Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

- Par Hugo Léger

L’impatiente

La promiscuit­é n’a rien de rassurant dans une salle d’attente. Celle du docteur Duplantie, grande comme une boîte à chaussures dont elle emprunte la forme rectangula­ire et l’odeur de double semelle fatiguée, vient cruellemen­t nous le rappeler. Collées les unes aux autres, les chaises sont disposées à gauche et à droite d’une courte allée centrale. Si un patient a la grippe, ce qui ne serait pas surprenant aux derniers milles de cet interminab­le hiver, c’est sûr que quelqu’un va l’attraper.

Hormis son exiguïté, la salle d’attente du docteur Duplantie ressemble à toutes les salles d’attente situées au nord du 45e parallèle. Triste et impersonne­lle. Un tapis gris souris élimé, des chaises droites mal rembourrée­s, une toile un peu de travers montrant une maison canadienne sous la neige et des petits chaussons bleus abandonnés à l’entrée que personne n’utilise. L’éclairage au néon donne l’impression d’être un reste de lasagne dans un four micro-ondes. Comme s’il fallait qu’une salle d’attente ait l’air plus malade que ceux qui y entrent, histoire de les rassurer.

Au mur, bien en évidence, les diplômes du médecin qui se spécialise dans les dysfonctio­ns érectiles. Ce problème-là, ce n’est pas celui de Simone. Mais de son ex-mari, elle peut en témoigner. Non, Simone, elle, attend les résultats de ses tests sanguins. Si elle doit s’inquiéter? D’habitude, son médecin les lui communique au téléphone. Aujourd’hui, il veut la voir. Ce n’est pas bon signe.

En même temps, pourquoi se faire du mauvais sang? Elle mange et dort bien. Fait son yoga et son Pilates tous les jours. Bon, elle traîne peut-être un excédent de poids, et son taux de cholestéro­l est élevé, mais de façon générale, elle porte assez bien ses 58 ans. Reste que ça la chicote.

Quand elle entre dans la salle, il ne reste que deux places libres. Elle choisit celle qui jouxte le comptoir de la secrétaire. Une vraie profession­nelle, celle-là, à la fois ferme et compatissa­nte. C’était aussi la chaise la plus éloignée d’un homme qu’elle soupçonne d’avoir oublié les mérites du savon quand on vit en société.

— Bonjour, j’ai rendez-vous à 10 h 15. Je viens pour mes tests.

— Madame Lavoie?

— Oui, c’est bien ça.

— Votre carte, s’il vous plaît. Je vais vous appeler quand ça sera votre tour.

— Merci.

Simone s’assoit docilement. Personne ne parle. Elle peut entendre le ventre de sa voisine gargouille­r. Au moins, dans un salon funéraire, c’est permis de chuchoter. Pas ici. Ce n’est pas fait pour parler une salle d’attente, c’est fait pour attendre. Point final.

Au fond, on passe notre vie à attendre, se dit Simone. On attend de naître. D’être grand. De rencontrer l’amour. L’autobus. Le messie. Les vacances. Le retour du soleil. La prochaine vague. D’entrer à l’école. À la pharmacie. De passer à la caisse. On attend un appel. Des nouvelles. Le week-end. Le diagnostic du médecin. Et en désespoir de cause, qu’on en finisse.

Mais ces jours-ci, Simone n’attend qu’une chose, à part ses résultats: devenir grandmère. Elle ne se contient plus de joie. Quand sa fille aînée lui a annoncé la nouvelle, l’émotion l’a submergée. Ce moment, elle l’espérait de tout son coeur sans le crier sur les toits. Elle va être la mamie d’un beau garçon dans moins de deux mois. Le premier de la famille.

Simone observe les autres patients. Discrèteme­nt. La jeune fille aux yeux rougis. La grosse dame au souffle court. L’ado qui n’arrête pas de se replacer les cheveux. Elle pourrait consulter son cellulaire pour passer le temps, comme tout le monde autour d’elle, mais elle choisit plutôt de lire. Elle fouille dans son sac pour se rendre compte qu’elle a oublié son livre.

— Monsieur Zayeb?

Monsieur Zayeb se déplie difficilem­ent, réussit à se mettre debout en se poussant le bas du dos vers l’avant d’un geste appuyé de la main, puis entre au ralenti dans le cabinet du médecin. Lui, il n’est pas malade, pense Simone, il est juste vieux.

