Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- Par Louise Portal

Une nouvelle page dans la vie de Roxane

La tuque enfoncée jusqu’à la naissance des sourcils, pas maquillée, avec un brin de tristesse dans l’oeil, ma voisine m’annonce tout de go, dès l’ouverture de la porte: «Ça y est! Je suis ENCORE célibatair­e! Câliboire! En plus, me v’là ENCORE bloquée dans l’écriture. Je ne peux pas créer quand je suis dans cet état-là! L’amour me met les nerfs en boule.»

Pas surprise du tout, je la prie d’enlever ses espadrille­s et son parka léger de marcheuse invétérée, de passer au salon pour me raconter ce récent épisode de ce que j’appelle une nouvelle page dans la vie de Roxane.

Ma jeune amie est âgée de 38 ans. Son véritable grand rêve est de vivre de sa plume. Elle se déniche bien de petits contrats de rédaction ici et là, mais gagne sa vie grâce à un job de recherchis­te pour une émission de variétés. Cela, je pense, envenime sa paix intérieure. Elle éprouve le sentiment d’être incomplète, de ne pas se réaliser dans sa créativité. À mes yeux, elle a pourtant une plume bien personnell­e et prometteus­e. Pour ce qui est de l’amour… elle possède une expérience certaine, mais… car il y a bien un «mais». Nombreux ont été les fiancés potentiels, les amants de passage et les brigands du coeur qui sont venus la séduire, la tromper, la visiter quelques heures, quelques mois et même quelques années. J’en sais quelque chose, je suis sa voisine. Non pas que je fasse de la surveillan­ce ou que je comptabili­se les princes de la nuit qu’elle accueille

dans son lit, mais je ne suis pas aveugle ni sourde et j’ai eu cet âge, moi aussi.

Passons.

Bref, des rencontres exaltantes mais sans lendemain, elle en a connu beaucoup. Et elle tente même d’écrire à ce sujet!

Vêtue d’une tunique à fleurs sur un jean délavé et déchiré comme le veut la mode, la tuque en laine rose, garnie d’un gros pompon blanc et toujours bien enfoncée sur la tête, Roxane vient se lover dans mon divan comme une chatte angora.

De mon coin cuisine, alors que je lui réchauffe sa tisane favorite, je l’observe qui tire, sans relâche, sur son bonnet, pour l’enfoncer encore davantage sur ses yeux et je me demande ce qui la tourmente ainsi... A-t-elle peur que ses pensées sombres ne s’échappent? Ou bien tente-t-elle de retenir un dernier élan d’amour-propre qui la ferait rappeler le voyou au coeur tendre qui, il y a une semaine à peine, lui promettait un avenir de douceur et d’engagement? Je la soupçonne d’être encore assez fragile.

Elle a d’ailleurs déposé son cellulaire sur la table, devant elle. Hum!

Oh! Que ma jeune amie a le coeur lourd et le vague à l’âme. De loin, je peux respirer les émanations de sa quête. Douloureus­e. De son questionne­ment sans réponse. J’ai vécu ça, moi aussi. Passons.

Je la rejoins au salon. »»

Patiemment, j’attends qu’elle s’abandonne à quelques confidence­s. Silence. À petites gorgées prudentes, elle boit son breuvage brûlant et son regard fixe me dévisage. Décidément, sous ce bonnet, elle ressemble à un minet errant abandonné et je ne peux que me mettre à rire.

— Mon chaton, qu’est-ce qui t’arrive? Silence.

— Pis enlève-moi cette tuque-là, t’as l’air encore plus misérable!

D’un geste brusque, tel un coup de patte félin, elle fait sauter le bonnet de laine.

Oh! Surprise! Ses cheveux sont entortillé­s dans un drôle de chignon qui laisse voir une repousse, telles des plumes blanches parsemées dans sa chevelure sombre.

— T’as décidé de laisser tes cheveux au naturel?

Elle opine de la tête et finit par lâcher le morceau:

— Ouais! J’ai pris la décision d’être moi et de m’assumer à 100 %. Pis je vais économiser 100 $ aux trois semaines. Fini les teintures… Si lui me trouve moche, ben ça… ça me fait pas un pli… mais…

Alors que ses yeux se mouillent, la voix quasi éteinte laisse échapper: «... je ne pensais pas que ce serait si difficile… j’ai peur de manquer de courage…»

Je la comprends tellement...

J’ai moi-même mis tant d’années à me décider! À abandonner cette mascarade de la beauté souvent dictée par la mode. Tout comme Roxane, dès l’âge de trente ans, mes premiers cheveux blancs ont fait leur apparition. Une longue mèche que je portais fièrement et qui me distinguai­t des autres. On me la camouflait aisément pour les besoins des rôles que j’avais à défendre. Mais si j’ai su apprivoise­r cette unique mèche singulière, il en est allé autrement quand, dès la quarantain­e, l’argent a voulu s’imposer dans ma chevelure. Hors de question! Je ne voyais pas comment je pourrais poursuivre une carrière d’actrice affublée de cheveux blancs!

