis qu’on trouvait ça dans tous les bons supermarchés, de la même manière qu’on trouve du CLR dans toutes les bonnes quincailleries. Que nenni! Pas en Italie. La section «Cuisines du monde» de l’Esselunga se résume à deux tablettes sur lesquelles reposent quelques bouteilles poussiéreuses de sauce soya, trois «cannes» de sirop d’érable à 15 euros chacune et des espèces de galettes de maïs d’inspiration semi-mexicaine. Ils ont l’international assez limité dans le coin. Je vais devoir préparer ma propre sauce à hot-chicken à partir d’ingrédients made in Italy.
Il n’est pas trop tard pour reculer et modifier mon choix de repas, mais 1) je suis orgueilleuse et 2) quand je dis « orgueilleuse » , faut s’imaginer une
Je finis par avoir une illumination: des hot-chicken avec des frites et un side de petits pois. Ça doit faire vingt ans que je n’ai pas mangé ça. À la simple évocation de ce sandwich chaud dégoulinant de sauce brune, mes glandes salivaires s’activent.
quantité explosive de fierté mal placée, digne d’un personnage de Jane Austen ou de la mannequin, dans le film Seven, qui se fait mutiler le visage et qui finit par se suicider. Bref, je ne changerai pas d’idée. Des hot- chicken ce sera, sauce brune en sachet ou pas.
Je reviens de faire les courses vers 17 h. Par chez nous, les hot-chicken seraient déjà sur la table à cette heure-là, mais ici, tout le monde mange à l’heure des riches. Il me reste donc amplement de temps pour tout préparer.
C’est du moins ce que je crois.
À peine ai-je terminé de vider les sacs de course que les invités sonnent à la porte. Fa un caldo boia fuori! Les Rossi sont partis tôt de chez eux avec l’intention de faire une promenade, mais les 38 degrés de cette fin d’après-midi ont raison de leur bonne volonté; ils sont venus se rafraîchir à l’ombre du système de climatisation de mes beaux- parents. Système qu’ils ont fait installer dans les chambres à coucher et dans la salle de séjour.
Mais pas dans la cuisine.
Je suis en train de cuire. La température ambiante est si élevée que j’aurais sans doute pu laisser le poulet sur le comptoir pour le faire rôtir. La sauce mijote sur l’un des ronds de la cuisinière, tandis que l’huile frôle le point d’ébullition dans la casserole d’à côté. Eh oui: j’ai eu la splendide idée de faire des frites maison par-dessus le marché.
Tant qu’à suer...
Lorsque Alessandro entrouvre la porte de la cuisine pour me demander si j’ai besoin d’aide, un courant d’air frais fait son chemin jusqu’à moi. Un coup de main me serait effectivement utile; je réponds bien entendu que tout est sous contrôle. À l’évidence, après presque dix ans de mariage, mon tendre époux ne sait pas encore décoder mon langage non verbal. Autrement, il aurait enfilé un tablier pour venir me sauver de la catastrophe nucléaire qui est en train de se préparer. Il me dit plutôt qu’il m’aime, puis referme délicatement la porte.
Depuis le salon me parvient le rire cristallin des convives qui boivent du prosecco en vantant les mérites de l’aria condizionata. Moi, j’ai plutôt l’aria contrariata. Mais je suis l’artisane de mon propre malheur, alors je ne peux que ravaler en silence.
Je finis par émerger de la cuisine à 20 h 32. Tout le monde a une fame da lupi. Sauf moi: j’ai fait plusieurs contrôles de qualité pour m’assurer que les frites sont mangeables. Je mets ce qu’il reste de patatine au centre de la table tandis qu’Alessandro dépose une assiette débordant de brun devant chacun. Tous regardent leur plat avec un mélange d’appréhension et de dégoût. En termes de présentation visuelle, mes hot-chicken ont pourtant de quoi rivaliser avec... les repas servis dans les CHSLD, disons.
«T’aurais pas dû te donner tout ce mal», me lance ma belle-mère, faisant même l’effort de sortir son français rouillé pour l’occasion. Sans doute une manière euphémique de dire qu’on aurait dû aller à la pizzéria du coin.
Le vin rouge est assurément plus populaire que mes hot-chicken-plus-si-chauds-que-ça. Le chianti se marie étonnamment bien à cette recette qu’a sans doute inventée une mère de famille de Chambly qui ne savait plus comment apprêter ses restes de volaille. C’est en tout cas une belle façon d’oublier que je viens de faire passer les Québécois pour des arriérés culinaires auprès d’une bande d’Italiens qui vont certainement se farcir quelques tranches de salami avant d’aller au lit, histoire de ne pas se coucher la panse vide.