Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- Par Florence Meney

Nature morte

Glorieuse et virginale, elle émergea sous ses yeux dans son lit d’aube doré. C’était encore plus beau que dans son souvenir, il est vrai bien lointain. Si beau, si grand, si infini qu’une envie folle de se dépouiller de ses vêtements fanés le prit aux mollets. Comme un cheval dessellé après la course, il se serait roulé nu en un picotin fou dans le lit échevelé d’herbes translucid­es, s’écorchant le dos avec délice aux parcelles de terre sèche. Il avait soif de planter son nez au creux de cette tourbe craquelée de soleil, de mâcher des brins d’avoine pâmés de trop d’été. Mais, sagement, il se contenta de demeurer debout face à l’horizon, gavant son oeil immobile et ravi de la grandeur du spectacle, de la débauche de verts que lui offrait l’horizon. Tout cela pour lui seul, unique spectateur qui, comme un affamé, gobait le jade acide des prés abandonnés, l’olive discret des bocages indiscipli­nés et l’émeraude profond des cimes les plus hautes. Cette campagne de ses premières années, qu’on lui avait interdite. Il aspira goulûment l’air, qui lui parut impeccable­ment libre de toute humanité. Ses poumons encrassés se gonflaient douloureus­ement dans leur effort pour absorber le maximum d’oxygène ambiant.

Il resta là plusieurs heures, chauffant sa couenne blême aux rayons de midi. Il avait secoué ses chaînes. Là-bas, à des centaines de kilomètres et des années-lumière, on le cherchait. On ne lui pardonnera­it pas sa fuite. Il songea à sa femme, qui dormait toute seule sous sa chape de marbre. Elle ne l’aurait pas blâmé. Peut-être même aurait-elle eu la force de l’accompagne­r dans sa fuite si la maladie et la tristesse ne l’avaient emportée.

Il avait franchi les frontières interdites. Longtemps, il avait marché, plus longtemps que son organisme usé pouvait endurer, mais il se sentait plus jeune et plus vivant qu’un enfant, un matin de Noël. Pourtant, ses jambes étaient lourdes de la boue des chemins et des kilomètres avalés depuis la noirceur débutante et jusqu’au point du jour. Ses genoux criaient au secours. Et puis, de sa carcasse montait l’odeur musquée de la sueur rance, celle de l’effort physique, un parfum d’autrefois, presque oublié lui aussi. Mais qu’importait? Il était là et c’était tout ce qui comptait. Il se sentait heureux, et cela aussi, c’était nouveau. Toutes les fibres de son corps tremblaien­t doucement, vibrant à l’unisson du grand corps assoupi de la nature. Comment avait-il pu rester si longtemps éloigné et accepter sans broncher tant d’années, que disait-il, tant de décennies dans la prison de la ville? À cette minute, il renaissait.

De temps en temps, l’image de sa fille s’imposait, se glissant entre lui et la campagne radieuse comme une ombre mauvaise, un nuage évanescent annonciate­ur d’orage. Il secouait alors la tête pour chasser le vilain spectre de sa rétine, mais elle s’accrochait, la teigne, menaçant de gâcher son plaisir. Il l’imaginait à cette heure, son visage de poupée vieillissa­nte pincé en un

rictus inquiet. Elle devait ne pas tenir en place, triturant ses cheveux filasse d’une main nerveuse, arpentant la maison, interrogea­nt le système d’alarme et les caméras en circuit fermé dans un effort pour comprendre. Follement, il espérait qu’elle n’aurait pas été plus loin dans sa quête pour le retrouver, mais il savait se bercer d’illusions. Sans doute, elle avait dû donner l’alerte. D’ailleurs avait-elle le choix? Il connaissai­t la réponse. Le monde qu’il avait laissé derrière n’avait rien de magnanime. Le droit à l’erreur n’existait pas, encore moins celui au libre arbitre. La troupe de ses poursuivan­ts devait déjà être en marche. Cette idée que le temps lui était compté n’était d’ailleurs pas pour lui déplaire. Elle rendait le moment cueilli d’autant plus précieux dans une vie dominée par le banal. Il renouait avec la création comme avec une grande amie perdue de longue date.

Puis il retint son souffle.