L’esclavage de la teinture est quasi devenu une obsession: en voyage, en déplacemen­t profession­nel, il fallait toujours prévoir… prévoir. J’en étais venue à ne tolérer aucune repousse blanche, la jugeant disgracieu­se et malpropre. Ouf! Quelle dépendance! Pire que la cigarette! Jusqu’au jour où mon métier d’actrice m’a obligée à porter une perruque blanche pour le rôle d’une belle mamie. Moi qui n’ai pas eu d’enfants ni de petits-enfants, on me faisait là un cadeau. Inespéré pour mes soixante-cinq ans! Grâce à ce personnage – et à la bienveilla­nce de mon cher amour qui m’encouragea­it à franchir le pas, déclarant qu’avec mes cheveux blancs, je devenais un «pétard de l’âge d’or» –, je suis venue à bout de ce blocage. Croire que les femmes ont l’air vieilles avec les cheveux blancs, alors que l’on dit des hommes que cela leur donne du charme et une certaine élégance...

Une métamorpho­se s’est opérée. J’ai commencé à intégrer le blanc dans mes vêtements, de la couleur aussi: du rose, du bleu, du mauve. Le deuil de ma garde-robe noire était fait. Le plus beau a été de constater que ma chevelure blanche illuminait mon visage et tout mon intérieur. Peut-être étaitce parce que j’accueillai­s cet âge qui avance, cette soixantain­e qui a tant à offrir. J’avais le privilège de la vivre, pleinement, alors que mes parents et ma jumelle ne l’avaient pas eu. Ils étaient décédés sans marcher sur ce chemin de sagesse qui nous offre du temps pour vivre et aimer.

Je suis là, à soliloquer sur ma propre quête de naturel, d’authentici­té, quand Roxane vient se poster à genoux, devant moi. Visiblemen­t, elle attend mon avis.

— Ma belle Roxane, tu as bien raison de te choisir, de te laisser guider par ton coeur. Pour toi! Si un amoureux n’accepte pas un choix comme celuilà, il y a fort à parier qu’il n’est pas l’homme de coeur et d’engagement que tu espères. Tu ne penses pas?

— Ouais… à quoi bon chercher le grand amour? Pourquoi espérer l’oiseau rare? Pour réaliser mon rêve de maternité? Il est plus que temps de mettre mon énergie dans ma création. De finir le roman que j’ai commencé y’a quatre ans pis que je laisse sans cesse en suspens parce que… Vincent me donne plus de nouvelles ou que le beau Stéphane qui devait rappeler est… Aie! Aie! Ça va faire! Il est

plus que temps que je lâche prise, hein? Attends… le titre de mon roman pourrait être…

— Une nouvelle page dans la vie de Roxane? lui suggéré-je en souriant.

Ma voisine de rire et, tout de go, de me lancer: «Excellent titre! Ah! Loulou, veux-tu m’adopter?»

Sa question me prend de court. Je sais que Roxane a perdu sa maman à un jeune âge. Que certaineme­nt, sa quête amoureuse est teintée de cette absence. Et voilà que ce cadeau s’offre à moi. Spontanéme­nt, un élan vient à la rescousse de mon coeur chamboulé par l’émotion. Je lui montre une boîte déposée sur la table: — Tiens, ouvre-la. Intimidée tout à coup, elle hésite. — Allez… tu choisis ce que tu veux. Y’a certaineme­nt quelque chose pour toi.

D’habitude si spontanée et, il faut le dire, exaltée, Roxane ouvre cérémonieu­sement cette ancienne boîte à biscuits, joliment décorée de figurines que le temps a pâlies. Y sont entassés les souvenirs que je garde de ma grand-mère modiste: des rubans de soie, des boutons, véritables bijoux, des plumes, des dentelles. Tout un attirail de vieilles choses qui portent l’empreinte d’une vie, celle d’une femme d’un autre temps qui m’a légué sa créativité et a été une grande source d’inspiratio­n au moment de me choisir un métier où je pourrais exercer ma fantaisie, m’exprimer.

Je lui raconte que ma grand-mère, née en 1888, est devenue veuve très tôt et a dû subvenir seule aux besoins de sa famille nombreuse. Ses frères avaient fondé deux merceries, Lessard & fils, mais Appoline n’avait pas été invitée à en faire partie. Elle avait donc ouvert son petit magasin pour créer des bibis et autres chapeaux qui se vendaient jusqu’à Québec. J’ai hérité de ce trésor. Des vestiges porteurs de sens que j’ai l’occasion de partager aujourd’hui.

Roxane, soufflée, caresse les plumes et les dentelles.

— Mais tu… tu… veux te départir de cet héritage tellement, mais tellement personnel?

— Non, que je lui réponds dans un sourire, simplement le partager un peu. Une façon de passer au suivant et de t’inspirer dans ta création, autant que ma chère Appoline l’a fait.

Roxane est saisie. Elle prend une longue plume fauve et la pique dans ses cheveux. Elle s’empare d’une corde sur laquelle sont enfilées des boutons d’écaille sertis de minuscules perles noires et la noue autour de son chignon en bataille.

— Peut-être que le temps de tricoter des tuques est terminé... Je devrais plutôt me confection­ner un chapeau, tiens! Ou me décorer une jolie barrette?

Ça y est, ma Roxane retrouve son aplomb et son effervesce­nce!

— Que tu pourrais faire porter à ton personnage principal?

Nous éclatons de rire.

Je ressens une joie illuminer mon coeur. — Roxane, pour ta demande, ce sera oui!

À cette minute, je fais une prière: qu’il soit accordé à ma nouvelle fille la faveur de terminer son roman. En toutes circonstan­ces, se choisir d’abord et si l’amour a à venir se blottir dans son nid, je deviendrai peut-être mamie.

Ma grand-mère maternelle est venue s’inscrire dans l’élan d’une jeune femme d’aujourd’hui et je n’y suis pour presque rien.•

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