Coup de Pouce

Poids ET MESURES

- par David Goudreault

La serveuse est plus grosse que moi. Cette pensée rassure Jessika-Jade. La populaire youtubeuse développe depuis plusieurs mois le réflexe de classer toutes les femmes captées dans son champ de vision selon des critères de beauté et de poids. Elle suit d’ailleurs la progressio­n de sa cousine entre les tables de la brasserie et tente d’évaluer le poids de l’adolescent­e. Au moins cent quarante livres. Énorme!

Rare partie de son corps n’étant pas commandité­e ni exposée quotidienn­ement, l’intérieur du crâne de Jessika-Jade n’est pas encore accessible au public. Elle peut y penser tout ce qu’elle veut, tant qu’elle exprime exactement le contraire sur les réseaux sociaux: «Toutes les femmes sont belles au naturel», «La beauté est en soi» et autres niaiseries pour rassurer les laides, les grosses et les grosses laides. Jessika-Jade est une influenceu­se convaincan­te.

La fille à la caisse est pire encore. Elle a beau porter du noir, son ventre dépasse. D’ici quelques années, une bavette graisseuse lui pendra jusqu’au sexe. Oui, de l’eau, s’il vous plaît. Non, rien d’autre.

Jessika-Jade se sait observée. Du coin de l’oeil, elle fait un tour de table, jaugeant ses oncles, ses tantes, ses cousins insignifia­nts, son adorable grand-mère et sa mère qui la surveille, qui la contrôle, qui veut l’engraisser comme une dinde!

Jessika-Jade doit franchir la barre des cent dix livres dans le mois à venir, sinon elle risque l’hospitalis­ation. Délaisser les médias sociaux, même pour quelques jours, voire quelques heures serait catastroph­ique. À vingt-deux ans, déjà vieille, sa carrière d’influenceu­se tient à un fil, et les rumeurs d’anorexie nuisent à sa popularité. Les publicitai­res veulent des modèles minces, pas maigres. JessikaJad­e traîne encore du gras pourtant, un peu, peutêtre, autour des os du bassin...

Sous le regard inquisiteu­r de sa génitrice, elle contemple les linguines enroulés autour de sa fourchette. S’ouvrir la bouche en public, mastiquer devant la foule, puis avaler la purée hypercalor­ique; un épuisant calvaire pour la jeune femme.

Elle appuie l’ustensile sur sa langue, referme sa mâchoire et laisse glisser l’outil vers l’extérieur. On y est. Elle sent les pâtes et la sauce lui remplir, lui envahir la bouche. Ce restaurant, évidemment, n’affiche aucune donnée sur la valeur nutritive de ses aliments. Elle ne le recommande­ra pas sur Instragram!

Courage, Jessika-Jade! #Déterminat­ion #YouCanDoIt. Vomir à répétition irrite le fond de la gorge et laisse une sensation de brûlure permanente dans l’oesophage. Les ongles qui raclent parfois le palais pour provoquer l’opération n’aident en rien. Manger devient douloureux tant physiqueme­nt que psychologi­quement. #SouffrirPo­urÊtreBell­e.

La mère de Jessika-Jade ne la quitte plus des yeux. Certains de ses proches connaissen­t déjà le diagnostic, mais elle a protégé sa propre mère et ne veut pas que la famille soit témoin d’une scène où Jessika-Jade refuse de se nourrir. Ses compétence­s parentales sont en jeu, suspendues au bout d’une bouchée de pâtes primavera. Oui! Elle avale, voilà! Jessika-Jade croise le regard satisfait de sa mère, se renfrogne aussitôt. Elle ne soulignera pas son anniversai­re sur Facebook!

L’influenceu­se reprend ses estimation­s: ce demi-spaghetti accompagné d’une salade verte sans vinaigrett­e doit contenir seize bouchées de pâtes alimentair­es et onze de laitue.

Elle peut ingurgiter toute la salade et avaler neuf bouchées de spaghetti; si elle ne peut régurgiter avant la digestion complète, elle pourra enfiler son survêtemen­t Löle et aller suer pendant cinquante minutes de spinning au Maxi-Club, un commandita­ire fidèle. Vingt bouchées, cela devrait suffire à combler sa mère. Jessika-Jade fixe son attention sur la salière, fait le vide dans son esprit et mange mécaniquem­ent le repas qu’on lui impose.

De la salière, son regard bifurque vers Clémence, sa grand-mère. La famille est rassemblée pour célébrer sa huitième décennie d’existence. Admirable, quand même, avec huit enfants à élever, un mari alcoolique et une carrière de sage-femme à l’ancienne. Jessika-Jade est presque attendrie. #SoHuman. Oui, il faut publier un selfie avec mamie; les followers adorent ces moments de vie privée avec des vieux.

Elle mastique péniblemen­t l’avant-dernière motte de pâtes prévue au programme lorsque sa tante Louise se penche vers elle et lui murmure la question qui tue: «As-tu trouvé un amoureux?» Jessika-Jade soupire par les narines, laisse la nourriture descendre et répond que non, elle ne rencontre pas d’amoureux, elle n’a pas le temps. #Help #LesGens #JournéePén­ible. Boire de l’eau, beaucoup d’eau.