Elle se lève à son tour et se dirige vers la table basse à l’extrémité de la pièce où sont empilés les magazines. Le passage est si étroit qu’elle se sent obligée de s’excuser auprès des autres patients.

Sur la table, il y a un peu de tout. L’Actualité, le Elle Québec avec encore Maripier Morin en page couverture, plus capable, celle-là, un vieil exemplaire écorné du Gala, la royauté a

«L'éclairage au néon donne l’impression d’être un reste de lasagne dans un four micro-ondes. Comme s’il fallait qu’une salle d’attente ait l’air plus malade que ceux qui y entrent, histoire de les rassurer.»

l’air fripé, et deux ou trois 7 Jours. Tiens, un Coup de Pouce. Quelle chance, c’est le plus récent, celui d’avril 2020. Elle retourne s’asseoir et se met à le feuilleter.

C’est déjà l’été dans le magazine. Enfin, de la couleur. Elle commence par les recettes, comme c’est son habitude. Miam, les desserts de Pâques! Ce thème-là lui fait particuliè­rement plaisir, elle qui entretient amoureusem­ent une dépendance au sucre.

Une fois rassasiée, elle enchaîne avec le reportage sur les façons de «booster» son énergie, en se disant que cette lecture pourrait lui servir dans son nouveau rôle de mamie active.

— Madame Filteau?

Après madame Filteau, ce sera son tour. Simone finit son article et tombe sur une nouvelle d’Hugo Léger. Elle ne connaît pas cet auteur. Ce n’est pas quelqu’un de très connu. Elle est curieuse. Sans être une grande lectrice, elle aime lire. Elle a toujours sur sa table de chevet un bouquin qu’elle lit à doses homéopathi­ques. Elle n’y peut rien, la lecture l’endort. Quelques phrases, et la voilà partie. »»

Elle commence à lire.

«La promiscuit­é n’a rien de rassurant dans une salle d’attente.

«Celle du docteur Duplantie, grande comme une boîte à chaussures dont elle emprunte la forme rectangula­ire et l’odeur de double semelle fatiguée, vient cruellemen­t nous le rappeler. Collées les unes aux autres, les chaises sont disposées à gauche et à droite d’une étroite allée centrale.»

C’est bizarre, se dit-elle. L’histoire se passe dans une salle d’attente. Comme moi en ce moment. Une salle qui ressemble étrangemen­t à la mienne. Et en plus, c’est le nom de mon médecin. C’est vraiment une étrange coïncidenc­e…

Elle poursuit sa lecture, trop curieuse de connaître la suite des choses.

«Au mur, bien en évidence, les diplômes du médecin qui se spécialise dans les dysfonctio­ns érectiles. Ce problème-là, ce n’est pas celui de Simone. Mais de son ex-mari, elle peut en témoigner. Non, Simone, elle, attend les résultats de ses tests sanguins.»

Le magazine lui tombe des mains. Elle est sonnée. Le personnage porte mon nom! C’est pas possible. Il parle des problèmes érectiles de mon ex. Elle ne comprend plus rien. C’est une blague ou quoi? Elle a presque envie de partager son étonnement avec les autres patients. Une bouffée de chaleur lui monte au visage. Elle lève les yeux au ciel. Prend une grande inspiratio­n. Et replonge, malgré le trouble qui l’envahit.

«Mais ces jours-ci, Simone n’attend qu’une chose, à part ses résultats: devenir grandmère. Elle ne se contient plus de joie. Quand sa fille aînée lui a annoncé la nouvelle, l’émotion l’a submergée.»

Comment il sait tout ça, lui !? !? Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais rencontré. C’est de moi qu’il parle. Pincez-moi, quelqu’un. Elle n’y tient plus. Elle parcourt en diagonale les paragraphe­s qui suivent. Elle n’a maintenant qu’une envie: lire la fin. Qu’est-ce que son médecin va lui annoncer? Qu’elle est malade? Qu’elle n’a que quelques mois à vivre? Que tout va bien? Qu’elle doit faire attention au sucre, au sel? Est-ce qu’elle va pouvoir bercer son petit-fils? Est-ce que… — Madame Lavoie? C’est à vous. Simone referme le magazine et entre dans

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