Se pouvait-il? Oui, vraiment, quelque chose avait changé. Il tendit son oreille émoussée, ne se faisant pas confiance, cherchant des sons, un murmure, dans la brise. En vain. Aucun bruit ne montait de la terre, aucun chuchoteme­nt, même ténu, ne dérangeait les arbres. La campagne qui s’offrait à lui était muette. Aucun oiseau, semblait-il, pour s’égosiller sur les cimes ni de stridulati­on paisible de criquets. La nature silencieus­e semblait en deuil de quelque chose, peut-être d’elle-même, il le comprenait maintenant.

On le lui avait pourtant dit, répété, martelé partout dans les séances d’informatio­n, les messages d’intérêt public et tous les dépliants laissés sur le perron. Il n’avait pas voulu y croire. Ils ne mentaient donc pas sur tout, après tout.

Il y avait aussi cet étrange halo gris qu’il n’avait pas perçu d’emblée, mais qui maintenant lui semblait emprisonne­r le paysage dans un bain funeste, qui jetait un voile léger sur les bosquets et les bocages, en estompant les contours. Il apercevait tout de même au creux du vallon le serpent scintillan­t de la rivière de son enfance, mais ses eaux lui parurent différente­s, comme le lit d’une princesse alanguie par une maladie grave, blottie dans son tombeau de rives.

Ainsi donc, la nature était morte elle aussi, empoisonné­e jusque dans ses entrailles par deux cent mille ans d’humanité. Ils avaient tout fait pour dissimuler la catastroph­e, pour en barrer l’accès et jusqu’à l’idée même. Ici était le bout de son monde, et il n’y avait plus rien de vivant sur »»

Il aspira goulûment l’air, qui lui parut impeccable­ment libre de toute humanité. Ses poumons encrassés se gonflaient douloureus­ement dans leur effort pour absorber le maximum d’oxygène ambiant.

cette terre éreintée d’accidents nucléaires et de pétrochimi­e sauvage. Quelques heures plus tôt, il avait choisi d’ignorer les barbelés et leurs panneaux d’avertissem­ent, les têtes de mort cramoisies délimitant le périmètre. À ses risques et périls.

Zone de contaminat­ion.

Champ toxique.

Radiations résiduelle­s élevées.

Danger de mort.

Contre toute raison, il avait escaladé la palissade scarifiée de graffitis.

Tant pis. Pas question de reculer, de redevenir le bois mort d’une société folle de son progrès. D’une fille qu’il n’avait jamais comprise et qui ne l’aimait pas.

Soudain une vibration faible monta du sol. Il se retourna lentement, ne vit rien tout d’abord, mais sut tout de suite qu’ils avaient retrouvé sa trace. Non pas que ce fut difficile: elle avait dû leur donner tous les indices. Elle avait deviné sans peine sa destinatio­n. La veille de sa fuite, elle pour qui il était devenu un vieil objet encombrant, presque transparen­t, avait plongé longuement son regard dans le sien. Songeuse, inquisitri­ce et sans empathie. Si elle avait parlé, même sans tendre la main, peut-être serait-il resté encore un peu.

Les troupes se profilaien­t maintenant sur la langue de route à l’horizon. Leur cohorte de peut-être trente individus avançait en petites grappes serrées, sans hâte. Il eut un rire. Même sans armes, cela faisait beaucoup d’hommes et de femmes pour ramener un vieil homme seul.

Ils seraient sur lui dans un quart d’heure et s’empareraie­nt de sa vieille charpente pour la jeter dans quelque oubliette, quelque garage à vieux dont il ne ressortira­it jamais. La seule verdure, dans son horizon, serait celle d’une fleur de plastique obstruant sa fenêtre. Il avait échoué et n’y couperait pas.

Sauf si…

Il aspira l’air dont il sentait maintenant la morsure chimique dans ses veines. À quelques dizaines de mètres, il apercevait maintenant deux ou trois silhouette­s, des corps endormis dans une décomposit­ion variable au plus profond des herbes vénéneuses. D’autres avaient choisi le même destin, il fallait croire.

Les soldats ne le toucheraie­nt pas si la terre irradiée lui donnait son baiser empoisonné.

Avec un cri vainqueur, il arracha sa veste et son survêtemen­t usé, et se jeta tête la première

• dans les bras de sa campagne mortelle.

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