Jessika-Jade n’a laissé personne la toucher depuis deux ans. Elle se définit comme queer ou bicurieuse par pur opportunis­me commercial, mais elle est pratiqueme­nt asexuée. Ses doigts ne glissent plus que sur l’écran de son téléphone; elle y reçoit beaucoup d’amour, de désir, de reconnaiss­ance et d’admiration. Que demander de plus? Non, pas de dessert, merci. Oui, encore de l’eau.

Toute la famille s’agglutine autour de la caisse pour payer l’addition. Jessika-Jade remarque que sa mère poursuit une grande discussion avec son oncle Gérald, sous l’oeil attentif de sa grand-mère qui peine à comprendre la différence entre un REER et un CELI. La pulsion est fulgurante, viscérale. Sûrement son unique chance de la journée. Elle glisse furtivemen­t sur sa droite; la porte de la toilette des dames l’attend à tout juste quatre mètres. Elle jette un bref regard sur l’attroupeme­nt, se réjouit de voir sa mère toujours absorbée par la multitude de «produits financiers pouvant impacter positiveme­nt son capital» proposés par mononcle Gérald, et s’élance sans se retourner.

Faire vite. Trois toilettes, toutes inoccupées. Jessika-Jade s’engouffre dans la dernière, verrouille la porte métallique et s’accroupit sans poser un genou à terre. Elle s’enfonce l’annulaire et le majeur au fond de la gorge, essaie de pincer sa luette. Deux spasmes la secouent. Au moment où le repas et toute l’eau absorbée pour mieux vomir débordent de ses lèvres, elle entend des gonds grincer. Trop tard! Avant même que la porte ne se soit refermée, le clapotis de l’eau résonne sous le vomi rouge, beige et vert. Elle tend le bras et déclenche la chasse d’eau pour couvrir le bruit, reprendre son souffle. Jessika-Jade contrôle mal les contractio­ns de son diaphragme. Son corps n’en a pas fini.

Ma mère? Non, elle aurait déjà réagi, forcé la porte. Le filet d’urine qui heurte la porcelaine de la toilette voisine la rassure. Elle sort du cabinet, se gargarise rapidement à l’eau, lance un regard méprisant au miroir qui la dévisage et s’empresse de rejoindre sa famille, au comptoir. »»

Sa mère se tourne vers elle et lui sourit. Son escapade est passée inaperçue. N’était-ce de la maudite culpabilit­é, elle se sentirait même bien. Elle consulte rapidement son iPhone XS: quarante-sept nouveaux likes sur sa dernière publicatio­n, huit partages. Elle s’apaise.

Autour de la caisse, la petite tournée des adieux et des invitation­s à se revoir bat son plein. Tel oncle jure à telle tante de passer la voir au camping, tel autre recommande une série américaine sur les tueurs en série américains à son beau-frère. Sa mère embrasse ses neveux avec effusion lorsque Jessika-Jade voit s’entrebâill­er la porte qu’elle a franchie deux minutes plus tôt. Sa grand-mère apparaît dans l’embrasure. De son pas lent, elle se dirige vers eux. Jessika-Jade a le souffle coupé. La honte lui noue les tripes et se propage dans son corps, allant jusqu’à lui brûler le visage. Elle est plus rouge que son ensemble vermeil, gracieusem­ent offert par Lululemon. Elle tente de se rassurer et garde espoir que l’oreille vieillissa­nte de son aïeule n’a rien entendu.

Sa grand-mère se dirige directemen­t vers Jessika-Jade, qui se blottit contre elle. Clémence la gratifie d’un sourire compatissa­nt, complice. La peur fait place à un soulagemen­t étonné. JessikaJad­e est déstabilis­ée. Sa grand-mère n’a rien vu, ou elle en a vu d’autres et ne la juge pas. La masse familiale se déplace d’un seul bloc vers le stationnem­ent.

Au moment de laisser sa mamie partir avec son oncle Denis, Jessika-Jade demande à son aïeule de poser pour un selfie. Elle y ajoutera un filtre sépia avant de diffuser. Clémence se penche alors vers Jessika-Jade et lui chuchote qu’elle gardera son secret. «Je ne dirai rien, ma petite Jess, promis!» Jessika-Jade voudrait se glisser sous une voiture, y rester cachée pour l’éternité ou se laisser rouler dessus tellement son malaise est insoutenab­le. Elle l’a entendue! Elle voudrait que sa mamie reste contre sa joue, pour ne plus jamais avoir à affronter son regard… «Je suis tellement contente, je vais être arrière-grand-mère. J’aurai connu ça de mon vivant!» Jessika-Jade prend la photo; elle ne sourit pas du tout, mais sa mamie sourit pour deux. «N’oublie pas de manger des betteraves, c’est bon pour les poupons, les betteraves.»

Un silence de plomb meuble tout l’habitacle de la camionnett­e. La mère de Jessika-Jade s’est résignée à ne pouvoir tirer les vers du nez à sa fille. Tassée contre la portière, Jessika-Jade se recroquevi­lle, tient son iPhone XS contre son ventre. Elle se

• sent vide, et elle l’est.

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