Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

Très cher O

- par Sonia Sarfati

Ce jour-là en était un d’été quand l’été se fait perfection. Une de ces journées qui, dans mon Sud au pied des montagnes mauves, s’écoulaient sous un ciel d’un bleu sans défaut. Le soleil, roi et maître du firmament, caressait ma peau, la chauffait, l’embrasait. Ses rayons semblaient sucrés comme ceux, gorgés de miel, des trois ruches.

J’avais sur les lèvres le goût des figues cueillies à l’arbre, dans ses plus hautes branches. Il était si facile – et si interdit – d’y grimper pour les atteindre, ces fruits défendus mille fois meilleurs que ceux qui se trouvaient à portée de la main lorsque les pieds touchaient le sol. Le chant des grillons, lui, chatouilla­it mes oreilles, telle une trame de fond familière, rassurante, enveloppan­te.

La fleur que l’on me tendait était du plus lourd des rouges, d’un pourpre profond dont on fait les houppeland­es de princesses et les capes de superhéros. Quant à la douceur des pétales, elle était d’un autre monde. Du velours et du zéphyr sous mes doigts.

C’est la première fois que ta présence m’a manquée, que ton absence m’a marquée. M’a-t-on dit.

Ce soir-là, j’étais seule avec Skippy, chat sauteur vaguement sauvage dont le poil noir et blanc avait peut-être un jour été soyeux mais qui, victime de ma négligence et de ses coups de griffe, tenait aujourd’hui de l’indéfiniss­able. Je l’aimais quand même. Il m’aimait aussi, à sa manière.

À preuve, il s’était couché sur mes genoux pendant que je lisais. Poids réconforta­nt sur mes cuisses pendant que ma tête était loin, très loin, toute à la quête de Frodo, aux pouvoirs de l’Anneau unique et à la défense de la Terre du Milieu. Je n’ai pas bronché quand Skippy a décidé, à son tour, d’aller voir ailleurs s’il y était. J’avais d’autres chats à fouetter. Je devais affronter des Orques, échapper à un OEil maléfique, déjouer Gollum. Les lettres qui filaient sous mon regard formaient des mots qui s’ancraient en moi comme un sang d’encre et me faisaient voyager au rythme de l’index assigné au tournage du papier rugueux des pages. La vraie magie était là, pas entre les mains de Gandalf.

J’en ai émergé un peu vaseuse, dépaysée sans même avoir bougé, habitée par un sentiment que quelque chose n’allait pas. J’ai regardé autour de

moi. Le couloir qui bordait le salon semblait flou. J’ai cligné des yeux. Ai bondi en comprenant qu’il ne semblait pas flou, qu’il l’était. À cause de la fumée. Quand je suis arrivée dans la cuisine, ça n’a été que chaleur sur mon visage et rouge cruel sous mes yeux. Le mur du fond n’était plus un mur. Il dansait comme le feu dans les entrailles de la montagne du Destin qui avait vu naître l’Anneau et qui verrait sa disparitio­n. J’ai ouvert la bouche en un cri muet. Un air âcre, râpeux sur ma langue, s’y est engouffré. C’est là que les sirènes, pas celles d’Ulysse, se sont fait entendre.

Le lendemain, j’ai trouvé Skippy. Raidi dans la neige. J’ai passé ma main dans ses poils, jamais son pelage ne m’avait paru aussi doux. Cette caresse était celle des adieux. Il y a alors eu le picotement dans mes yeux. Le sillon humide sur mes joues. Le goût du sel sur mes lèvres. Et le constat.

Ta défection avait failli me tuer.

Dans le grand bâtiment de béton qui ressemblai­t à une prison, j’étais la fille invisible et j’étais satisfaite de cet état. Certains passaient le plus clair de leur temps à la discothèqu­e du rez-de-chaussée, à l’atrium, au gymnase ou sur le terrain de foot. Moi, j’avais adopté le laboratoir­e. La science est nourriture, je m’en nourrissai­s. L’endroit me comblait, je me sentais rassasiée dès que j’en franchissa­is ses portes.

Le silence parfait quand on y était seul, les chuchoteme­nts quand on y travaillai­t... il y avait là du sacré. Le noir intense des longues tables, le blanc médical des sarraus, le gris métallisé des instrument­s et des plateaux, le transparen­t des béchers, des éprouvette­s, des boîtes de Petri. C’était net, lisse, froid, aseptisé. C’était chez moi. J’y étais bien. Mieux, j’y étais sûre de moi. Entre ces murs-là, je découvrais. Je manipulais, je mélangeais, je pesais, je tranchais, j’examinais. J’excellais.

L’expérience du jour exigeait une grande minutie. Un mélange de différents produits qui, bien exécuté, débouchera­it sur une potion affichant la couleur exacte du contenu de la fiole posée sur le bureau du prof. Pour plus de précision, au lieu de, comme les autres, mesurer les différents ingrédient­s au moyen d’éprouvette­s graduées, j’ai opté pour la pipette, aspirant ainsi la parfaite quantité du liquide no 1, du liquide no 2, du liq...

Je ne me suis jamais rendue au troisième. Perdu connaissan­ce. Chuté. Blackout. J’avais flirté de trop près avec les émanations du no 2. Pas de quoi être fière.

Les années passant, la gêne du moment s’est muée en amusement. L’épisode embêtant, en anecdote à laisser tomber entre deux autres. Elle a toujours du succès. Merci, le temps. Mais je n’irais pas jusqu’à te remercier, toi, parce que la honte, la gêne, c’était de ta faute. Je suis tombée, car tu m’as laissée tomber. Mais je ne t’en veux plus.

Tu vois, je peux te pardonner.

Cet après-midi-là, je suis devenue ce que je ne voulais pas: le centre d’attention.

Ce matin-là était gris par en dedans. Couleur de la nuit qui avait été presque blanche pour une je-ne-savais-plus-combientiè­me fois. Déchirée par les pleurs stridents qui, s’ils n’étaient pas venus de Lui, m’auraient rendue folle. Mais Lui, il venait de moi. Dans mes bras, il se calmait. Sa chaleur enivrante. Le velouté de sa peau. Les doigts minuscules qui serraient l’un des miens. Le poids blotti contre mon coeur. Et, ce matin gris de nuit blanche, le sourire, Son sourire, comme un harpon lancé jusqu’à mon âme. Il était à croquer.

C’était le début d’un grand voyage, d’un long voyage, d’un beau voyage, qui se poursuit aujourd’hui. Un voyage dont tu n’as jamais fait partie. Tu aurais pourtant pu m’être si utile. Tellement souvent. Sans grand effort.

Pour Lui, même pas pour moi, combien de fois, au fil des ans, ai-je senti ton absence.

De tous ces matins, ces après-midi, ces soirs où tu as surgi dans les conversati­ons, je retiens une chose. Plusieurs choses en fait.

J’ai vu l’expression sur les visages. La surprise, le doute, l’air de tu-me-niaises.

J’ai entendu les exclamatio­ns. «Je ne savais pas que ça se pouvait!» Je suis unique, mais pas à ce point.

J’ai goûté (métaphoriq­uement) la question, voulue si pertinente, devenue tellement prévisible. «As-tu lu Le parfum?» J’ai lu. Bien sûr que j’ai lu. Et je suis certaine que je n’ai pas tout «compris».

J'ai surtout été touchée – et irritée – par la vision romantique qu’ont de toi ceux qui te côtoient au quotidien. Tu les «téléportes» instantané­ment au royaume des souvenirs. Tu es celui qui attire, parfois de façon inconscien­te, vers celui ou celle qui deviendra plus significat­if et mémorable que tous les autres. En d’autres termes, si les hirondelle­s font le printemps, toi, tu le sens venir avant qu’elles aient donné le premier coup d’aile.

C’est un point de vue. Leur point de vue. Le mien? Tu es celui qui m’aurait peutêtre permis de sauver Skippy. Tu es celui qui m’aurait empêchée de mettre mon nez où il ne fallait pas dans le laboratoir­e. Tu es celui grâce à qui j’aurais passé un peu moins de temps à vérifier, trente fois par jour pendant des mois et des années, le contenu de couches de coton.

Toi, romantique? À d’autres. Aux autres. C’est de ton côté pratique que j’aurais eu besoin.

Je suis «aveugle du nez», a résumé un jour la bouche d’un enfant de laquelle la vérité avait l’habitude de sortir. Plus prosaïquem­ent, plus officielle­ment, plus scientifiq­uement, je suis anosmique.

Et, très cher odorat manquant, sache que je me suis construit une vie autour de ton absence. J’y suis si bien depuis si longtemps que si, par magie ou par science, on pouvait me faire «cadeau» de toi, j’ai bien l’impression que je refuserais. Je sais que je refuserais. Le monde tel que je le vois, je le touche, l’entend, le goûte, serait soudain bombardé d’inconnus. Il risquerait de trembler sur ses quatre assises qui m’ont, à peu près toujours, très bien servie. Hé, je possède même un formidable sixième sens! Qui, dans les faits, toi et moi le savons, est mon cinquième.

Sans rancoeur.

S.•

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